Les jeunes russophones, moteurs du renouveau juif en ex-RDA

En Allemagne, plus de 60 ans après la Shoah, une vie juive reprend sa place depuis la dislocation du bloc de l’Est et l’immigration massive de Juifs russophones. En novembre 2010, une femme a été consacrée rabbin à Berlin, événement qui n’était plus arrivé depuis 1935.


Affiche invitant au Mahane chagim, fête organisée pour les enfants (« Bienvenue au Machane chagim »). © Karine MichelAu même moment, Laurence Podselver[1] pose la question d’un retour au judaïsme en France, évoquant ainsi le nouvel essor de l’orthodoxie juive. Entre libéralisme et orthodoxie[2] la renaissance d’une vie juive en ex-RDA interroge la dynamique interne des communautés juives actuelles.

A Berlin-Est, la chute du Mur dévoile une communauté juive de quelque 200 membres vieillissants, alors même qu’elle constituait la plus grande communauté de RDA. Celle de Leipzig, la plus importante après Berlin-Est, ne comptabilisait en tout et pour tout que 35 membres vieillissants en 1989. La manne démographique qu’a représentée, dans les années 1990, la population juive russophone immigrée a retenti dès lors comme un espoir de revitalisation et de développement. Pour autant, vingt ans après cet événement, la situation reste incertaine quant à l’avenir de cette judéité.

1989, un tournant

A la suite de la Seconde Guerre mondiale, dans la zone d’occupation soviétique, les communautés juives se sont reconstruites par le biais de l’accueil des populations réfugiées qui transitaient par le pays à leur sortie des camps situés en Allemagne et dans les États voisins. Dès 1945, des espaces synagogaux et communautaires sont donc réinvestis et accueillent de nombreux Juifs d’Europe de l’Est en attente d’une émigration nouvelle. Parmi eux, certains resteront et constitueront les communautés vieillissantes, encore existantes à la chute du Mur.

Au début des années 2000, la communauté juive de Leipzig comptait quelque 650 membres, celle de Dresde environ 400 et une communauté juive avait pu être reconstituée à Chemnitz, avec 350 personnes. Un tel accroissement numérique nécessitait des adaptations sur le plan des infrastructures. A Leipzig, le centre communautaire et la synagogue sont ceux d’avant guerre; la synagogue a été rénovée une première fois en 1992-1993 et, en 2001, elle était de nouveau en travaux pour maximiser son espace intérieur et accueillir le plus de membres possible. A Dresde et Chemnitz, les espaces communautaires ont été reconstruits. La communauté juive de Chemnitz a inauguré en 2002 son nouveau bâtiment, lequel comprend une synagogue, une salle communautaire, une cuisine cachère, une bibliothèque, des bureaux, une salle de cours, un club du troisième âge, un centre des jeunes, un mikveh[3] et une salle d’archives. A Dresde, c’est un ensemble architectural résolument moderne qui a été érigé en 2001 à l’emplacement de l’ancienne synagogue détruite pendant la Guerre : il comprend deux bâtiments distincts, une synagogue et un espace communautaire.

Dans la ville de Berlin réunifiée, les structures religieuses et communautaires sont bien plus nombreuses. Mais seules deux se situent à Berlin-Est : l’une est une petite salle de prière sise dans une ancienne synagogue devenue aujourd’hui un musée ; la seconde est une grande synagogue libérale rarement ouverte, qui abrite une petite salle de prière au sous-sol, dans laquelle les fidèles se rassemblent le plus souvent. A la même adresse, dans une autre aile du bâtiment, se trouve la Fondation Ronald S.Lauder, une institution américaine éducative orthodoxe, qui, depuis sa création, s’était aménagée un espace de prière dans une salle de cours, en attendant la création d’une réelle synagogue. L’essor de la yechiva, l’école talmudique, nécessitait de plus grands locaux, à laquelle répondait une vieille synagogue dévastée pendant la Nuit de Cristal. Cette dernière a ainsi été rénovée: rebaptisée Skolbo Synagoge, elle abrite maintenant la yechiva depuis 2007.

En ex-RDA, la profusion structurelle engendrée par l’immigration massive de Juifs russophones ne s’accompagne pas pour autant d’une variété d’activités. En effet, la vie juive en ex-RDA tourne quasi-exclusivement autour d’activités religieuses. Qui plus est, cette dominance du domaine religieux ne se fait pas dans l’unité: deux groupes générationnels se distinguent et s’opposent, les jeunes étant engagés dans une pratique orthodoxe et les adultes dans une pratique libérale du judaïsme[4]. Au-delà de cette différence d’obédience religieuse, c’est surtout dans l’engagement des jeunes que résident à la fois la dynamique et l’incertitude des communautés juives d’ex-Allemagne de l’Est aujourd’hui.

L’essor des jeunes juifs orthodoxes

On observe, chez ces jeunes juifs russophones, un phénomène de « retour à la religion », qui correspond en l’occurrence surtout à une recherche de racines identitaires suite à une expérience de migration. Ces jeunes juifs russophones sont ainsi demandeurs de connaissances diverses et variées sur le judaïsme et la judéité, ce qu’ont bien compris les institutions américaines telles que la Fondation Lauder ou encore le mouvement Habad Loubavitch, un courant ultra-orthodoxe issu du Hassidisme européen qui dispose à Berlin d’une synagogue où il diffuse sa conception de la pratique religieuse.

Créée en 1987 par Ronald S. Lauder à New York, la fondation du même nom a, quant à elle, pour objectif de promouvoir une éducation juive auprès de tous les jeunes juifs d’Europe. La fondation ouvre un de ses bureaux à Berlin en 1996 afin d’aider les immigrants russes nouvellement arrivés. Elle est structurée autour de trois unités principales : un centre d’enseignement, un institut éducatif pour adultes et une yechiva. Plusieurs programmes y sont développés, selon des modes d’enseignement adaptés aux différents âges de la population concernée. Sont ainsi proposés des séminaires, des programmes d’apprentissage, des camps de vacances pour les enfants, des programmes de formation de madrichim, littéralement « guides » en hébreu, qui sont en fait des moniteurs pour les jeunes générations. Ces derniers s’adressent à des jeunes de 16 à 24 ans qui, pendant les vacances, suivent, sur une ou deux semaines, des cours le matin et effectuent des voyages et visites dans des lieux de vie juive les après-midi. Ils retransmettent ensuite leurs connaissances à leurs cadets dans les Jüdische Jugendgruppen, les groupes de jeunes des communautés juives. Dans le cadre familial, une retransmission a également lieu, selon un mode inversée cette fois, c’est-à-dire des plus jeunes à leurs parents.

L’école talmudique, la yechiva, est un espace d’apprentissage scolaire. Cette « maison du Midrash » –terme dérivé de la racine dorash, qui signifie, en hébreu biblique, « rechercher », « examiner »– dispense des cours à temps plein pour une quinzaine d’élèves et des cours à temps partiel pour une dizaine d’étudiants, issus de toutes les régions d’Allemagne et des ancien pays de l’Est. L’objectif de ces cours intensifs est de permettre à un étudiant ayant peu ou pas de connaissances de culture juive d’acquérir un haut niveau d’instruction en un ou deux ans.

La Fondation Lauder s’est également développée avec la création, en 2003-2004, du Ma’ayan, un centre d’apprentissage pour femmes, qui s’organise autours de cours réguliers, de brunchs, de voyages, de célébrations de chabbat ou de fêtes. Sur la centaine de femmes inscrites au Ma’ayan, la majorité est constituée de jeunes de 20 à 30 ans qui suivent régulièrement les cycles de cours.

D’autres instances orthodoxes d’ex-RDA proposent des activités éducatives à destination des jeunes. En 2004, la synagogue traditionnelle orthodoxe de Berlin a accueilli, à l’initiative du rabbin, un camp d’été pour les enfants de la communauté, dit Mahane Chagim : lors de visites, d’excursions, de leçons ou de jeux, des madrichim ont initié des enfants de 5 à 14 ans à divers aspects de la vie juive pendant toute une semaine.

Dans le même esprit, la synagogue Habad Loubavitch attire de nombreux jeunes et développe des activités pour les enfants : ateliers, camps de vacances, fêtes. Le mouvement, implanté à Berlin en 1996 et à Dresde en 2004, s’est donné pour rôle de conduire ou ramener chacun vers ses racines juives au travers de la connaissance religieuse. Le mouvement possède aujourd’hui à Berlin un grand centre comprenant synagogue, mikveh, salle de réception, restaurant, bibliothèque et locaux de cours, et, depuis fin août 2007, une nouvelle synagogue[5].

En ex-RDA, les initiatives éducatives en direction des jeunes émanent exclusivement d’instances orthodoxes. De ce fait, ce dernier devient le seul acteur éducatif intégrateur qui, réunissant dans des camps des jeunes Juifs de tout le pays, se développe à une échelle nationale. Il y a ainsi un système de redistribution par Land et une création, par reproduction, de groupes de jeunes dans plusieurs villes: par exemple, un jeune juif orthodoxe de Chemnitz, élève de la yechiva de Berlin, a suivi les célébrations religieuses du groupe de jeunes de Leipzig les vendredis soirs jusqu’à ce qu’il soit en mesure de créer un groupe de jeunes similaire à Chemnitz. Les communautés traditionalistes ne proposant guère d’activités adaptées aux jeunes, ceux-ci se tournent donc vers les structures existantes et concourent ainsi au rayonnement du système éducatif orthodoxe. Ils sont de ce fait les promoteurs d’une certaine pratique religieuse dans les communautés des villes de l’ex-RDA et donc moteurs de toute une vie juive en développement.

Une persistance incertaine

Tous ces développements en ex-RDA découlent de l’afflux massif d’immigrants juifs de 1989 à 2006 et semblent refléter une implantation durable des communautés juives dans le paysage allemand. Toutefois, la situation est bien plus fragile qu’il n’y paraît. Les jeunes moteurs de l’orthodoxie et de la vie juive retrouvée se relaient, les plus initiés optant majoritairement pour une nouvelle émigration vers Israël ou les États-Unis principalement, mais également vers l’Europe de l’Ouest. A terme, combien constitueront cette force motrice une fois le flux de sang neuf tari, tel que le présage la fin de cette immigration depuis 2006 ?

De plus, la fin du phénomène migratoire est aussi synonyme d’intégration et d’assimilation à la société allemande. Les Juifs russophones risquent, à l’instar de leurs homologues juifs germanophones, de ne plus s’engager dans la pratique religieuse juive et donc de déserter les communautés, à défaut de toute autre activité culturelle. La pérennité d’une vie juive dans cette partie de l’Allemagne demeure donc un point d’interrogation.

Notes :
[1] Laurence Podselver, Retour au judaïsme? Les Loubavitch en France, Paris, Odile Jacob, 2010.
[2] Libéralisme et orthodoxie désignent des courants religieux différenciés dans le judaïsme. Le judaïsme orthodoxe se réclame d’une stricte observance de la Loi, écrite comme orale, et de l’ensemble des commandements et rites qui en découlent. Fondé sur une approche plus souple de la Loi, le courant libéral adapte, en conséquence, la pensée et la pratique juives aux exigences et à l’esprit du temps.
[3] Le mikveh est un bain rituel de purification.
[4] Karine Michel, « Les Juifs russes d’ex-RDA: contrastes générationnels », Regard sur l’Est, Dossier n°41 « Choc des générations », 22 janvier 2006.
[5] Heinrich Wefing, « Synagogen - So etwas wie Zuversicht », Frankfurter Allgemeine Zeitung, 31 août 2007.

*  Karine MICHEL est docteure en anthropologie et chercheure associée à l’IDEMEC (Institut d'ethnologie méditerranéenne, européenne et comparative)

Vignette : Affiche invitant au Mahane chagim, fête organisée pour les enfants (« Bienvenue au Machane chagim »). © Karine Michel