Les défis des femmes ouzbèkes

La Constitution ouzbèke proclame l’égalité de la femme et de l’homme, interdit toute forme de discrimination et prône la protection de la maternité et de l’enfance. Le pays a signé toutes les conventions internationales en faveur de la Femme. Il n’y a donc aucune base légale de discrimination. Néanmoins, la place des femmes dans la société ouzbèke est assez modeste. Les experts l’expliquent par le retour au traditionalisme patriarcal et à «la mentalité nationale», mais aussi par l’appauvrissement de la population.


Au Parlement, les femmes n’occupent que 17,5 % des sièges à la Chambre des députés et 15 % au Sénat. Même l’obligation pour les partis politiques de désigner 30 % de femmes aux élections législatives n’améliore pas cette situation. La Chambre des députés est présidée par Mme Dilarom Tachmoukhamedova, présidente du parti politique Adolat [parti de tendance social-démocrate]. Elle a été l'une des quatre candidats à l’élection présidentielle du 23 décembre 2007, et a obtenu 2,94 % des voix (le troisième résultat).
Cependant, au gouvernement il n’y a aucune femme ministre. Les reportages télévisés des séances du gouvernement montrent une assemblée très masculine. La seule femme du gouvernement est Farida Akbarova, vice-Premier ministre en charge de la condition féminine. Ce poste a été créé par décret présidentiel en 1995. Il est réservé exclusivement à la Présidente du Comité à la condition féminine. Le statut légal de ce comité n’est pas bien défini : il ne figure pas sur la liste des comités d'État, ni sur celle des ONG. Selon Dilovar Kaboulova, son ex-vice-présidente, il s’agit d’une association comptant trois millions de membres, personnes morales et physiques, subventionnée par l'État et dont les activistes sont fonctionnaires. Au niveau régional, le poste de vice-gouverneur de province ou maire de ville en charge des questions sociales est également destiné aux activistes de ce comité.

Des femmes-mollahs combattues 

Un poste de conseillère pour les questions religieuses aux comités de quartier (makhalla) a également été introduit par un décret présidentiel en 2004. Les 8.162 conseillères, réparties sur l’ensemble du territoire, sont chargées de veiller au respect de l’Islam traditionnel, voire officiel (soit de tendance modérée). Selon les observateurs indépendants, ce poste a été introduit pour faire face aux femmes-mollahs (« otyn-oyï »), institution traditionnelle non-officialisée, et qu’il est donc difficile d’estimer[1].
Signe de lutte contre les femmes-mollahs, le procès qui se tient à présent au Kachkadaria contre une trentaine de musulmanes. Ces femmes étaient en contact avec Mehrinisso Khamdamova, qui enseignait à l’école coranique officielle pour les filles auprès de la mosquée Kok-Goumbaz de Karchi, depuis 2007. Sans que l’on sache exactement pourquoi, elles ont été arrêtées en novembre dernier et accusées d’atteintes au régime constitutionnel.

... Et encore peu de femmes dirigeantes 

Les femmes en Ouzbékistan représentent 50,1 % de la population, leur espérance de vie est de 74,1 ans contre 69,6 ans pour les hommes. Elles constituent 48% de la population active (l’âge de la retraite pour les femmes est de 54 ans contre 60 ans pour les hommes) et 59 % des chômeurs.

Les femmes participent à la vie économique et travaillent essentiellement dans le secteur public. Elles représentent 64,3 % des employés dans l’éducation nationale, 74,5 % dans la santé publique et la protection sociale et 52,1 % dans les arts et la culture. Elles sont très présentes dans le secteur agricole et notamment lors de la récolte du coton. Mais elles sont rares dans les fonctions supérieures : seulement 17,5 % des hauts dirigeants d’entreprises et d’administrations publiques sont des femmes. Même dans l’éducation nationale, secteur pourtant féminisé, elles sont plus nombreuses à se trouver en bas de l’échelle: elles représentent 100 % des instituteurs à l’école maternelle, 86,2 % des instituteurs de l’école primaire, 67,8 % des professeurs à l’école secondaire, 47 % des professeurs des écoles professionnelles (collèges et lycées) et seulement 39,4 % des professeurs d’universités.

Le taux d’alphabétisation de la population ouzbèke est de 99,6 %, sans différence entre les hommes et les femmes. Il n’y a aucun obstacle légal pour les femmes en matière d’accès à l’éducation. Mais c’est l’emplacement géographique des écoles professionnelles qui ne laisse pas un grand choix de professions pour les jeunes filles et les jeunes garçons dans les régions rurales: les écoles de proximité forment essentiellement des spécialistes pour l’agriculture. D’autre part, la mentalité traditionnelle bloque souvent le choix de la future profession pour des jeunes filles de province. Les familles ne laissent pas partir leurs filles loin de la maison et celles-ci sont obligées de faire leurs études dans les écoles de leurs districts, qui forment des infirmières ou des institutrices d’écoles maternelles. Il y a moins de filles dans les écoles formant aux métiers de l'industrie ou de l'agriculture.

Lutte contre les mariages précoces

Dans les provinces, conformément aux coutumes locales, les jeunes filles se marient tôt : dès l’âge de 17-18 ans, juste après avoir terminé l’école secondaire. Si les filles réussissent l'examen d'entrée à l'université où les études sont payantes pour certains[2], les familles pauvres préfèrent qu'elles ne poursuivent pas leurs études et donnent la priorité aux garçons, car « la fille ne reste pas dans la famille »[3]. La mentalité traditionnelle stipule que le rôle essentiel de la femme est au foyer et dans la famille, et que cela n’exige pas de formation universitaire.
Selon Gulnora Chodieva, présidente du Comité à la condition féminine de Samarkand, dans un seul district d’Ourgout (région de Samarkand), en 2008, 900 mariages sur 1 200 n’ont pas été officialisés, car les jeunes fiancées étaient âgées de moins de 17 ans (l’âge légal du mariage pour les filles, contre 18 ans pour les garçons). « Les filles très jeunes ne sont pas prêtes physiquement et moralement au mariage. Parfois, cet âge précoce des jeunes mariées peut être la cause principale de la mort maternelle ou infantile. Par ailleurs, elles restent souvent sans formation professionnelle », explique Mme Chodieva.

Si à l’école secondaire les filles représentent la moitié des élèves (49,2 %, ce qui reflète la proportion entre les deux sexes dans la tranche d’âge de sept à seize ans), elles ne forment que 47,8 % des étudiants dans les collèges et lycées et 40,4 % dans les universités. Pour corriger cela, le PNUD[4] recommandait au gouvernement ouzbek, dans son rapport sur le Développement Humain pour 2007-2008, d’accorder plus de bourses aux filles ainsi que des congés dits « académiques » aux étudiantes qui ont des enfants en bas âge. Le gouvernement n’a pas suivi cette recommandation, en revanche il promeut le planning familial et prône l’âge le plus tardif possible en matière de mariage et de procréation. Grâce à cette politique démographique, le taux de croissance naturelle a baissé de 2,5 % en 1991 à 1,2% au 1er octobre 2009, celui de mortalité maternelle passant de 33,1 pour 100 000 naissances en 2000 à 21,3 pour 100 000 naissances en 2008.


Femmes ouzbèkes sur un marché de Boukhara. ©Yves Sécher

Les stratégies professionnelles des femmes 

La vie professionnelle des jeunes femmes est également entravée par le manque d’écoles maternelles: seulement 22 % des enfants âgés de 18 mois à sept ans fréquentent ce type d’établissements. Dans les régions rurales, cet indice est encore moins élevé (11,7 % au Kachkadaria, 12,4 % au Sourkhandaria, 16,1 % au Khorezm...).

En dépit des explications officielles selon lesquelles les mères veulent profiter de leur congé de maternité sans solde (d’une durée de deux à trois ans) pour éduquer leurs enfants, un sondage effectué par le ministère de l’Education nationale dans six provinces a montré que 86,4 % de la population souhaiterait scolariser les enfants assez tôt. Mais la réduction importante des subventions de l’État aux écoles maternelles a augmenté les frais mensuels (pour les repas des enfants), or 74,4 % de la population n’est pas capable de les payer. Elle a également détérioré les conditions sanitaires et la qualité de l’enseignement dans les écoles maternelles, qui ne peuvent pas s’approvisionner en outils pédagogiques. Ainsi, l’État a accordé par enfant, en 2006, 723 soums par jour (0,5 euro à l’époque, 0,27 actuellement), toute dépense comprise. «La nourriture insuffisante des enfants met en cause la mise en place des standards nationaux de l’enseignement», peut-on lire dans le rapport du PNUD susmentionné.

Évidemment, beaucoup de femmes travaillent «au noir» ou partent à l’étranger pour travailler, essentiellement en Russie, au Kazakhstan ou en Turquie. Ce phénomène est très connu, mais il n’existe aucune statistique à ce sujet, ni sur le chômage. Les chiffres officiels indiquent 23 400 chômeurs dont 16 300 femmes, mais il ne s'agit que des personnes parvenant à s’enregistrer comme chômeurs et à toucher des indemnités. Le représentant de la Commission européenne en Ouzbékistan, Manfred Sievers, a évoqué en 2006 un taux de chômage de 35 %, tout en notant qu’il s’agissait d'une estimation.
Les femmes ouzbèkes trouvent une solution dans le secteur privé, où elles représentent 10 % des employés, mais 45 % des entrepreneurs. Elles développent plutôt des entreprises familiales: des exploitations agricoles dans les régions rurales, et des sociétés de service (couture, éducation, santé, commerce) dans les villes. Selon la psychologue Gavhar Otchilova, le renforcement des tendances « patriarcales » exige que la femme fasse un choix entre la famille et la carrière et c’est justement ce type d’affaires qui lui permet de développer ses qualités professionnelles et de rester active dans la société. D’autre part, il crée des emplois pour tous les membres de la famille.

Bien que les femmes partent à la retraite plus tôt que les hommes, que leur espérance de vie soit supérieure, et que dans la tranche d’âge 50-80 ans leur nombre dépasse de 30 % celui des hommes, elles sont moins nombreuses à bénéficier de la retraite (1,4 million de femmes contre 1,9 million d’hommes). Ainsi, si la mentalité traditionnelle enjoint aux femmes de rester au foyer et de s’occuper du ménage et de la famille, la société ne récompense pas pour autant le travail domestique.

[1] Cette institution ouzbèke a été étudiée par la chercheuse française Habiba Fathi dans ses nombreux ouvrages.
[2] Dans toutes les universités d'Ouzbékistan, les conditions d'octroi de bourses d'État dépendent des notes obtenues à l’examen d’entrée.
[3] La femme mariée part vivre dans sa belle famille; aussi ses études peuvent-elles être considérées comme un investissement à perte par sa propre famille.
[4] Programme des Nations unies pour le Développement

 

Par Farida CHARIF (Tachkent)

Photos : © Yves Sécher

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