Les orphelins sociaux en Russie, grands perdants de la transition

En une décennie, le nombre d’orphelins sociaux s’est accru de manière impressionnante en Russie. En cause, la paupérisation de la société. Aujourd’hui encore, l’Etat n’accorde pas d’attention à ces jeunes victimes de la transition. Pourtant, les risques sont nombreux pour l’avenir.


Ce n’est pas parce que l’on est orphelin que l’on n’a pas de parents. La preuve ? Plus de 95% des enfants pris en charge par une autorité de tutelle en Russie ont des parents. Ils appartiennent à cette catégorie officiellement reconnue qu’est « l’orphelin social » : un enfant dont au moins un parent biologique est vivant mais qui ne s’occupe pas de lui. 30% d’entre eux vivent dans des internats, les autres étant dans des structures « familiales ».

Depuis dix ans, le nombre d’orphelins sociaux est en nette progression. Selon le programme Assistance to Russian Orphans (ARO ) de l’Agence des Etats-Unis pour le développement international (USAID ), on comptait, en 2002, 683 700 orphelins en Russie, soit 257% de plus par rapport à 1990 ! A en croire la Banque Mondiale, presque 2 enfants sur 100 sont « privés des soins de leurs parents de naissance » en Russie, soit deux fois plus que dans les autres pays industrialisés.

Un phénomène hérité de l’époque soviétique

Ce phénomène n’est pourtant pas nouveau. A l’époque soviétique, on considérait en effet que les institutions représentaient un environnement plus favorable à la bonne éducation d’un enfant que sa famille. Ainsi, dans les années 1950, on plaçait en institution non seulement les enfants dont les parents étaient morts à la guerre, mais aussi d’autres, afin que leurs parents puissent participer à l’effort de construction du communisme. Tandis qu’en Europe, on s’alarmait déjà des répercussions néfastes de l’institutionnalisation sur le développement de l’enfant.

Aujourd’hui, un enfant peut devenir « orphelin social » pour plusieurs raisons : lorsque ses parents sont alcooliques ou drogués, lorsqu’il est victime d’abus, lorsqu’il vient d’une famille monoparentale ou enfin lorsqu’il est handicapé (les enfants handicapés, âgés de 0 à quatre ans, représentaient en 2000 25% des placements en institution, selon le Ministère russe de la santé). Près de 51% des enfants placés dans ces foyers l’ont été volontairement par leurs parents qui soit les ont abandonné, soit ont officiellement renoncé à leur droit de garde. En effet, les maternités encouragent souvent les mères seules ou très jeunes à abandonner leur enfant, surtout s’il est né atteint d’une déficience mentale ou motrice.

Pourtant, ces raisons n’expliquent pas seules la recrudescence d’orphelins sociaux en Russie. En effet, il faut replacer ces statistiques dans le contexte socio-économique difficile des années 1990, qui a multiplié les facteurs de risque d’abandon. Selon l’UNICEF, l’augmentation du nombre d’orphelins sociaux est en relation directe avec la paupérisation de la société russe au cours de la transition. Si les familles avec enfants représentent 36,6% des foyers russes, elles représentent par contre 50 à 60% des foyers pauvres, c'est-à-dire ayant un revenu inférieur à 2,15 dollars par jour. D’après la Banque Mondiale, dans les années 1990, un enfant sur deux était pauvre et aujourd’hui deux tiers des familles avec trois enfants ou plus sont pauvres.

Des mécanismes de soutien à la famille inadaptés

Dans ce contexte économique défavorable, le système d’aides financières en amont est inadapté, et empêche les autorités de remplir leur rôle de prévention de l’abandon. Par exemple, selon le Comité d’Etat aux statistiques (Goskomstat ), la pension mensuelle perçue par les familles pauvres pour les aider à élever leur enfant s’élève à 70 roubles, soit 2 euros par mois pour une famille avec deux parents, et à 140 roubles pour une famille monoparentale, ce qui représente moins de 5% du minimum de subsistance mensuel par enfant. Autant dire que cette aide est insignifiante financièrement.

En théorie centré sur les besoins de l’enfant, le nouveau Code de la Famille de 1995 pose problème dans son application pratique. La priorité affichée est de maintenir l’enfant à tout prix dans la famille, ce qui montre une évolution des mentalités et une volonté d’inverser les tendances du système. Mais l’Etat ne dispose pas d’outils pertinents pour mener à bien des réformes dans ce secteur. En effet, trois ministères sont en charge de l’aide sociale à l’enfance : le ministère de la Santé, celui de l’Education, et enfin celui du Travail et du Développement Social. Cependant, il n’existe aucune structure institutionnelle ou agence fédérale pour la coordination des politiques d’aide à l’enfance, comme dans la plupart des pays européens.

Enfin, si les législations cadres sont définies au niveau fédéral, leur application, le versement des aides financières et en nature, ainsi que la mise en place de structures de proximité de soutien aux familles sont décentralisés au niveau régional et local. Il va sans dire que cela crée d’énormes disparités régionales dans l’accès à ces services.

La difficulté qu’éprouve l’Etat russe à enrayer ce phénomène n’est pas pour autant surprenante. Les réformes se heurtent aux mêmes difficultés structurelles que celles des autres secteurs. Leur mise en œuvre prendra du temps, et nécessitera une volonté politique forte. S’attaquer aux véritables racines du problème implique de s’attaquer aux maux de la société contemporaine que sont le chômage, l’alcool, la drogue, la baisse de revenus… A cet égard, les orphelins sociaux jouent un rôle d’indicateur évident : le nombre croissant d’enfants abandonnés signifie que l’on s’enfonce de plus en plus dans une crise socio-économique.

Par Laure TREBOSC