L’extinction d’un peuple finno-ougrien: les Vepses

La République de Carélie fut peuplée par de nombreuses ethnies finno-ougriennes avant de devenir un territoire russe. Son statut actuel de république permet à ces peuples d’affirmer leur identité culturelle et de protéger leur langue.


Le musée ethnographique vepse de ChioltozeroOutre les Caréliens et les Finlandais, les Vepses constituent la troisième minorité finno-ougrienne de cette région du nord de la Russie.

Une ethnie ancienne au territoire divisé

L’origine du mot « Vepse » reste à ce jour inconnue. Ils sont mentionnés pour la première fois dans des Chroniques russes du 9e siècle sous l’appellation de « Ves ». Des études archéologiques et toponymiques ont montré que, jusqu’au 11e siècle, les Vepses peuplaient un large territoire s’étendant de la vallée de la Souda, au sud du lac Beloïe, jusqu’au nord du lac Onega et qu’ils contrôlaient les principales voies de communication de cette région. A partir du 12e siècle, les contacts entre les Vepses et les Russes s’intensifièrent. Les Vepses s’intégrèrent progressivement dans la République de Novgorod, puis dans le tsarat de Russie, en abandonnant partiellement leur culture et leur langue.

Les premiers textes littéraires vepses sont apparus au début du 19e siècle. Au début des années 1930, le vepse fut codifié autour d’un alphabet latin mais, en 1936, Staline leur imposa l’alphabet cyrillique. Ce n’est que depuis 1991 que les Vepses emploient à nouveau l’alphabet latin pour leur langue.

En 1992, les Vepses se choisissent un drapeau, constitué d’un fond vert avec une croix scandinave bleue bordée de jaune. Le vert du drapeau symbolise les forêts de Carélie, tandis que le bleu incarne ses lacs. De plus, ils sont représentés dans l’Association russe des peuples indigènes du Nord (RAIPON) qui protège les droits et les intérêts culturels de 41 groupes ethniques du nord de la Russie et leur offre une assistance dans les problèmes environnementaux, sociaux, économiques et éducatifs.

Les Vepses sont implantés entre les lacs Ladoga et Onega, notamment le long des rivières Svir et Oyat. Ils sont répartis entre la rive sud-ouest du lac Onega en République de Carélie, l’est de l’oblast de Leningrad et l’ouest de l’oblast de Vologda.

Suivant leur répartition géographique, les Vepses sont divisés en trois groupes linguistiques distincts :
- Les Vepses du nord, qui peuplent la rive sud-ouest du lac Onega en Carélie, dans l’ancien Territoire national vepse;
- Les Vepses du centre, autour de Saint-Pétersbourg, dans les raïons de Podporojski et de Lodeïnopolski, et à l’ouest du lac Beloïe, dans l’oblast de Vologda, dans les raïons de Vytegorski et de Babaïevski.
- Les Vepses méridionaux, situés au sud-est de Saint-Pétersbourg, dans le raïon de Boksitogorski.

Une situation administrative ambiguë

Le 20 janvier 1994, un Territoire national vepse (Vepskaia natsionalnaia volost) fut fondé en divisant le raïon de Prionejski, au sud de la République de Carélie. Il s’agissait d’une autonomie municipale (volost) regroupant treize villages peuplés majoritairement de Vepses. Les entrées de ces villages sont signalées par des panneaux en russe et en vepse.


L’entrée du village de Chioltozero, avec les panneaux en russe et en vepse (photo : Luc Hermann)

Le territoire national vepse est situé dans une région très boisée, qui permit aux Vepses de travailler comme bûcherons. De ce fait, ils n’eurent pas à émigrer vers Petrozavodsk pour trouver du travail et leurs traditions purent se conserver. Aujourd’hui, de nombreux Vepses vivent en outre de la pêche sur le lac Onega.

Le centre de ce Territoire était constitué par la localité de Chioltozero, dans laquelle un musée consacré aux traditions vepses fut inauguré en 1967. Ce musée tente également d’ancrer la présence vepse dans le territoire carélien en manipulant le passé. Ainsi, plusieurs panneaux sur des découvertes archéologiques mentionnent que des peuples « proto-vepses » peuplaient déjà la Carélie au 3e millénaire av. J.-C. !


Le musée ethnographique vepse de Chioltozero (photo : Luc Hermann)

Le territoire national vepse a été supprimé le 1er janvier 2006 pour être remplacé par trois localités rurales : Chioltozero, Chokcha et Rybreka, faisant à nouveau partie du raïon de Prionejski. L’autonomie culturelle vepse est reconnue dans ces trois localités.

De 1994 à 2005, les Vepses ont donc bénéficié d’un territoire déterminé pour affirmer leur existence. Cependant, ce territoire ne regroupait que moins de 15 % des Vepses de Russie et moins de 25 % des Vepses de Carélie. Ainsi, lors du recensement de 2002, le nombre de Vepses en Russie s’élevait à 8 240 personnes, dont 4 870 installés en Carélie ; 2 019 dans l’oblast de Leningrad et 426 dans l’oblast de Vologda. Quant au Territoire national vepse, sur ses 3 493 habitants, seuls 1 202 se définissaient comme Vepses. En Russie, les Vepses sont donc divisés principalement entre trois entités administratives et, au sein même de leur ancien territoire, ils ne constituent qu’une minorité de la population, sans pouvoir prétendre représenter réellement les Vepses de Carélie.

Renouveau culturel ou chant du cygne ?

Depuis 1987, la culture vepse tente de s’affirmer, notamment grâce à la création du festival culturel Elupuu (Arbre de vie) et à l’enseignement de cette langue finnique, proche du carélien, dans certaines écoles. Depuis 1993 paraît le journal Kodima (Patrie). Il traite de sujets liés à des événements culturels et à la vie locale des Vepses de Carélie. Ce journal n’est cependant tiré qu’à 990 exemplaires. En outre, sur les quatre pages du journal, les deux pages centrales sont consacrées à des articles écrits en russe, tandis que seules la première et la dernière page offrent des articles en vepse.

Le renouveau culturel passe d’abord par un renouveau linguistique. Ainsi, depuis une dizaine d’années, les jeunes générations sont ciblées pour l’apprentissage du vepse. Les revues pédagogiques destinées aux enfants mettent l’accent sur des contes et des poèmes, sur des thèmes liés à la nature et aux animaux, en particulier les ours, mais également sur les aspects économiques de l’industrie papetière en Carélie, sur les règles pour la circulation automobile et sur les cadets dans l’armée russe ! De même, si le journal Kodima évoque principalement le folklore et la langue vepses, plusieurs exemplaires traitent également du rôle passé et présent de l’armée russe.

Il n’est cependant pas permis de trancher si cette importance de l’armée dans les publications vepses est liée à une assimilation de la culture militaire russe par les Vepses ou bien s’il s’agit d’un acte d’allégeance des Vepses envers l’État russe, de manière à rassurer le pouvoir central russe sur leur respect des institutions nationales.

Ces tentatives de redonner à l’identité vepse et à sa culture un nouvel élan ne peuvent masquer la réalité de l’amenuisement des personnes se définissant comme Vepses. Si, en 1989, les Vepses constituaient encore une communauté de 12 500 personnes, ils ne furent plus que 8 240 en 2002 à revendiquer cette identité. De même, bien que l’université de Petrozavodsk propose dans sa faculté de lettres balto-finlandaises un cursus d’étude du vepse, seuls 17 étudiants suivaient ces cours en décembre 2009, répartis sur les cinq années du cursus.

L’identité vepse souffre en réalité de sa proximité avec les groupes ethnico-linguistiques finnois et caréliens. En Carélie, les Vepses ne représentaient en 1989 que 0,8 % de la population, tandis que les Caréliens atteignaient les 10 % et que les Finnois comptaient pour 2,3 % de la population. Face à ces deux minorités numériquement supérieures, les Vepses ne sont donc pas en position de force pour assurer leur visibilité et leur représentation politique au sein de la République de Carélie. En outre, la proximité géographique de la Finlande et les perspectives économiques qu’offre ce pays aux jeunes Russes de Carélie poussent les adolescents vepses à choisir l’apprentissage du finnois plutôt que celui d’une langue cantonnée à quelques villages et que leurs parents ne parlent même pas. La réalité linguistique des jeunes vepses est donc le finnois, mais également le russe et l’anglais pour les échanges avec les étrangers. En raison du nombre insuffisant d’élèves, on commence d’ailleurs, depuis quelques mois, à fermer certaines écoles enseignant le vepse.

Les jeunes vepses émigrent vers Petrozavodsk et Saint-Pétersbourg pour étudier et trouver du travail. Par les nombreux mariages mixtes -inéluctables dans une population réduite à moins de 10 000 âmes-, c’est la conscience même de l’appartenance ethnique vepse qui disparaît.

De même, les cimetières du Territoire national vepse montrent que l’identité vepse est subordonnée à l’identité russe. En effet, si les Vepses revendiquent l’alphabet latin pour l’emploi de leur langue, en revanche, c’est l’alphabet cyrillique qui est systématiquement employé sur leurs pierres tombales. Les Vepses étant de confession russe orthodoxe, la religion ne leur permet nullement une affirmation identitaire par rapport aux Russes. Ils sont nés en Russie, ont souvent le russe pour langue maternelle et ils meurent au sein de l’église orthodoxe de Russie. L’identité vepse ne trouve finalement pas plus place durant leur vie qu’après leur mort.

Sources principales :
Irina Iou. Vinokourova (ed.),Vepsy : istoria, koultoura i mejetnitcheskie kontakty, Petrozavodsk, 1999.
Rein Taagepera, The finno-ugric Republics and the Russian State, 1999.
http://www.ugrimedia.de/

* Historien de l’art et archéologue (Université de Liège), diplômé en Sciences politiques de l’Académie diplomatique de Vienne et auteur du livre Aller-retour inachevé en ex-Yougoslavie, 2009.