«Les Juifs se sentent partie intégrante du pays» Entretien avec Jakob Finci, président de la communauté juive de Bosnie-Herzégovine

Issu d’une famille sépharade originaire d’Espagne et établie à Sarajevo depuis la moitié du XVIe siècle, Jakob Finci a œuvré, dès 1991, à la renaissance de l’association culturelle, éducative et humanitaire juive bosniaque La Benevolencija.


Emma Bonino, membre de la CE et de l'Office humanitaire de la Communauté européenne (ECHO), avec les représentants des quatre communautés religieuses de Bosnie-Herzégovine, dont Jakob Finci à gauche.Il en est devenu président en 1993, en plein conflit militaire, une période durant laquelle il a également exercé les fonctions de vice-président de l’organe de coordination des organisations non gouvernementales (ONG) bosniaques. Élu en août 1995 président de la communauté juive de Bosnie-Herzégovine, il est l’un des pères fondateurs du Conseil interreligieux de Bosnie-Herzégovine créé en 1997 et a été élu en février 2000 à la tête de l’association de citoyens « Vérité et réconciliation », qui a cherché à établir une Commission Vérité et réconciliation en Bosnie-Herzégovine.

Quelle était la situation de la communauté juive dans l’ancienne République socialiste de Yougoslavie ?

La communauté juive d’ex-Yougoslavie était considérée à la fois comme une institution religieuse et comme une minorité. Etre Juif dans la Yougoslavie socialiste ne posait pas de problème. Toutefois, il n’y avait, pour tout le pays, qu’un seul rabbin, qui, à lui seul, devait assurer toutes les célébrations sur l’ensemble du territoire yougoslave.

Comment la communauté juive bosniaque a-t-elle vécu la guerre en Bosnie ? Comment s’est-elle positionnée dans le conflit ?

Forts des informations que leur ont communiquées leurs amis israéliens et américains, les Juifs de Bosnie ont pu bien se préparer à la guerre, notamment en achetant des aliments et des médicaments en prévoyance du conflit à venir. Et quand la guerre a effectivement éclaté, la communauté a procédé à l’évacuation des aînés vers la Croatie et la Serbie et des enfants vers Israël.

A Sarajevo, la communauté juive, s’appuyant sur les stocks de nourriture et de médicaments qu’elle avait constitués, a multiplié les actions humanitaires, cela, sur une base non sectaire. Bénéficiant de soutiens venus des communautés juives européennes, mais aussi de l’American Jewish Joint Distribution Committee (JDC)[1] et du World Jewish Relief[2]. La Benevolencijia, société culturelle et éducative juive en activité de 1892 à 1941 et depuis la fin de la Guerre froide –et dont je suis devenu président en août 1993–, a aidé tous les citoyens de Sarajevo et, plus largement, de Bosnie-Herzégovine, procédant notamment à l’évacuation de quelque 3 000 réfugiés musulmans, serbes et croates en dehors de la capitale bosniaque. Elle s’est ainsi imposée comme l’unique organisation humanitaire bosniaque partenaire du Haut comité des Nations unies aux réfugiés (HCR). Cherchant à être aussi neutres que possible, en se faisant l’interlocuteur des trois parties en présence, ses membres ont plus ou moins été spectateurs du conflit, aidant tous les gens dans le besoin sans prendre en compte leur appartenance nationale ou leur positionnement politique. Le club de femmes de l’association, Bohoreta –du nom de Laura Papo-Bohoreta, auteur sépharade de Sarajevo du début du XXe siècle, morte dans un camp de concentration en 1942–, s’est particulièrement distingué durant la guerre, entre 1992 et 1995 : portant assistance aux personnes âgées et malades et aux enfants, il a procédé à la distribution de repas et de vêtements et a servi de centre de distribution du courrier à tous les citoyens de Sarajevo quand les services postaux n’étaient pas opérationnels pendant le conflit.

Quelle est la situation actuelle de la communauté juive de Bosnie ?

Aujourd’hui, quelque 1 000 Juifs vivent en Bosnie-Herzégovine. La plus grande communauté se trouve à Sarajevo, dont la synagogue accueille environ 700 personnes. Une autre synagogue est en activité à Doboj et d’autres devraient voir le jour prochainement à Mostar et à Banja Luka. La communauté juive de Bosnie-Herzégovine est particulièrement active sur les plans social et culturel. En contact étroit avec les autres communautés religieuses du pays, elle est en outre très engagée dans le dialogue interreligieux.

Il convient ici de souligner que les communautés juives d’ex-Yougoslavie entretiennent d’étroites relations, organisant ainsi chaque année des manifestations communes, à l’instar du festival de culture juive Bejahad, qui, pendant sept jours, réunit plus de 300 représentants des communautés juives d’ex-Yougoslavie.

Peut-on parler en Bosnie-Herzégovine d’un renouveau de la vie et de la culture juives comparable à celui qu’on observe dans certains pays d’Europe centrale ?

Les Juifs sont bien intégrés en Bosnie-Herzégovine, mais ne sont pas assimilés. En raison d’une présence très ancienne (rappelons que la communauté juive s’est établie à Sarajevo en 1565 et que la première synagogue, qui abrite aujourd’hui le Musée juif, a été construite en 1581), les Juifs se sentent partie intégrante du pays, tout en étant fiers de leur appartenance à la communauté juive d’Europe. Le patrimoine juif de Bosnie-Herzégovine est bien préservé, en particulier la célèbre Hagadda [livre recensant le récit, les prières et les rites associés à la Pâque, que les Juifs lisent chaque année, nldr] de Sarajevo: ce parchemin, qui figure parmi les plus anciens et les plus beaux exemples de recueils de textes juifs, illustre le travail d’enluminure tel qu’il se pratiquait en Espagne au XIVe siècle et suscite à ce titre l’intérêt de nombreux touristes étrangers. En fait, l’histoire des Juifs de Bosnie est un peu comme un conte de fées, dont quelques chapitres sont particulièrement remarquables. D’ailleurs, la Bosnie est le seul pays européen à n’avoir connu aucun incident antisémite notable ces deux dernières années.

La Benevolencija, n’est-ce pas un nom ladino ? Cela signifie-t-il que la communauté juive est majoritairement sépharade ? Y a-t-il encore des Juifs qui parlent le ladino en Bosnie ?

La Benevolencija est un terme ladino signifiant «bienveillance». Aujourd’hui, environ 75 % des Juifs de Sarajevo sont sépharades. Toutefois, seuls les plus âgés parlent encore le ladino.

 

Par Sophie ENOS-ATTALI

 

Notes :
[1] Fondé à New York en 1914, l’American Jewish Joint Distribution Committee intervient dans plus de 70 pays au service des populations juives en détresse.
[2] Fondé en 1933 et basé à Londres, le World Jewish Relief vient au secours de communautés juives – mais pas exclusivement – partout dans le monde en cas de crise.

Photographie : Emma Bonino, membre de la CE et de l'Office humanitaire de la Communauté européenne (ECHO), avec les représentants des quatre communautés religieuses de Bosnie-Herzégovine, dont Jakob Finci à gauche. Source: ec.europa.eu (1998).