Les générations dessinent les formations politiques en Ukraine

Un an après la Révolution orange qui a porté Viktor Iouchtchenko à la tête de l’Etat ukrainien, et à deux mois des élections législatives du 27 mars prochain, on sait que l’enjeu du scrutin reposera probablement sur les clivages apparus récemment au sein de la classe politique dirigeante. Cette dernière apparaît plus ou moins nettement scindée en trois groupes, le facteur générationnel intervenant de façon indéniable dans ce processus.


pont à KievUn premier groupe relève de la génération des cadres du Parti qui ont débuté leur carrière au cours de l’ère brejnévienne, dans les années 1960-1970, sous le «règne» du Premier secrétaire Vladimir Chtcherbitsky (1972-1989). Les deux personnalités les plus influentes qui ont pu émerger de cette génération sont les ex-Présidents ukrainiens Léonid Kravtchouk et Léonid Koutchma, qui ont occupé cette fonction successivement de 1991 à 1994 et de 1994 à 2004. A l’époque soviétique, ils détenaient respectivement les postes de Secrétaire à l’idéologie du PC et de directeur de Pivdenmach, la plus importante entreprise de production d’armes nucléaires du monde.

Sur les décombres du système soviétique

Sous leur direction, au cours de la transition des années 1990, le défaut de transparence du processus de privatisation, la faiblesse des institutions et le manque de continuité des réformes économiques ont facilité la formation de groupes oligarchiques, reconstitués à partir des anciens monopoles, dont l’assise est à la fois territoriale et structurelle. Ces coalitions oligarchiques s’appuient politiquement sur le Parti des régions, dont le leader Viktor Ianoukovitch, rival de Viktor Iouchtchenko lors de l’élection présidentielle de décembre 2004, bénéficiait du soutien de l’ex-Président Leonid Koutchma.

Le Parti des régions se place en tête dans les derniers sondages (réalisés à la fin de 2005 par l’Institut de recherches sociales et le Centre Razoumkov), avec près de 20% des voix dans la perspective des élections parlementaires. Ce parti prône, pour des raisons structurelles, une intégration plus poussée au sein de la CEI, du fait notamment de la forte dépendance de l’industrie à l’égard des approvisionnements en provenance de Russie et des participations croisées avec celle-ci. Ce parti s’est substitué progressivement au Parti communiste, dirigé par Petro Simonenko, implanté traditionnellement dans les régions de l’Est, qui ne recueillerait que 8% des voix.

L’Ukraine a donc entamé son développement post-soviétique sous la direction d’anciens hauts responsables du Parti, fortement «désidéologisés», habitués à des modes de comportement et de direction caractéristiques de la période soviétique et marqués par la corruption. Face à eux a crû une génération née dans les années 1950-1960 et dont la carrière a débuté avec la perestroïka, puis l’indépendance de l’Ukraine. Cette génération a, de façon symptomatique, porté majoritairement les aspirations de la Révolution orange. La fracture politique au sein de ces générations qui ont succédé à l’ère Koutchma s’avère cependant moins évidente qu’il n’y paraît au premier abord.

Dans le giron de la Révolution orange

La ligne de partage entre les différents groupes oligarchiques apparus sur la scène politique au cours des vingt dernières années paraît moins découler d’intérêts concurrents, que de la répartition d’un marché selon des critères territoriaux et sectoriels, fortement imbriqués dans les branches économiques et financières stratégiques pour le développement du pays.

Ainsi, le Président Viktor Iouchtchenko occupait le poste de Premier ministre entre 1999 et 2001, sous la présidence de Koutchma. Ce dernier fut lui-même, de 1992 à 1993, le Premier ministre du président Leonid Kravtchouk. L’actuel Premier ministre, Iouri Ekhanourov, fut responsable du Fonds de la propriété d’Etat, dans le cadre du premier plan de privatisation, puis l’adjoint du Premier ministre Iouchtchenko entre 1999 et 2001. Il fut désigné à ce poste par le Président Koutchma, dont il était considéré comme un proche. Cette imbrication des intérêts entre les différents groupes oligarchiques a aidé à la constitution d’une structure clanique de la production sans réel partage de la croissance.

Dès lors, la question est posée de savoir où se situe la césure au sein de la classe politique, qui a conduit à l’avènement de la Révolution orange. Le remaniement ministériel qui s’est traduit en septembre 2005 par le limogeage de Ioulia Timochenko fait ressortir cette contradiction, et notamment le fait que la classe politique ukrainienne, à l’issue de la Révolution orange, parait désormais scindée en deux groupes :

- Le parti de Viktor Iouchtchenko, Nacha Oukraina (Notre Ukraine) a rallié à lui une partie de la jeunesse issue de la Révolution orange et l’influent Parti socialiste dirigé par Alexandre Moroz, concurrent du Parti des régions au sein des populations ouvrières et agricoles, mais compte également dans ses rangs des membres influents de l’oligarchie, dont il a nécessairement dû s’assurer le soutien lors de son accession au pouvoir. Il a en outre opéré dernièrement un rapprochement avec les proches de Leonid Koutchma.

- L’ex-Premier ministre, Ioulia Timochenko, était, par le passé, liée à des intérêts oligarchiques, mais il semblerait qu’elle ait opéré depuis un certain temps déjà une véritable rupture avec les méthodes de gouvernement de ses prédécesseurs. Elle souhaitait concilier l’évolution vers un système d’économie de marché et le renforcement du rôle interventionniste de l’Etat, le maintien des liens avec la Russie et leur redéfinition sur une base plus égalitaire, la recherche des conditions propres à l’attraction des investissements par l’introduction d’avantages fiscaux et la lutte contre la corruption, dans l’optique notamment de la consolidation du budget.

Si cette politique tendait à la mise en place de règles plus justes et à un meilleur partage de la croissance, elle portait cependant en germe les raisons de sa destitution. Son parti, Batkivchtchina (Parti de la Patrie), a réintégré une partie du Roukh, mouvement qui a joué un rôle certain dans l’accession à l’indépendance de l’Ukraine, comparable à celui des mouvements populaires tels que Sajudis en Lituanie ou le Front populaire en Estonie.

Fortement dominé par les jeunes, les intellectuels et la population implantée à l’Ouest, favorable au rapprochement entre l’Ukraine et l’Europe, le Roukhs’inscrit dans la continuité du mouvement Ukraine sans Koutchma créé en 2000 et soutenu par Ioulia Timochenko et Alexandre Moroz, après que le chef du gouvernement ait été destitué une première fois du poste de vice-ministre du gouvernement de Viktor Iouchtchenko.

C’est sur cette base qu’est né, en 2003, le mouvement Pora, qui a donné une impulsion à la Révolution orange. La question décisive dans la perspective des élections législatives de mars 2006 semble résider dans l’impact de ce mouvement et, plus largement, du rôle de la société civile au sein de la configuration politique actuelle.

Quelle place pour Pora ?

Le mouvement Pora, essentiellement porté par la jeunesse, est proche par son esprit de la formation serbe Otpor (Résistance), avec lequel il a très rapidement établi des liens (le rôle de Otpor a été central dans l’opposition à Slobodan Milosevic). L’opposition politique organisée en mouvement a eu pour précédent en Ukraine le Roukh, né en 1989.

Cependant, si le mouvement Pora présente des similitudes avec le Roukh par la forme, il s’en démarque sensiblement dans son concept : le Roukh est né à l’initiative d’intellectuels dissidents et de communistes réformistes ; il a perdu toute influence, une fois transformé en parti, en 1991.

Dès lors, la question se pose de savoir si le mouvement Pora ne risque pas de se voir condamné au même sort. Depuis sa récente scission, une fraction s’est en effet constituée en Parti, Pora jaune), tandis que l’autre est restée sous forme de mouvement, Pora noire. Serguij Evtouchenko, l’un des leaders du mouvement Pora, déclarait cependant récemment que la jeunesse sera la force la plus active dans le futur pour défendre les droits civils et le processus démocratique.

Par France LEVY