Les Allemands du Kazakhstan: retour dans la Urheimat ou « Patrie historique »

Répondant à l’invitation de Catherine II à venir s’installer sur les rives de la Volga, quelques dizaines de milliers d’Allemands, devenus plus de deux millions un siècle plus tard, pénétrèrent en Asie centrale, sur le territoire de l’actuel Kazakhstan principalement. Aujourd’hui leurs descendants russifiés font la route en sens inverse, vers ce qu’ils appellent leur « patrie historique ». Ces Allemands, qui ont conservé tant bien que mal certains aspects de germanité se sentent d’autant plus « allemands » que cette nationalité était mentionnée sur leur passeport soviétique. Aujourd’hui elle leur permet d’émigrer vers l’« eldorado » européen. Mais ces Allemands y sont en réalité surtout perçus comme des Russes d’origine allemande. Alors, vrais « Allemands » de retour ou seulement Russes d’origine allemande ?


En 1762-63, les célèbres édits de Catherine II encouragèrent les étrangers à venir peupler les rives de la moyenne Volga, restées vierges depuis leur arrachement aux Tatars au XVIème siècle. Cette politique aboutit à créer deux types de peuplement dotés d’une forte identité germanique : une zone de peuplement dense, étendu et homogène, sur la Volga, dans la région de Saratov (les Allemands de la Volga – die Wolga-Deutschen), et une série de colonies isolées en Ukraine, en Volhynie, en Bessarabie, en Transcaucasie et aux environs de Saint-Pétersbourg.

L’expansion germanique au-delà de l’Oural débuta ensuite au XIXème siècle, et s’effectua en plusieurs vagues jusqu’en 1917. La première date des années 1860, lorsque les Allemands de Russie prirent, en quête de terre, le chemin de l’Asie centrale avec les serfs russes affranchis. Cette migration revêtit un caractère massif au cours des années 1870 suite aux réformes d’Alexandre II, destinées à harmoniser les statuts juridiques des populations de Russie. Elles visaient à faire de ces colons étrangers des citoyens russes à part entière, notamment en les astreignant aux lois sur la conscription de 1874. Dispensés jusqu’ici de l’obligation militaire d’après les termes mêmes du manifeste de Catherine II, la majorité des Allemands se soumit docilement aux réformes du tsar. Mais certains d’entre eux, les Mennonites[1] en particulier, décidèrent de chercher une «terre promise» ailleurs, les uns outre-océan, les autres en Asie centrale, où le service militaire contraire à leurs convictions religieuses n’était pas encore introduit. Au début du XXème siècle, ils étaient près de 100 000 dans la contrée sibérienne et le territoire des steppes.

L’implantation de colons venant des régions occidentales de l’Empire russe n’explique pas à elle seule le « feu d’artifice ethnique » du Kazakhstan. Les déportations massives de populations pendant la Seconde Guerre mondiale sont également à l’origine de la diversité démographique et culturelle de cet espace qui compte plus de cent vingt nationalités. De 1936 à 1945, des peuples entiers de l’Union soviétique, furent déportés de leurs républiques. Au Kazakhstan, une personne sur cinq était spetsposelenets (colon spécial). Parmi les peuples déportés et installés à demeure dans des « zones de peuplement spécial », principalement au Kazakhstan, les Allemands constituaient 40 % du nombre total des déportés. Mobilisés dans ce qui fut appelé «l’armée du travail» – euphémisme stalinien qui ne désigne rien moins que le trop sinistre goulag, ils y fournirent ainsi une main-d’œuvre gratuite jusqu’au milieu des années 1950[2]. Dans les années 1980 la minorité germanique du Kazakhstan constituait le troisième groupe ethnique (976 000 personnes) après les Russes et les Kazakhs.

Envergure et contexte du départ vers l’Allemagne

Les flux migratoires, qui, pendant longtemps, ont alimenté le Kazakhstan, se sont inversés depuis les années 1980. Au cours de la décennie 1989-1999 la population non-titulaire du Kazakhstan s’est réduite d’environ 1,5 million de personnes sur une population totale de 15 millions d’habitants. La conjoncture politique était particulièrement favorable au départ massif des Allemands. Bonn, qui avait, durant les longues années de la guerre froide, invité Moscou, Varsovie et Bucarest à « rendre la liberté » à ses « parents de l’Est par le sang », atteignit son objectif avec le dégel du bloc communiste. Les départs des Allemands de l’URSS prirent une grande ampleur à compter de 1986 grâce à la nouvelle loi sur l’entrée et la sortie du pays, adoptée par M. Gorbatchev le 28 août 1986 et facilitant la réunification des familles. Puis, en accord avec la loi fédérale de révision des réglementations concernant les conséquences de la Seconde Guerre mondiale, entrée en vigueur le 1er janvier 1993, l’Allemagne s’engagea à accueillir chaque année 225 000 immigrants d’Europe de l’Est, dont la majorité absolue est constituée d’Allemands de l’ex-URSS. Conformément à cette loi, ils peuvent revenir dans le pays de leurs ancêtres librement et sans obstacles jusqu’en 2011.

Depuis lors le torrent de l’émigration ne tarit pas. Fuyant l’instabilité économique et politico-sociale qui a saisi l’ensemble du territoire soviétique, mais fuyant également leur passé douloureux – les souvenirs de leur mémoire blessée n’ont jamais cessé d’être lancinants –, des milliers de familles souvent riches en enfants abandonnent ainsi chaque année leurs biens et leurs terres. C’est le formidable exode de l’après-guerre froide, le grand retour des déracinés. En effet, ces êtres « hybrides », « bicéphales » qui se nomment les Russlanddeutsche, avec leurs « tournures de phrase démodées », leurs « dents en or » et leur « flopée d’enfants » ont de la peine à s’intégrer et ne sont guère ressentis comme Allemands en Allemagne. Malvenus, oubliés, étrangers…

Inversion du courant

Dans le courant des années 1989-1995, on aurait pu croire que c’en était fini de l’histoire des Allemands au Kazakhstan (près de 700 000 départs). Aujourd’hui cependant ce mouvement de fuite éperdue se ralentit. La raison en est que, vu le nombre croissant de candidats au départ, et après avoir estimé les « lourdes charges » qu’ils représenteraient, le gouvernement fédéral fait tout pour les dissuader de venir en Allemagne.

Sa mesure la plus sévère fut prise en 1996, quand il décida d’instituer des tests linguistiques, épreuve que plus de 40 % des candidats au grand retour ne parviennent pas à surmonter[3]. En insistant ainsi sur un point très sensible – la langue, l'Allemagne semble aujourd’hui avoir atteint son but. L’afflux a culminé en 1995 avec 217 898 arrivées, et quelque 103 000 immigrants allemands ont quitté l’ancien espace soviétique en 1998[4]. Selon les prévisions faites en 2003 par Andreas Rudiger Körting, ambassadeur d’Allemagne au Kazakhstan de l’époque, cinq ou six ans encore seront nécessaires pour que le processus d’immigration se tarisse de lui-même, d’une manière naturelle[5].

Il reste actuellement au Kazakhstan près de 200 000 Allemands qui préparent leurs bagages, mais ces derniers temps avec plus d’hésitations. Auparavant certains villages allemands du Kazakhstan étaient de véritables musées vivants de la langue et des coutumes, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. Au recensement de 1979, près de deux millions de citoyens soviétiques se déclarèrent de nationalité allemande, près de 70 % d’entre eux reconnaissant l’allemand comme leur langue maternelle. La dispersion, ajoutée à leur long passé dans un monde linguistique différent, a favorisé l’acculturation vers le russe, si bien qu’en 1989, parmi deux millions d’Allemands, 48,7 % seulement se déclaraient germanophones. La langue que les jeunes générations apprennent actuellement n’est pas un dialecte transmis par leurs parents mais le Hochdeutsch dispensé grâce à 9 000 cours à travers tout le Kazakhstan avec l’aide de la RFA[6] et avec la perspective d’un départ en Allemagne. Quant aux dialectes, ils sont en déclin à l’heure actuelle et ont atteint un point de non-retour. Ce déclin de l’une des diversités linguistiques du Kazakhstan multiculturel paraît inéluctable. Reste un triste constat : avec sa disparition, c’est tout un pan de la culture et de l’identité d’une population qui s’éteint.

 

Par Bakyt ALICHEVA-HIMY

Vignette : © Berthold Kemptner

[1] Les « assemblées » mennonites tiennent leur nom de Menno Simons (1496-1561), prêtre frison qui adhéra en 1526 à l’anabaptisme pacifique et qui devint l’un des chefs et le réformateur de ce courant religieux qui interdisait à ses fidèles le moindre service militaire, en Hollande et jusqu’en Allemagne. Au XVIIIème et principalement au XIXème siècle on observe une importante émigration mennonite vers la Russie et l’Amérique du Nord.
[2] Pour plus de détails sur la communauté germanique du Kazakhstan voir Bakyt Alicheva-Himy, Les Allemands des steppes. Histoire d’une minorité de l’Empire russe à la CEI, Berlin, Bruxelles, Bern: Peter Lang, 2005, 352 p.
[3] Wilfried Stölting: Staatliche Sprachenpolitik und politische Gegenwehr – der Fall des Sprachtests für Spätaussiedler, in: Migration und sprachliche Bildung, (hrsg. von Ingrid Gogolin, Ursula Neumann), Münster, Waxmann Verlag, 2005, S. 263-273.
[4] Demographie aktuell. Deutsche Minderheiten in Ostmittel- und Osteuropa, Aussiedler in Deutschland, n° 9, Berlin: Humboldt Universität, 1997, S. 10.
[5] Interview à la revue Kontinent, Obchtchestvenno-polititcheski ïjournal iz Kazakhstana, avril 2003.
[6] Wielfried Stölting: Selektion und Rücksprachung: die Deutschtests für Spätaussiedler, in: Sprachliche Integration von Aussiedlern im internationalen Vergleich, (hrsg. von Ulrich Reitemeier), n° 2/03, Juli 2003, p. 137-159.

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