La Lettonie à l’heure de l’empoignade

Moins d’un an après avoir élu leurs députés, les Lettons sont appelés à retourner aux urnes à la faveur d’une empoignade entre le président de la République sortant et ceux qui l’avaient installé à ce poste il y a quatre ans.


Piquet devant la Saeima lors de l’élection d’A. Bērziņš à la présidenceY a-t-il vraiment une rupture dans la vie politique du pays balte, comme l’affirment certains ? Quels sont les enjeux de la sourde bataille que se livrent la police anti-corruption et des oligarques qui tentent de préserver leur influence acquise dans le sillage du retour à l’indépendance de cette ex-république soviétique ?

Attention, un président de la République peut en cacher un autre. Valdis Zatlers l’a démontré dans les dernières semaines de son mandat qui a pris fin le 7 juillet. Rien ne prédisposait cet homme courtois et plutôt effacé à se rebeller contre ceux qui l’avaient installé là, en 2007, pour succéder à la flamboyante Vaira Vīķe-Freiberga. Et pourtant, c’est bien lui qui, le premier, a utilisé l’une des seules prérogatives de poids dont jouit le locataire du palais présidentiel : la procédure de dissolution de la Saeima, le parlement letton.

Choisi par les oligarques

Durant la seconde moitié de son second mandat (2003-2007), V. Vīķe-Freiberga chercha à se consacrer davantage à la scène intérieure. Elle œuvra notamment en vue de circonvenir des initiatives visant à renforcer les positions ou à défendre les intérêts de quelques personnalités jusqu’alors quasiment intouchables. Aussi, au moment de sa retraite politique, ces personnalités influentes voulurent-elles éviter que la personnalité qui allait lui succéder ne prenne à son tour des libertés à leur égard. C’est ainsi que, lors d’une réunion alors gardée secrète au zoo de Riga, ceux qui sont décrits comme les «oligarques» du pays –Andris Šķēle, ancien Premier ministre (1995-1997 et 1999-2000), Aivars Lembergs, maire de la ville portuaire de Ventspils, et Ainārs Šlesers, ancien ministre de l’Économie (1998-1999) puis des transports (2004-2009)– portèrent leur choix sur V. Zatlers, un chirurgien certes réputé mais peu au fait des arcanes politiques. In fine, ce calcul s’est apparemment avéré erroné.

« Dès le début, M. Zatlers a été perçu comme un président sans pouvoirs et plus encore à la fin de son mandat, puisque peu de gens ne le voyaient être reconduit », nous explique Kristaps Pētermanis, le directeur de Delna, la branche lettone de Transparency International, une organisation non-gouvernementale luttant contre la corruption. Car si le président s’appliqua longtemps à ne pas faire de vagues, il s’avéra moins malléable qu’escompté par les « trois A » (Andris, Aivars et Ainārs).

V. Zatlers fit notamment sienne l’idée qu’il était de temps de rendre plus transparent le système de financement des partis politiques. Comme la Constitution l’y autorise, il refusa aussi de signer quelques projets de loi, dont certains auraient joué en faveur des oligarques. « Globalement, s’il ne s’est pas montré d’une grande efficacité, il n’a pas joué le jeu qu’on lui a demandé de jouer », estime K. Pētermanis.

Vaste opération anticorruption

C’est dans cette ambiance de fin de « règne zatlérien », aussi modeste fut-il, que les événements se sont précipités depuis mai, sans qu’il soit encore possible de déterminer avec certitude quelle logique les relie les uns aux autres.

Le fait est que, le 25 mai, le bureau de prévention et de lutte contre la corruption (KNAB) lança une offensive contre les oligarques. Plus de quarante lieux firent l’objet de perquisitions, tous liés aux « trois A ». Notamment le domicile et le bureau d’A. Lembergs, une compagnie d’A. Šķēle et les bureaux des personnes ayant succédé à A. Šlesers aux postes de vice-maire de Riga et de directeur du port de la capitale lettone, après son élection à la Saeima en octobre 2010. Le Bureau expliqua vouloir agir contre des activités présumées de blanchiment d’argent, abus de pouvoir, faux témoignages, pots-de-vin, etc.

Même si les oligarques se sentaient moins protégés ces dernières années –comme le symbolisèrent l’arrestation d’A. Lembergs en mars 2007, son placement temporaire en résidence surveillée et le lancement de trois poursuites judiciaires à son encontre[1]–, jamais ils n’avaient été visés de manière aussi coordonnée et visible depuis l’entrée en fonction du KNAB, en 2003.

Cette vaste opération se heurta pour partie à un refus, le 26 mai, de la Saeima de voter la levée de l’immunité parlementaire de l’un de ses membres, A. Šlesers, nécessaire à la perquisition de son domicile. Le procureur général du pays, Ēriks Kalnmeiers, l’avait pourtant autorisée dans le cadre de l’enquête en cours.

Les députés opposés à cette mesure étaient, sans surprise, ceux siégeant sous l’étiquette « Pour une meilleure Lettonie », alliance créée en vue des législatives d’octobre 2010 par les partis –en perte de vitesse– d’A.Šlesers (Premier parti letton/Voie lettone) et d’A. Šķēle (Parti populaire). La plupart des députés de l’Union des verts et des paysans (ZSS), contrôlée par A. Lembergs et membre de la coalition gouvernementale, s’abstinrent, ainsi que ceux du Centre de la concorde, représentant en partie la forte minorité russophone (un tiers de la population lettone). Votèrent pour la levée de l’immunité les députés de l’Unité –l’alliance de trois partis emmenée par le Premier ministre Valdis Dombrovskis– et ceux de l’alliance nationaliste Pour la patrie et la liberté (TB/LNNK)/Tout pour la Lettonie.

Parlement en voie de dissolution

Cette entrave aux opérations de police fut le motif brandi par V. Zatlers pour annoncer, le 28 mai, à cinq jours de l’élection présidentielle, le lancement d’une procédure inédite de dissolution parlementaire. La Saeima, expliqua-t-il en substance lors d’un discours télévisé, venait de démontrer qu’elle n’œuvrait pas pour le bien commun mais dans l’intérêt des oligarques. Cela était d’autant plus insupportable, d’après lui, que la population lettone avait accepté de faire des sacrifices considérables depuis 2009 pour résorber la crise économique.

Pour devenir réalité, la dissolution du parlement devra être approuvée par un référendum, le 23 juillet. Si une majorité de citoyens votent pour, ce qui semble probable, de nouvelles élections législatives auront lieu en septembre. Si, en revanche, l’initiative présidentielle est désavouée, le président est censé se démettre, selon la Constitution. Or V. Zatlers ne pourra pas l’être puisqu’il n’est plus président : le 2 juin, il a été vaincu par Andris Bērziņš, un député de la ZZS.

Qu’est-ce qui a bien pu pousser V. Zatlers à agir de la sorte ? Pour certains, il a tenté son va-tout dans l’espoir d’inverser une tendance qui lui était défavorable, en poussant les députés à le reconduire pour prouver qu’ils n’étaient pas aussi mauvais qu’il le disait. Il aurait été incité à entreprendre une telle manœuvre par des membres de son entourage au palais qui, s’étant rendus impopulaires, craignaient de ne pas retrouver de travail si leur champion était battu. Si tel était le cas, cette tactique a échoué.

Pour d’autres, V. Zatlers, se sachant battu d’avance, a voulu donner un coup de pied dans la fourmilière. Pour quels motifs ? Selon certains de ses détracteurs, c’est par dépit qu’il aurait agi ainsi, sans considération particulière pour les conséquences politiques de son geste. Et notamment quant à l’issue des élections législatives qui se dessinent à la fin de l’été, alors que le pays se doit de faire preuve de stabilité politique aux yeux des marchés financiers et des institutions qui lui ont prêté de l’argent[2].

Faux, entend-on dire ici ou là. V. Zatlers, en bon chirurgien, aurait conçu sa démarche comme une opération visant à traiter un corps malade. Sans que cela contredise cette hypothèse, le président sortant aurait aussi vu là un moyen, à 56 ans, de rester dans le jeu politique après son mandat. De plus, avec ce coup d’éclat, il ne resterait pas uniquement dans les annales comme l’homme qui avait été choisi par les oligarques, mais aussi l’un de ceux ayant contribué à leur musellement.

Mais pourquoi ne pas avoir agi plus tôt ? V. Zatlers aurait pu lancer une procédure de dissolution de la précédente Saeima, considérée comme étant plus encore sous tutelle des oligarques. Quoi qu’il en soit, l’opération du KNAB a donné un prétexte idéal à V. Zatlers pour agir en fin de mandat. Se pourrait-il qu’elle ait été encouragée par la présidence ? Rien de public ne le prouve à ce jour. Et le Bureau anticorruption semble avoir dû accélérer la manœuvre après avoir constaté des fuites à propos de ses enquêtes.

Des « funérailles » bon enfant

Pour certains, tel K. Pētermanis, le discours «légendaire» de V. Zatlers, a d’ores et déjà « marqué une rupture avec le passé ». Il semble en tous cas avoir provoqué une prise de conscience, dans des cercles plus larges qu’auparavant, du problème posé par la persistance des oligarques et les mœurs politico-économiques qu’ils encouragent.

Depuis le 28 mai, il serait exagéré de dire qu’il règne un vent de révolte dans le pays. Néanmoins, grâce notamment aux réseaux sociaux accessibles sur Internet, un nombre croissant de Lettons s’organisent pour faire en sorte que l’impulsion donnée par V. Zatlers, quelles que soient ses motivations réelles, ne reste pas sans lendemain. C’est ainsi qu’ont eu lieu, le 8 juin, les « funérailles des oligarques », un enterrement symbolique des «trois A» au centre de Riga[3]. Le mot d’ordre de ce rassemblement bon enfant  : « tourner le dos » à des personnalités d’une époque qu’on voudrait enfin révolue et « lutter contre la part d’oligarque que chacun a en soi ». Une allusion au maintien de pratiques, héritées de l’époque soviétique, telle que le recours aux enveloppes pour obtenir un service dans une administration ou chez le médecin.

« Il faut en finir avec le système de clans, qui permet à une sorte de mafia de bien vivre en se partageant le gâteau », nous déclare Viesturs Dūle, l’animateur d’une émission de télévision (consacrée à l’éducation) ayant organisé l’« enterrement » du 8 juin. « Je ne veux juger personne: il est difficile de résister à la tentation, le système fonctionne. Mais il est temps pour le pays de passer de l’adolescence à l’âge adulte. »

Pour éviter que ces bonnes intentions ne s’évanouissent avec l’été, des ONG provenant de différents champs de la société civile ont décidé de se réunir à intervalles réguliers et de s’enfoncer dans la brèche ouverte ces dernières semaines. Les affidés des oligarques ont trop à perdre pour ne pas résister.

L’inconnue Bērziņš

Andris Bērziņš a été élu président par la Saeima au second tour par 53 voix, soit deux de plus que la majorité nécessaire. Le mode de scrutin est secret. Mais il est à peu près sûr qu’il a reçu les voix des 21 autres députés de la ZZS, parti pour le compte duquel il siégeait à la Saeima depuis octobre 2010. Et c’est sans se tromper que l’on peut affirmer que des députés du Centre de la concorde (29 au total) et de Pour une meilleure Lettonie (huit) ont aussi voté pour cet ancien banquier âgé de 66 ans.

Peu connu du public, A. Bērziņš a fait une carrière assez typique de l’ancienne garde de la classe politique lettone. Député du Soviet suprême de la République socialiste soviétique de Lettonie ayant voté le retour à l’indépendance, il s’est lancé ensuite dans les affaires, en usant de ses contacts noués du temps où il travaillait pour l’appareil d’État, non sans avoir adhéré au Parti communiste. Cet ancien ingénieur devint président (1993-2004) de Latvijas Unibanka, qui finit par être achetée par la banque suédoise SEB pour devenir l’un des principaux établissements du pays.

À l’abri financièrement –A. Bērziņš est le Letton disposant de la retraite la plus élevée du pays–, aura-t-il à cœur de prendre ses distances vis-à-vis de ses mentors, à l’image de V. Vīķe-Freiberga et de V. Zatlers ? Bon nombre d’interlocuteurs en doutent, en rappelant son affiliation à la ZZS (contrôlé par A. Lembergs) et sa proximité avec A. Šķēle, lui aussi originaire de la région de Vidzeme.

Bouleversements politiques en perspective ?

Certains pensent toutefois qu’A. Bērziņš sera dans l’obligation de ne pas s’écarter d’une ligne neutre, sous la pression notamment de V. Zatlers. Celui-ci a annoncé, le 9 juillet, qu’il créait sa propre formation politique, le Parti de la réforme, qu’il veut placer au centre de l’échiquier. Ce parti, pour peu qu’il arrive à attirer des candidats sérieux et relativement vierges aux yeux de l’électorat, pourrait effectuer une percée notable à l’occasion des prochaines législatives. Il pourrait notamment nuire à l’Unité, qui n’a pas réussi à convaincre V. Zatlers de la rejoindre.

Ce prochain scrutin, s’il a bien lieu à la fin de l’été, s’annonce très incertain. Avec un affaiblissement probable de l’Unité, le Centre de la concorde –le principal parti de la minorité russophone– pourrait cette fois-ci arriver en tête[4]. Il serait alors difficile de le maintenir hors de la coalition gouvernementale, comme cela a toujours été le cas depuis le retour à l’indépendance. Pourrait-il alors gouverner avec la ZZS, ou plutôt avec un bloc Unité/Parti de la réforme ?

Et qu’adviendra-t-il des autres oligarques ? Le 9 juillet, A. Šķēle a annoncé la dissolution du Parti populaire, qu’il avait fondé en 1998 et qui a été le pilier des coalitions gouvernementales successives jusqu’en 2009. Avec quelle idée en tête ? Des mauvaises langues constatent que cette initiative –qui prendra quelques mois avant d’être effective– coïncide avec l’annonce de la création du parti de V. Zatlers…

Notes :
[1] Cf. A.Jacob, «Imbroglio letton autour de la lutte contre la corruption», Regard sur l’Est, 1er novembre 2007.
[2] Pour soutenir un secteur bancaire alors fragilisé, la Lettonie s’est vu accorder, à l’automne 2008, un prêt de 7,5 milliards d’euros par le Fonds monétaire international et l’UE. Au 31 mars 2011, elle n’avait utilisé que 4,4 milliards.
[3] Cf. Eric Le Bourhis & Baiba Troščenko, « Riga: Les funérailles des oligarques », Regard sur l’Est, 10 juin 2011.
[4] Le 2 octobre 2010, le Centre de la concorde avait obtenu 26 % des voix, contre 31,2 % à l’Unité. La ZZS était arrivée en troisième position avec 19,6 % des suffrages.

* Antoine JACOB est journaliste indépendant basé en Lettonie, auteur du livre Les pays baltes, un voyage découverte (éd. Lignes de repères, Paris, 2009) et du blog « Nordiques & Baltes » (http://jacobnordiques.blogspot.com)

Photographie : Piquet devant la Saeima lors de l’élection d’A. Bērziņš à la présidence (Eric Le Bourhis, 2 juin 2011).