Les identités baltes au défi des migrations

Depuis quelques années, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie ont pris conscience des dangers que fait peser sur leur devenir l’évolution de leur démographie. Tout particulièrement, les flux migratoires sont désormais appréhendés comme un risque, encore loin d’avoir trouvé sa solution.


Si, au moment du recouvrement de leur indépendance par ces États en 1991, certains observateurs semblaient sceptiques quant à la pérennité de l’Estonie, de la Lettonie et de la Lituanie, arguant d’un prétendu seuil minimum de population, force a été de constater que ces pays ont affirmé leur existence avec une vigueur que personne ne leur dénierait aujourd’hui. Pourtant, leur évolution démographique ne laisse pas d’inquiéter: l’Estonie compte aujourd’hui 1,3 million d’habitants (contre 1,5 en 1992), la Lettonie 1,9 million (contre 2,6 en 1992) et la Lituanie 2,8 (contre 3,7 en 1992)[1].

Dès lors, le quotidien letton Latvijas Avīze a beau jeu de qualifier de « fake news » l’annonce provocatrice faite par la chaîne de télévision russe NTV : « Dans cent ans, la nation lettone n’existera plus »[2] ; le fait même qu’il juge nécessaire de commenter révèle le degré d’angoisse attaché à cette interrogation.

Des équilibres économiques mis en jeu par l’émigration

Les deux principaux facteurs contribuant à cet état de fait sont le taux d’accroissement naturel et le solde migratoire, tous deux négatifs. Les taux de natalité et de mortalité de ces pays se situent dans la moyenne européenne, mais le vieillissement de la population entraîne mécaniquement une baisse du premier et une hausse du second. En matière migratoire, le nombre de ceux qui quittent ces pays est supérieur à celui de ceux qui y entrent, particulièrement depuis l’adhésion à l’Union européenne en 2004. Les partants sont des personnes en âge de travailler et de procréer (20-40 ans essentiellement), attirées par les salaires des pays d’Europe de l’Ouest, ce qui accentue la dégradation du solde naturel. Les statistiques concernant l’émigration sont peu fiables, mais on estime par exemple qu’en Lituanie, pays le plus fortement touché par ces départs, elle est responsable à 80 % de la chute de la population sur la dernière décennie[3].

Dans les trois pays, le sujet est de plus en plus discuté : bientôt, il n’y aura plus personne pour faire des enfants et pour travailler. C’est l’équilibre tout entier de l’économie qui risque de s’en trouver bouleversé, en matière d’emploi, de sécurité sociale, de système de retraite ou encore de fiscalité. Dans l’immédiat, on constate des difficultés sur le marché du travail où la pénurie de main-d’œuvre adaptée se fait sentir et pousse les salaires à la hausse.

Empêcher de partir ?

Au cours du 20ème siècle, les peuples de cette région ont souvent dû quitter leurs territoires, à la recherche de conditions de vie meilleures parfois, mais plus fréquemment parce qu’ils étaient déplacés ou déportés. Puis, à partir de 1945, le vaste monde au-delà des frontières de l’URSS leur a été interdit. Après 1991, les autorités des trois pays, lorsqu’elles ont constaté la propension des populations à émigrer, n’ont d’abord pas voulu intervenir, pour des raisons morales: les Baltes avaient été trop longtemps privés de liberté de circulation. Il ne s’agissait donc pas de les entraver, quel qu’en soit le coût économique. C’est ainsi qu’au milieu des années 2000, la Présidente lettone Vaira Vīķe-Freiberga expliquait que le rôle de l’État n’était pas d’empêcher les Lettons de trouver de meilleurs salaires ailleurs, même si cet État s’en trouvait affaibli, lui qui avait tant besoin de forces vitales. Reproche lui a alors été fait de privilégier la liberté sur le patriotisme.

Depuis, le discours politique a évolué: à la liberté individuelle, certains opposent l’idée que chaque individu a de la valeur. Et, pour le persuader de rester dans son pays, il faut lui proposer un emploi et un salaire attractifs. L’Estonie réfléchit ainsi à développer la formation professionnelle afin d’adapter la main-d’œuvre aux besoins de l’économie (mais aussi à revoir la législation sur le congé maternité pour faciliter le retour à l’emploi et à réformer le système de retraites pour reculer l’âge de départ en retraite). La Lituanie, elle, a adopté en juin 2016 un plan d’action visant à juguler l’émigration en promouvant l’esprit d’entreprise et la création d’emplois, en valorisant les salaires et en améliorant les prestations sociales. Le président letton, quant à lui, serait enclin à accorder plus facilement la citoyenneté lettone aux enfants de non-citoyens[4]. Car, dans les trois pays, tout autant que d’inciter les nationaux à rester, il s’agit en fait d’en augmenter le nombre.

Faire revenir ?

Si l’approche est arithmétique, alors il s’agit, d’une part, de veiller sur la diaspora afin qu’elle reste estonienne, lettone ou lituanienne (et que ses enfants nés à l’étranger le soient aussi) et, d’autre part, d’inventer des politiques susceptibles de faire rentrer les émigrés (récents ou plus anciens). Le plan d’action lituanien comporte ainsi un volet « retour » qui prévoit la diffusion auprès des émigrés d’informations ciblées concernant la Lituanie, ses conditions de vie et d’emploi.

Les chiffres de l’immigration révèlent un léger frémissement, depuis 2015 en particulier (année où le solde migratoire a même été légèrement positif en Estonie), dont une part est bien à mettre au compte de quelques retours. Ils s’expliquent vraisemblablement par la hausse des salaires locaux et la croissance sur place, ainsi que par les difficultés rencontrées parfois sur le marché du travail des pays d’immigration. On s’attend à ce que le Brexit, avec les incertitudes qu’il suscite concernant le statut à venir des immigrés, invite certains Estoniens, Lettons et Lituaniens à quitter le Royaume-Uni. Mais rien ne dit qu’ils prendront la décision d’un « retour ».

Accueillir ?

De 1945 à 1991 en Estonie et en Lettonie, immigration a rimé avec populations russophones. L’arrivée de Russes, Biélorusses, Ukrainiens et autres Soviétiques y a totalement bouleversé la structure ethnique, au point que le dernier recensement soviétique (1989) a fait craindre que la population autochtone ne devienne minoritaire (les Lettons n’étaient alors que 52 % dans leur république). La Lituanie, beaucoup moins concernée par cette immigration durant la période soviétique, abrite quant à elle une importante minorité polonaise (7 % de la population), de fait largement russophone.

À partir de 1991, le principe de continuité des États amène ces pays à restaurer les États ethniques d’avant-guerre[5]. L’angoisse existentielle qui les habite les rend peu enclins à promouvoir l’immigration, surtout russophone. Or les candidats à l’immigration sont, pour des raisons géographiques, historiques, économiques mais aussi désormais politiques, souvent russophones. La question se pose alors de qui accueillir et si, depuis 2015, ces pays ont joué le jeu de l’Union européenne en matière de relocalisations et de réinstallations dans le cadre de la crise des migrants (le nombre de personnes concernées est anecdotique), le possible appel à de la main-d’œuvre étrangère reste un sujet sensible.

En Estonie depuis 1993, un quota annuel d’immigration est fixé[6], correspondant à 0,1 % de la population totale. En 2016 il a été atteint un peu avant la fin de l’année, en 2017 – dès le mois de juillet. Faut-il élargir le quota, le supprimer, définir plus précisément les secteurs exemptés ou assumer le choix d’une immigration choisie ? Un sondage réalisé durant l’été 2017 a montré que 72 % des personnes interrogées ne jugeaient pas nécessaire d’élargir le quota et que 63 % estimaient que l’Estonie n’avait pas besoin de faire venir de la main-d’œuvre en provenance de pays non membres de l’UE. Tous le savent: les besoins les plus urgents se portent sur des emplois peu qualifiés et, dans les débats, est souvent exprimée la crainte d’un afflux de main-d’œuvre ukrainienne et… russophone. Le Parti populaire conservateur d’Estonie EKRE (droite nationaliste, crédité aujourd’hui de près de 15 % d’intentions de vote) s’est emparé du sujet: la suppression du quota contribuerait avant tout au dumping salarial, en employant à bas coût des ressortissants russes, ukrainiens ou biélorusses qui prendront la place d’Estoniens peu qualifiés qui, eux, émigreront du fait de la faiblesse des salaires.

Des identités définies par la langue ?

En outre, avance EKRE –mais cet argument n’est pas celui de la seule droite nationaliste–, cette immigration accroît la pression sur la langue : le danger est que les Estoniens ne puissent plus mener leur vie professionnelle dans la langue officielle du pays. C’est bien le spectre d’une nouvelle domination linguistique qui inquiète, présentée comme un risque majeur pour le maintien des identités locales. Même en Lituanie, où le sujet semble moins prégnant, les débats sur l’orthographe des noms polonais en lituanien révèlent l’importance accordée à cette question. Dans ces pays où l’identité est en grande partie définie par la langue, celle-ci apparaît souvent comme l’élément principal qui peut unir les Estoniens, les Lettons ou les Lituaniens. Cette essentialisation de la langue transcende même les frontières : plutôt qu’à faire rentrer la diaspora, les autorités sont attelées à la tâche de maintenir l’identité culturelle de ses représentants et de leurs descendants.

La déterritorialisation de l’identité promue par les autorités trouve une de ses illustrations, notamment, dans les orientations numériques de l’Estonie: création en 2014 d’une e-résidence (qui a déjà séduit près de 24 000 personnes dans 138 pays, leur permettant de créer et gérer une entreprise sans se trouver physiquement dans le pays), projet de lancement d’une crypto-monnaie, ouverture en 2018 d’une e-ambassade (destinée à installer des serveurs sécurisés au Luxembourg afin de protéger des données des sites du Parlement, de ministères, de banques ou de médias). Ces initiatives sont certes justifiées par des intérêts économiques ou sécuritaires bien compris. Elles affichent aussi un rapport distancé au territoire national.

Mais, aux termes d’un apparent paradoxe qui bouleverse totalement l’affirmation identitaire classique, elles révèlent autre chose encore: être l’Estonie aujourd’hui, c’est affirmer une modernité résolue et une ambition inédite: pour le directeur du programme d’e-résidence Kaspar Korjus, à l’origine d’un projet de crypto-monnaie, il s’agit pas moins que de créer une « nation numérique ». Ses concepteurs parlent estonien, ses adeptes - anglais.

Notes :
[1] Eurostat.
[2] Latvijas Avīze, 20 juin 2017.
[3] Rūta Ubarevičienė, Maarten van Ham, «Population decline in Lithuania: who lives in declining regions and who leaves?», Regional Studies, Regional Science, 4:1, 2017.
[4] Les populations qui se sont installées en Estonie et en Lettonie après 1940 en provenance d’URSS, généralement russophones, n’ont pas été dotées de la citoyenneté de ces pays après la restauration des indépendances. Ces «non-citoyens» représentent aujourd’hui 6% de la population en Estonie et près de 12% en Lettonie.
[5] Voir les travaux d’Yves Plasseraud, notamment Les États baltiques, des sociétés gigognes, Armeline, Brest, 2006.
[6] Tiina Kaukvere, «Migration quota troubles politicians», Postimees, 18 juillet 2017. Ce quota n’inclut pas les citoyens de l’UE, des États-Unis et du Japon, les personnes travaillant dans le secteur des NTIC, les investisseurs et les membres de leur famille.

Vignette : Riga - Monument de la Liberté (Photo Céline Bayou).

* Céline BAYOU est rédactrice en chef du site Regard sur l’Est, chercheuse associée au CREE (Centre de Recherches Europes Eurasie–INALCO), chargée de cours à l’INALCO et rédactrice au ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE). Les opinions exprimées ici par l’auteure sont personnelles et n’engagent pas l’institution qui l’emploie.

 

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