Les origines géographiques des immigrés turcs en Europe

La «communauté» turque immigrée en Europe étonne souvent par sa capacité d’organisation, ses réticences supposées à l’intégration, son ubiquité qui permet de rencontrer des Turcs un peu partout en Europe, alors que cette immigration est somme toute encore récente. S’agit-il pourtant vraiment d’une communauté, alors que la population européenne d’origine turque compte plus de trois millions de personnes originaires de toute la Turquie ?


Un peu de géographie

La Turquie, pays de 72 millions d’habitants, couvre une superficie d’environ 780.000 km_. Elle est donc, à échelle européenne, un pays relativement vaste et peuplé. C’est d’ailleurs l’une des craintes les plus grandes des dirigeants européens face à la demande d’adhésion à l’Union, alors qu’ils voient se profiler le plus vaste et le plus peuplé des États membres, en outre de culture musulmane. La Turquie a l’originalité, non pas unique mais ouvertement proclamée par tous les guides touristiques, d’être «à cheval sur deux continents», argument de vente qui a aujourd’hui tendance à se retourner contre elle puisque nombre de responsables politiques, notamment français, insistent lourdement sur une Turquie située en Asie et de ce fait non éligible [1]. De fait, si l’on admet la convention géographique qui fixe les limites entre Europe et Asie sur les crêtes de l’Oural, du Caucase, et sur le cours du Bosphore, détroit qui sépare et unit les deux rives de l’agglomération d’Istanbul, la Turquie européenne ne couvre que 3% du territoire national, face à 97% de territoire asiatique. Et, de fait, la signalétique officielle (routière, touristique) ou la codification technique (codes postaux ou téléphoniques) désignent bien une rive européenne (Trakya, Avrupa Yakasï) et une rive asiatique (Anadolou Yakasï).

De là est née une confusion générale à l’étranger: Anadolou, en turc, reprend simplement la dénomination grecque Anatolia (le point du jour, l’Orient) désignée par la géographie antique romaine comme Asia Minor (Asie mineure). En d’autres termes, une immense région asiatique, dont est originaire la quasi-totalité des immigrés turcs, face à une petite région européenne. Cette Anatolie faisait partie, au 19e siècle, de la «Turquie asiatique» opposée à la «Turquie européenne» [2]. Nul besoin de dire que cette Anatolie renferme bien des contrastes régionaux et des particularités humaines et géographiques. Ce petit rappel historico-géographique de base n’est peut-être pas inutile lorsque l’on évoque les origines géographiques des immigrés turcs présents en Europe (ou ailleurs). Les analyses sur ces origines apparaissent parfois extrêmement confuses, y compris sous la plume d’auteurs turcs a priori pourtant enclins à décrire la réalité de leur pays.

«La région, cette inconnue»

Le géographe Marcel Bazin [3] a ainsi intitulé un de ses articles afin de marquer précisément l’importance de la ville en tant qu’élément structurant -en opposition à la région- dans l’organisation des espaces turcs et iraniens, beaucoup plus fluides que les espaces européens, très marqués par leurs histoires à la fois nomades et impériales, ce qui n’empêche pas les forts sentiments d’appartenance identitaire liés à des phénomènes ethniques, confessionnels, parfois tribaux, centrés autour des bazars des grandes cités sédentaires.

D’où viennent les immigrés turcs? La réponse est unanime: «De la ville de…»! L’erreur, trop souvent commise, est de se contenter de cette réponse qui désigne en fait non pas la ville mais le département d’origine; celui-ci n’est d’ailleurs pas toujours celui de naissance mais celui «d’origine» (d’enregistrement) de la famille. Ainsi, Samim Akgönül, maître de conférences au département d’Etudes turques de l’Université Marc Bloch de Strasbourg, un moment membre du jury du Bac pour la langue turque, nous faisait-il remarquer avec amusement que les élèves interrogés sur leur provenance répondaient Ankara, Aksaray, Kayseri ou Konya… là où l’on aurait dû entendre Strasbourg, Mulhouse, Colmar ou Sélestat! Il s’agit bien du lieu d’origine des parents et non de leur propre lieu de naissance. Cette question correspond en turc à l’interrogation «Nerelisiniz?» («D’où êtes-vous originaires?») pour laquelle la réponse classique est, par exemple «Yozgat’tan!» («De Yozgat!», sous-entendu du département de Yozgat), ce à quoi on ajoute souvent «Itcherden mi, dïshardan m??», («De l’intérieur -du chef-lieu-, de l’extérieur -du monde rural-?»). Altan Gokalp [4] l’a justement relevé, et cette observation reste en grande partie valable malgré plus de quarante ans d’immigration en Europe et la naissance d’une «seconde», voire d’une «troisième» générations, socialisées et scolarisées en Europe et généralement de nationalités européennes. Bien évidemment, certains jeunes ont une réponse différente, pour bien marquer leur ancrage dans leur société de résidence, à laquelle ils se sentent attachés.

Des appartenances sociologiques plus que des logiques territoriales

S’il est une originalité de l’émigration turque, c’est bien qu’elle touche transversalement la totalité du territoire turc et la quasi-totalité de la société, sur des modes et pour des causes évidemment très variables. Le champ migratoire contemporain est si large qu’il touche des populations dont les raisons d’émigrer et les caractéristiques sociales sont extrêmement diversifiées: quel point commun entre un cadre hautement qualifié travaillant aux Etats-Unis, un rural non déclaré travaillant dans le bâtiment au Liban, un ingénieur sur un chantier kazakhstanais, un réfugié kurde ou assyro-chaldéen en Suède ou un chef d’entreprise industrielle en Allemagne, sinon leur nationalité turque de départ? Le champ migratoire actuel couvre Europe occidentale et orientale, Etats-Unis et Canada, Australie, pays arabes producteurs de pétrole, Russie et Asie centrale, Afghanistan et Irak en difficile reconstruction. Trois à quatre millions de personnes sont directement concernées, auxquelles s’ajoutent deux à trois millions de personnes ayant un moment tenté l’aventure de l’émigration, soit au total plus de sept millions de ressortissants turcs concernés en cinq décennies, de 1957 à aujourd’hui.

Comme dans la migration interne, la migration internationale s’organise autour d’un fait sociologique majeur, fréquent au Moyen-Orient comme dans les Balkans: l’existence de réseaux sociaux imbriqués et concurrents fondés sur des solidarités fortes. En Turquie, cela prend deux formes principales: les réseaux de parentèle (akrabalïk) et les réseaux d’originaires d’un même «pays» (hemshehrilik). Pour peu que, comme chez les Kurdes, cela recoupe des segments tribaux, ou, chez les musulmans pratiquants, des réseaux confessionnels et confrériques (tarikat), l’origine géographique se double d’une cohésion interne, ethnique, tribale, politique, religieuse… forte, cadrant plus ou moins avec la parenté et l’alliance. En termes de migrations, on peut caractériser ce phénomène comme une filière migratoire, population apparentée et solidaire, émigrant en collectif, dotée d’une personnalité spécifique et capable de fonctionner sur un mode diasporique transnational. La traduction locale est un groupe de familles qui se connaissaient avant l’émigration (mêmes origines et valeurs, réseaux d’interconnaissance, alliances matrimoniales) et se retrouve localisée sur un même site de résidence en Europe.

Pour illustrer ce propos, prenons le cas des Posof’lou de Flers que l’on retrouve à Bordeaux, en Belgique, Suède et Allemagne ou des Emirdagh’lï de Schaerbeek (agglomération de Bruxelles) que l’on retrouve à Saint-Chamond, mais aussi à Bordeaux, des originaires de Develi qui sont implantés à Vierzon, des Kurdes de Dersim-Tundjeli présents en Bretagne, des Yalvatch’lï de toute la France du sud-ouest. Il s’agit à chaque fois d’une filière migratoire (les Posof’lou de Flers représentent 95% de la population turque de la ville, originaires d’une seule vallée à la frontière géorgienne; celle de Schaerbeek représente la majorité des 20.000 Turcs de Bruxelles, à tel point qu’une ligne charter joint Bruxelles à Ankara pour la desserte de la dite communauté). Ce phénomène, général, est souligné en France, Allemagne, Grande-Bretagne comme aux Pays-Bas, par de nombreux chercheurs ayant travaillé sur l’immigration turque. Chaque lieu d’implantation européen est ainsi lié, souvent sans le savoir, à une (ou plusieurs) petite région d’émigration en Turquie [5].

Est-ce à dire qu’il est impossible de décrire les origines géographiques des migrants turcs? En fait, non. Mais il est nécessaire de bien connaître le terrain de départ en Turquie: chaque cité ou région d’Europe abrite des originaires d’un peu toute la Turquie, mais une ou plusieurs filières y donnent la personnalité spécifique de l’immigration. Des constantes ont été relevées: les Turcs d’Allemagne viennent plus facilement de Turquie égéenne que ceux de France, arrivés plus tardivement, plutôt au début des années 1970, d’Anatolie centrale et orientale, car recrutés sur des modes différents et plus souvent irréguliers au départ. Les Turcs des pays arabes ou de Russie et du Kazakhstan sont plus souvent des Anatoliens orientaux, arrivés durant les années 1980, voire 1990, sur le marché de l’émigration. Donc en fait proches de ceux de France… ou de Suède: la politique favorable à la demande d’asile y a amené, comparativement, plus de Kurdes et d’Assyro-Chaldéens, mais les Yézidis, Kurdes eux-aussi, sont souvent partis vers l’Allemagne. On se rappellera l’échouage en 2001 près de Fréjus d’un cargo surchargé de clandestins [6]: tous les efforts des autorités locales et nationales se sont heurtés à la volonté farouche des passagers de partir vers des villes allemandes ou britanniques où résidaient leurs proches, Kurdes et Yézidis d’origine syrienne; la France a priori ne les intéressait pas! En revanche, d’autres Kurdes, parfois yézidis, souvent turcs cette fois les attendaient en Allemagne. Ce cas illustre parfaitement le caractère transfrontalier de nombre de populations minoritaires turques et moyen-orientales où ce n’est pas l’origine géographique (ou même nationale) stricto sensu qui prime, mais bien l’appartenance de groupe et l’organisation en réseau.

Quelques phénomènes spécifiques viennent encore compliquer le tableau: on rencontre de très nombreux Kurdes parmi les migrants turcs, or ceux-ci sont très rarement originaires de ce que les Turcs appellent l’Anatolie du Sud-Est (Güneydoghou Anadolou) et les intéressés Kurdistan. La raison en est simple: nombre d’entre eux, par le biais d’un exode rural massif, voire de déportations internes récentes ou plus anciennes, sont nés dans les départements occidentaux et particulièrement les métropoles comme Istanbul, Ankara ou Izmir. La Méditerranée, très enclavée et peu peuplée jusqu’aux années 1980, est elle aussi très peu présente dans l’émigration, à la notable exception de la plaine de Tchoukourova (Cilicie) où la ville d’Adana est justement un pôle de croissance attractif [7].

* Stéphane DE TAPIA est chargé de recherche au CNRS, «Cultures & Sociétés en Europe», Strasbourg.

[1] Rappelons, à ce propos, que la Russie, le Kazakhstan et l’Azerbaïdjan ont également un territoire situé «à cheval sur deux continents».
[2] Rumeli, Roumélie, littéralement le pays des Romains/Chrétiens; soit, en turc et en arabe: Rum, Rumî.
[3] Marcel Bazin, «La région, cette inconnue… Réflexion sur l’identité régionale dans le monde turco-iranien», in D. Balland (Ed.), Hommes et Terres d’Islam. Mélanges offerts à Xavier de Planhol, IFRI, Téhéran, 2000, Vol. 53, tome 2.
[4] Altan Gokalp, L'immigration turque en Europe Occidentale: repères et tendances, Travaux de l’Institut de Géographie de Reims, 1986, n° 65/66.
[5] Stéphane de Tapia, «Immigrations turques en Europe: typologies des espaces et des réseaux », Les Dossiers de l’IFEA, Série la Turquie aujourd’hui: Migrations et mobilités internationales: la plateforme turque, n° 13, Istanbul, IFEA.
[6] Le cargo East Sea a échoué le 17 février 2001. Alertés sur la politique restrictive d’accueil de la France, ces réfugiés ont d’abord menti sur leur réelle provenance, se disant Irakiens. Les Kurdes de France, qu’ils soient originaires d’Irak, d’Iran, de Turquie ou de Syrie, se sont alors mobilisés en leur faveur. Certains ont finalement obtenu l’asile en France, d’autres ont rejoint leurs cousins turcs en Allemagne.
[7] Région de prédilection du romancier Yashar Kemal, la plaine d’Adana, lieu de relégation ou de colonisation forcée à l’époque ottomane, est aujourd’hui une plaine drainée et irriguée consacrée au coton et le siège d’une intense activité industrielle.

Photo : © Celia Chauffour