À partir des résultats de sondages, le « Monitoring de la mémoire sociale en Lettonie », étude sociologique récente, met en valeur l'attitude des Lettons face à l'histoire de leur pays au 20e siècle, ainsi que leur participation aux cérémonies de commémoration qui lui sont consacrées.
Dans les discours politiques et les médias la société lettone est généralement présentée comme partagée entre deux visions diamétralement opposées de la Seconde Guerre mondiale. Un travail d'enquête a tenté de vérifier l’idée qui s'est même répandue dans l'opinion publique, selon laquelle il existerait en Lettonie deux communautés de mémoire, définies par l'appartenance ethnolinguistique ou linguistique. On estime en effet que les «russes» ou russophones reprennent l'interprétation officielle soviétique de l'histoire qui fait des soldats de l'Armée rouge des héros, tandis que les «lettons» ou lettophones privilégient une interprétation de la guerre élaborée en émigration, qui accentue les crimes soviétiques, exprime de la sympathie envers ceux qui ont combattu le pouvoir soviétique ou reflète le «paradigme des deux maux», dans lequel Staline et Hitler sont mis au même niveau. Cette polarisation est mise en scène et s'enflamme dans l'espace public lors des cérémonies de commémoration des événements de la guerre.
Le «Monitoring de la mémoire sociale en Lettonie»[1], un travail récent sur l'opinion publique lettone, fait état d'une situation bien plus nuancée et complexe. L'objectif de cette enquête était de caractériser l'attitude des Lettons face aux événements de l'histoire de leur pays au 20e siècle et de leurs commémorations, ainsi que son évolution. Ce travail s'est appuyé sur des sondages[2] réalisés entre 2004 et 2012. Pour vérifier la concordance entre l'attitude face à l'histoire et l'appartenance linguistique, les réactions des personnes sondées ont été notamment corrélées avec des critères linguistiques. Pour ce travail, c’est la langue parlée en famille qui a défini l'appartenance linguistique[3].
Une attitude fragmentée envers les soldats
Les résultats de l'enquête montrent que l'attitude envers les anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale est bien plus équivoque et fragmentée qu’on ne l’imagine, aussi bien parmi les lettophones que chez les russophones de Lettonie. Globalement, les Lettons (habitants de la Lettonie) ont tendance à considérer leurs aïeux qui ont combattu dans l'armée nazie (sommairement désignés en letton par le terme «légionnaires»)[4] comme des victimes de la guerre (33% des sondés), et ceux qui ont combattu dans l'Armée rouge[5] à la fois comme des héros et comme des victimes (37% des sondés).
La majorité des personnes qui parlent letton en famille perçoivent les légionnaires comme «à la fois héros et victimes» (39%), tandis que 31% des russophones interrogés les présentent comme des criminels, ce qui correspond au cliché de la mémoire sociale de la communauté russophone. Toutefois, les russophones sont aussi nombreux à les considérer comme des victimes et 22% ont choisi la réponse «à la fois héros et victime».
Une grande partie des russophones de Lettonie considèrent les combattants de l'Armée rouge à la fois comme des héros et comme des victimes (39%). Et la proportion est semblable parmi les lettophones (36%). Toutefois, dans les deux groupes on trouve des sondés qui voient en eux uniquement des victimes. Ainsi, on peut dire que parmi les deux grandes communautés linguistiques de Lettonie, il n'existe pas d'image dominante des combattants de la Seconde Guerre mondiale, et que globalement les habitants de Lettonie ont tendance à «victimiser» les anciens combattants, quel que soit le camp dans lequel ces derniers se sont trouvés, et non à les glorifier. Cette image correspond au «paradigme des deux maux»: la Lettonie fut la victime des crimes de deux dictateurs qui égalaient en violence (Hitler et Staline), le pays n'ayant pas été un acteur autonome de la guerre –ce qui est la position officielle de la République de Lettonie aujourd'hui[6].
Quant à la participation aux commémorations officielles et non-officielles des événements de la guerre et de l'après-guerre, on peut dire que l'attitude des deux groupes linguistiques est dissymétrique. Les russophones soutiennent plutôt la commémoration de la victoire sur l'Allemagne nazie, le 9 mai, mais ne soutiennent pas celle des légionnaires, le 16 mars, tandis que les lettophones adoptent la posture inverse. Les deux groupes ont en revanche le même taux, très faible, de participation aux commémorations de la Shoah –93% des lettophones et 87% des russophones n'ont jamais assisté à la journée de commémoration du génocide juif, qui se déroule traditionnellement en Lettonie le 4 juillet.
La période soviétique, une attitude plus positive mais sans nostalgie
Depuis 2005, le soutien de la société lettone au «paradigme de l'occupation» s'est affaibli. Celui-ci s’appuie sur l’idée que le peuple letton n'a pas souhaité l'incorporation à l'URSS, que le pays a été conquis par la violence, alors comparée à celle de l'occupation allemande (contrairement donc à la position officielle soviétique selon laquelle la Lettonie a adhéré librement à l'URSS car c'était la volonté du peuple). Le paradigme de l'occupation fonde la politique mémorielle et la législation de la Lettonie post-soviétique, et c'est également sur sa base qu'est définie la distinction entre citoyens et non-citoyens [partie des migrants de l'époque soviétique non naturalisés de plein droit, ayant reçu un passeport letton mais ne jouissant pas de tous les droits constitutionnels, notamment de vote ndlr]. Précisons que dans l'espace public letton, la réponse à la question, «Y a-t-il eu occupation de la Lettonie?» n'est pas formulée en termes seulement factuels mais également moraux et idéologiques[7]. Toutefois, les résultats de l'enquête montrent que la part des personnes qui considèrent que la Lettonie fut annexée suite à une agression est passée de 47% en 2004 à 43% à la fin de 2012. La part des personnes qui évaluent négativement l'annexion soviétique de la Lettonie a également baissé, passant de 49% en 2004 à 37% en 2012.
L'évaluation de la période soviétique dans son ensemble (définie ici comme allant de 1945 à 1990) est donc devenue plus neutre, voire positive. Toutefois, la société lettone n'est pas caractérisée par une nostalgie de la période soviétique: 65% des personnes sondées ont répondu qu'elles ne souhaitent pas le rétablissement du régime soviétique (même si 25% ont choisi la réponse opposée).
Précisons que, dans l'espace public letton, l'expression d'un jugement positif portant sur la période soviétique est considéré comme problématique, la période comprenant également les vagues de répression, y compris des déportations de masse. C'est précisément le lien entre la période soviétique dans son ensemble et les répressions qui a servi de justification à la résolution du Parlement letton de placer au même niveau les symboliques soviétiques et nazies en interdisant de les utiliser l'une comme l'autre lors de manifestations publiques[8]. Toutefois, les résultats de l'enquête témoignent de ce que la société lettone fait la différence entre la période soviétique dans son ensemble et les répressions de masse. 72% des sondés ont répondu qu'ils considèrent que les déportations de masse en Sibérie «n'étaient en aucun cas justifiables».
L'effet de la déception
Les sondages d'opinion menés ces dernières années avaient confirmé qu'un des épisodes de l'histoire de la Lettonie évalués de manière la plus positive est la Troisième Atmoda (Éveil, 1988-1991), caractérisée par une grande mobilisation émotionnelle et nationale. Toutefois, le monitoring montre que le statut de cette période s'est affaibli dans l'opinion publique[9]. Ce sont surtout les jeunes et les personnes âgées de 55 à 74 ans qui ont adopté un point de vue négatif. Mais l'évaluation de la période est restée stable pour la génération des 45-54 ans, qui a activement participé aux événements politiques de l’Atmoda (manifestations, engagement dans des organisations politiques, présence sur les barricades face aux forces armées spéciales de l'Intérieur ou OMON, etc.).
Les événements de l'année 2012 en Lettonie et la rhétorique correspondante permettent d'expliquer l'adoption par les russophones d'une attitude négative à l'égard de la période de l'Atmoda: durant l'hiver 2012 fut organisé un référendum sur l'octroi à la langue russe d'un statut de deuxième langue officielle en Lettonie; durant l'automne de la même année, la Commission centrale électorale empêcha l'organisation d'un référendum sur l'octroi de la citoyenneté à part entière aux non-citoyens, alors que les 10.000 signatures requises par la procédure avaient été recueillies. La décision avait été justifiée par le fait que le référendum n'était pas conforme au principe de continuité de l'État. Il s'agit là de la version officielle de l'histoire de la Lettonie au 20e siècle qui fait postulat que l'État letton, occupé de facto entre 1940 et 1990, a continué à exister de jure. C'est pourquoi seules peuvent être considérées comme des citoyens les personnes qui habitaient sur le territoire national avant 1940 ainsi que leurs descendants. Durant les débats sur l'organisation de ces deux référendums, la presse russophone de Lettonie a largement attisé un sentiment de déception dans la population en faisant référence à la promesse du Front populaire de Lettonie, fondé en 1988, de garantir la citoyenneté à tous les habitants de Lettonie. Le Front populaire était devenu, au début de l'année 1990, la principale force politique de Lettonie mais c'est seulement une «non-citoyenneté» qui fut accordée ensuite par la nouvelle législation à ceux qui avaient fait leur vie en Lettonie à l'époque soviétique. Ces allusions à la promesse non honorée de l'époque de l'Atmoda a également pu provoquer une attitude plus négative à l'égard de cette période en général. La hausse, entre 2010 et 2012, de cette attitude négative est deux fois plus faible parmi les lettophones que parmi les russophones.
Traduction du letton : Eric Le Bourhis
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Notes :
[1] Mārtiņš Kaprāns & Olga Procevska, «Latvijas sociālās atmiņas monitorings», Latvijas Universitāte, Latvijas Republikas Kultūras ministrija, 2013. La version complète de l'étude est disponible sur le site: http://ej.uz/atminas-monitorings
[2] Les sondages, réalisés auprès d’échantillons de plus de 1.000 personnes, ont été réalisés par l'entreprise SKDS. Elle a procédé par interviews directes réalisées chez les personnes sondées.
[3] Il s'agit là d'un paramètre typique des sondages en Lettonie. Les seules réponses possibles sont «letton» ou «russe». L'usage de ce paramètre est donc limité notamment par le fait que le bilinguisme letton-russe est très répandu en Lettonie. Les réponses ont été analysées en cherchant des tendances non seulement suivant les paramètres linguistiques mais aussi suivant l'âge, le lieu de résidence (ville ou campagne), le niveau d'éducation et de revenus. Globalement, les différences d'attitude semblent correspondre aux paramètres linguistiques mais pas de la manière dont on l'entend généralement.
[4] Environ 115.000 personnes, soit plus de 5% de la population du pays d'après Uldis Neiburgs, «Latviešu militārie formējumi PSRS un Vācijas bruņotajos spēkos», in Uldis Neiburgs & Vita Zelče (dir.), (Divas) puses. Latviešu kara stāsti, Rīga: Mansards, p.82.
[5] Environ 90.000 personnes, ibid., p.52.
[6] Cf. http://www.mfa.gov.lv/en/policy/history/
[7] Le milieu politique letton exige des hommes politiques russophones la clarification de leur position face à cette question.
[8] Cf. http://www.baltic-course.com/eng/legislation/?doc=76600
[9] Depuis 2010, la part des personnes qui évaluent l'Atmoda de manière positive a baissé de 7% et la part de celles qui l'évaluent négativement a augmenté de 8%.
Vignette : Commémorations du 9 mai à Riga, Olga Procevska, 2013.
* Doctorante à l'Université de Lettonie