Les différends juridiques entre la Russie et la Norvège dans la mer de Barents

Depuis la Seconde Guerre mondiale, les relations entre la Russie et la Norvège ont été relativement stables, entre distance de raison et coopération de nécessité, sans jamais se dégrader considérablement.


Barentsburg dans l’archipel du SvalbardMais cet équilibre est certainement fragile alors que deux différends majeurs les opposent de longue date dans la mer de Barents. Alors que d’importantes ressources naturelles ont été identifiées dans la zone, il se pourrait que ces différends s’enveniment.

La délimitation de la frontière maritime commune

La délimitation maritime dans la « zone contestée » de la mer de Barents, supposée très riche en hydrocarbures, pose problème. Les deux Etats ne parviennent pas à conclure un accord quant à la frontière entre leurs plateaux continentaux respectifs, conformément à l’article 83 de la Convention de Montego Bay (Convention des Nations unies sur le droit de la mer adoptée en 1982 et entrée en vigueur en 1994 dont tous les Etats circumpolaires sont parties prenantes, à l’exception des Etats-Unis). Cet article ne propose pas de méthode de délimitation[1] : la Russie interprète la « solution équitable » de l’article 83 par le recours à la théorie des secteurs, alors que la Norvège applique le principe de la ligne médiane.

La Norvège a soumis en 2006 un dossier de revendication à la Convention sur les limites du plateau continental (CLPC), en vue de faire valoir ses droits dans trois secteurs distincts de l’océan Arctique, de la mer de Norvège et de la mer de Barents. Le 15 avril 2009, la CLPC a validé la majeure partie de cette demande[2]. Dans la mer de Barents, le Loop Hole a même été reconnu par la CLPC comme étant une extension du plateau continental norvégien. Mais la Cour a indiqué que cela ne résolvait pas la question de souveraineté dans la « zone disputée ». La Russie a également déposé une requête devant la CLPC en 2001, en revendiquant un territoire maritime de 1,2 million de km²[3], mais la Cour a rejeté cette demande et a invité la Russie à présenter des données additionnelles à l’appui de son dossier.

Les différends juridiques entre la Norvège et la Russie en mer de Barents

Les enjeux économiques

En raison de ce désaccord, s’applique sur la «zone disputée» un moratoire qui interdit d’opérer des forages ; c’est pourquoi le potentiel en hydrocarbures de la zone est loin d’être avéré. Les parties sont en négociations depuis près de 40 ans pour déterminer le tracé de leur frontière commune et ne semblent pas avoir beaucoup progressé. Jusqu’à l’été 2007, date qui a marqué un regain certain de l’intérêt pour l’Arctique alors que la banquise arctique a connu au cours de cet été la fonte la plus importante jamais observée, la résolution du différend ne paraissait pas cruciale: la zone semblait jusque là d’un intérêt économique très marginal. Il en va tout autrement depuis que l’on suppose cette zone riche en hydrocarbures. Ce sont essentiellement les compagnies pétrolières et gazières qui font pression sur les ministères russe et norvégien des Affaires étrangères pour que le différend soit résolu afin de procéder à l’exploitation.

Etant donné que dans la « zone disputée » et, plus globalement, dans la mer de Barents, les ressources halieutiques sont très abondantes et que l’activité de pêche est importante pour les deux Etats, les autorités des deux pays ont conclu en janvier 1978 une entente sur le régime de pêche dans un secteur déclaré « zone grise » et comprenant 41 400 km² de Zone Economique Exclusive (ZEE) contestée, 22 600 km² de ZEE norvégienne non contestée et 2 800 km² de ZEE russe non contestée. Dans cette « zone grise », la Norvège et la Russie exercent leur juridiction sur leurs navires de pêche respectifs. Cet accord est renouvelé annuellement en attendant le règlement définitif de leurs différends maritime et frontalier. Il est à noter que la «zone grise» ne coïncide pas avec la zone aujourd’hui contestée.

L’interprétation du traité du Svalbard

Le second point de désaccord porte sur l’interprétation à donner au traité du Svalbard (ou traité de Paris de 1920, entré en vigueur en 1925) qui garantit à la Norvège une pleine et entière souveraineté sur l’archipel, cependant que les autres Etats parties au traité peuvent y jouir sans discrimination de droits égaux de pêche et de chasse et peuvent engager des activités maritimes, industrielles, minières et commerciales sur un pied de parfaite égalité[4]. Les mesures norvégiennes de réglementation sur l’environnement autour du Svalbard sont perçues par les Russes comme des violations du traité. En effet, la Norvège soutient que les dispositions du traité du Svalbard ne s’appliquent qu’à l’archipel et au territoire maritime qui l’entoure -tel que le traité les définit (voir, sur la carte, la « zone du traité du Svalbard »). Elle estime ainsi que le régime du traité ne s’applique pas à toute la ZEE située autour de l’archipel[5] et que, sur cette zone, c’est la législation norvégienne classique qui est en vigueur.

Si le régime du Svalbard s’appliquait à toute la ZEE autour de l’archipel, ce serait une situation très avantageuse pour les autres parties qui auraient des droits égaux pour exploiter les ressources de la mer. La Russie et d’autres Etats parties au traité (Espagne, Islande) contestent cette prétention norvégienne à des droits exclusifs au-delà du territoire maritime de l’archipel et ont remis en question la légalité de la juridiction norvégienne sur la pêche établie sur ces eaux en 1977.

Ainsi, les deux Etats, dont la relation est par ailleurs très cordiale, connaissent deux différends juridiques majeurs dans la mer de Barents. Pour le moment, il ne semble pas que les parties –la Russie, en particulier- soient pressées de les résoudre. Elles paraissent s’accommoder assez bien du régime provisoire sur les pêcheries et du moratoire sur le forage établi dans la zone.

[1] Notion juridique introduite dans l’article 57 de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer, la Zone Economique Exclusive (ZEE) d’un Etat côtier peut s'étendre jusqu’à 200 milles marins des lignes de base (ou «laisse de basse mer») à partir desquelles est mesurée la largeur de la mer territoriale. Sur cette zone, l’Etat côtier dispose de droits assez étendus comprenant l’exploration et l’exploitation de ressources naturelles, il a en outre le droit d’exercer sa juridiction «en ce qui concerne la mise en place et l'utilisation d'îles artificielles, d'installations et d'ouvrages, la recherche scientifique marine, la protection et la préservation du milieu marin».
[2] Arrêt de la Cour internationale de Justice du 3 juin 1985, «Affaire du plateau continental Libye/Malte», recueil 1985, §28, «[l’article 83] fixe le but à atteindre mais [il] est muet sur la méthode à suivre pour y parvenir».
[3] Voir le résumé de la demande russe sur le site: http://www.un.org/Depts/los/clcs_new/submissions_files/submission_rus.htm (dernière consultation le 24 mars 2010).
[4] Voir l'article "Visite de Barentsburg et rencontre avec ses habitants"
[5] Kristian Atland, «Climate Change and Security in the Arctic», texte lu à la 51e Convention de l’ISA à New Orléans, le 17 février 2010.

* Etudiante à l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence et à l’Institut français de géopolitique (IFG).

Vignette : Barentsburg dans l’archipel du Svalbard (© Fabienne Costadau 2010)