Brève histoire de la Nouvelle-Zemble d’avant l’ère nucléaire

Entre mer de Barents et mer de Kara, la Nouvelle-Zemble constitue un territoire singulier mais méconnu de l’Arctique. Pour comprendre la particularité de cet espace, à l’interface entre mer de Barents et mer de Kara, il est intéressant de se replacer dans une perspective historique montrant sa progressive intégration dans l’orbite russe.


nouvelle-zembleLa Nouvelle-Zemble (Novaïa Zemlia, littéralement «Nouvelle Terre»), est un archipel de l’océan Arctique russe situé au-delà du cercle polaire. Elle se compose de deux îles principales, Severny (au nord) et Ioujny (au sud), séparées par l’étroit détroit de Matotchkine. L’ensemble est bordé à l’ouest par la mer de Barents et à l’est par la mer de Kara. La superficie totale de l’archipel est d’environ 90 650 km². Il fait actuellement partie intégrante de l’oblast d’Arkhangelsk. On y comptait 2 712 habitants en 2002, dont 2 622 à Belouchia Gouba, unique bourgade et centre administratif. Il n’y reste actuellement qu’une centaine d’autochtones Nenets, vivant encore principalement de la pêche, de la trappe et de la chasse à l’ours blanc ou au phoque.

Au sud, à hauteur du 70e parallèle, la Nouvelle-Zemble est séparée du continent par le détroit de Kara et l’île côtière Vaïgatch. Plus au nord, par delà le 80e parallèle, s’égrène le chapelet d’îles de la Terre François-Joseph. Le climat y est polaire, de type humide, avec de la pluie, de la neige et du brouillard selon les saisons (-17°C en février/+7°C en juillet). La Nouvelle-Zemble est en fait la prolongation géologique de la chaîne de l’Oural. Elle forme donc un relief particulièrement montagneux mais qui n’excède toutefois pas 1 570 mètres d’altitude. Si Severny est recouverte de nombreux glaciers, Ioujny offre davantage un paysage de toundra. Du point de vue des ressources minières, l’archipel possède de nombreuses réserves de cuivre, de plomb et de zinc. Au large, la plate-forme continentale regorge de gisements de gaz et de pétrole qui sont au cœur des futurs enjeux énergétiques.

Le temps des découvreurs

Bien avant les grandes explorations maritimes officielles, les chasseurs de fourrures russes ont été les véritables découvreurs anonymes de la Nouvelle-Zemble, dès le XIe ou le XIIe siècle. C’est dans leur sillage que, bien plus tard, les grandes expéditions maritimes et aujourd’hui l’exploitation de la Route maritime du nord prolongent cette aventure commerciale. Plus à l’ouest, on considère qu’à la même époque les Vikings exploraient déjà de leur côté l’archipel du Svalbard. La période médiévale a connu un optimum climatique entre les IXe et XIIIe siècles, qui a été propice aux navigations vers les hautes latitudes, permettant de circuler sur des mers beaucoup plus libres de glace. De manière comparable, le réchauffement climatique actuel ouvre dorénavant des espaces maritimes que le refroidissement du Petit âge glaciaire avait progressivement refermés entre les XIVe et XIXe siècles.

Lors de l’optimum climatique médiéval, des colons russes, les Pomors, « ceux qui vont sur la mer » s’établissent sur les côtes de la mer Blanche et sur les bords de la Petchora, à concurrence des populations autochtones, notamment les Nenets. Ils vont lentement diffuser leur front de colonisation vers le nord-est, en particulier vers les côtes arctiques, et même s’établir par delà l‘Oural dès le XIVe siècle, c’est-à-dire avant même la conquête historique de la Sibérie par les cosaques des XVIe et XVIIe siècles. Ces Promychliniki sont avant tout des trappeurs et des chasseurs de bêtes à fourrures. Ils s’intéressent aussi à l’ivoire, celui des morses et, même, celui des mammouths de Sibérie.

La prise de contrôle des territoires du nord et de leurs ressources se fait parallèlement à l’expansion des monastères orthodoxes. Par exemple, le monastère d’Arkhangelsk est fondé dès 1130. S’ensuivent de nombreux ermitages qui marquent les premiers vrais points d’ancrage symboliques de la présence russe dans les territoires des bords de la mer Blanche jusqu’à l’embouchure de la Petchora. Ce développement s‘accompagne d’un essor du commerce et sous le contrôle politique du royaume de Novgorod. Les Pomors vont systématiser progressivement la reconnaissance et l’exploration des rivages septentrionaux. Leur maîtrise de la navigation côtière et fluviale, grâce à leurs embarcations (kotchi), y compris dans des eaux souvent encombrées de glace, combinée à l’utilisation de traineaux sur la neige, leur permettent de progresser plus avant dans ces territoires extrêmes.

C’est surtout la recherche du passage maritime du Nord-Est par les Européens qui conduit à l’exploration planifiée des mers septentrionales au XVIe siècle. En effet, les Occidentaux rêvent d’établir des contacts avec la Moscovie, Kiev et Novgorod. En particulier, les marchands de la Hanse sillonnent alors largement la Baltique et les côtes scandinaves. Les pêcheurs de harengs partent déjà toujours plus loin vers le nord. Quelques rares allusions dans les textes du milieu XVe évoquent qu’au-delà de la Scandinavie il existe un autre golfe gelé un tiers de l’année. L’idée de gagner la Moscovie par la Route maritime du nord germe. En 1549, Herberstein[1] publie ses relations de voyages en Moscovie et entraîne déjà ses lecteurs dans un voyage pittoresque jusqu’à la Petchora et l’Ob.

Ainsi, en 1553, les anglais Willoughby et Chancellor[2] partent en quête d‘une nouvelle route maritime qui passerait par le nord-est. Le moteur de cette exploration du passage du nord-est est principalement le fait qu’à cette époque la route terrestre des Indes est coupée, sous contrôle ottoman, tandis que les autres routes océaniques restent sous monopoles portugais et espagnol. Des trois navires au départ d’Angleterre, seul celui de Chancellor atteint Arkhangelsk, car Willoughby succombe lors de son hivernage en péninsule de Kola. Cette expédition de la Compagnie de Moscovie ouvre quoi qu’il en soit la toute première route commerciale maritime entre l’Angleterre et la Russie. D’Arkhangelsk, elle rallie ensuite la Moscovie par voie terrestre. En 1556, l’expédition Borough[3] cherche à atteindre l’embouchure de l’Ob mais elle est stoppée à l’entrée de la mer de Kara par les glaces. En 1565, Olivier Brunel[4], à partir du poste de traite des fourrures établi à Arkhangelsk, mène à bien une expédition terrestre jusqu’à l’Ob. Une ultime aventure anglaise est tentée en 1580 par Pet-Jackman[5]. Elle atteint le détroit de Yougorski mais ne peut aller plus loin. En 1584, Brunel tente vainement une nouvelle fois d’y retourner.

Le relai est pris par les Hollandais. Entre 1594 et 1596, Willem Barents[6] explore les côtes du Spitsberg et de la Nouvelle-Zemble à l‘occasion de trois expéditions successives. Il contourne la pointe nord de Severny, hiverne sur la côte nord-est et cartographie sommairement la côte ouest de l’archipel. C’est le premier hivernage polaire réalisé par des Européens. Barents meurt d’épuisement au retour de sa troisième expédition sur la mer qui portera désormais son nom. Ses marins sont secourus par des Pomors. Dans sa lignée, suivent les baleiniers hollandais, anglais et français qui, tout au long du XVIIe et du XVIIIe siècles, cherchent à contrôler la mer de Barents, parfois non sans quelques coups de canon.

Du milieu du XVIe siècle et même jusqu’à la fin du XIXe siècle, le mythe géographique de l’existence d’un continent arctique alimente les spéculations. Son principal initiateur, est le géographe Mercator[7] qui, dès 1569, représente les territoires polaires encore inexplorés par un vaste continent blanc. Cette vision est ensuite reprise par de nombreux illustres cartographes, tels qu’Ortelius (1587) ou Isaac Mass (1612)[8]. Au nord de la Nouvelle-Zemble, apparaissent les contours du rivage blanc d’une terre sans dénomination qui sort souvent du cadre de la carte. De là, nait le mythe de la Materia Zemlia (la Terre-Mère) qui motiva longtemps les expéditions russes à en démontrer l’existence, en particulier aux XVIIIe et XIXe siècles. Poussant toujours plus loin les navigations vers le nord et l’est, les expéditions de Vitus Béring (1724-1741), d’Hendenstrom et Sannikov (1808-1812) puis celles de Wrangel (1821-1824)[9], nourries de la force du mythe, établiront au final l’inexistence du prétendu continent polaire, mais préciseront la cartographie exacte des côtes de la Sibérie. La côte ouest de la Nouvelle-Zemble n’a été complètement cartographiée que tardivement, lors de l’expédition de Féodor Liitke[10] entre 1821-1824.

Une colonisation avortée

Au XIXe siècle, débute la véritable phase de peuplement de la Nouvelle-Zemble, mais elle est de courte durée. Dès la seconde moitié du siècle, outre à des aventuriers russes et norvégiens, elle sert d’asile à des groupes Nenets venus du continent, de la toundra dite de la « Grande Terre ». Bien souvent, ils ont fui leur région d’origine, asservis par de gros éleveurs de rennes, eux-mêmes Nenets ou Komis, qui avaient développé l’élevage à grande échelle en lui appliquant des principes de rentabilité économique étrangers aux pratiques traditionnelles. Les petits éleveurs ruinés étaient contraints de se mettre au service de parents plus aisés. Dans cette existence sans perspective de demi-servage, des jeunes décident, avec leurs familles, de reprendre leur indépendance. Ils partent chercher fortune sur l’île, où le gibier ne manque pas et où il est possible de vivre de chasse et de pêche.

A la fin du XIXe siècle, le territoire est fréquenté par de nombreuses expéditions scientifiques et photographiques, russes ou étrangères. Dans ce contexte ouvert, émerge un personnage étonnant qui traverse toute les mutations de l‘archipel et mérite d‘être mentionné : Tyko Vylka. D’origine Nenets, Tyko travaille comme guide pour les scientifiques de passage. Autodidacte et remarquablement doué pour les sciences comme pour la peinture, il va avoir, en 1910, l’opportunité d’étudier un an à Moscou, à l’invitation du géologue Vladimir Roussanov, qui l’a remarqué lors de son expédition. En particulier, Tyko lui aurait dressé une carte assez précise de l’île. Le décès de son frère contraint Tyko à rentrer en Nouvelle-Zemble. En 1914, il est obligé de fuir plus au nord avec sa famille car il a maille à partir avec les représentants locaux de l’autorité impériale: il est en fait farouchement opposé à la construction d’une chapelle ! L’arrivée du communisme met fin à cet exil.

Un grand tournant s’opère en 1924 lorsqu’y est créé le premier soviet local. Tyko, devenu entretemps un soviétique modèle, en sera pendant 40 ans le représentant local, si bien qu’on le surnommera longtemps « le président de la Nouvelle-Zemble ». Connaissant parfaitement l’île et sa population, il contribue à améliorer les conditions de vie mais aussi à accélérer l’assimilation de ses concitoyens autochtones. Mais, en 1955, le territoire est vidé de ses habitants pour accueillir les expérimentations nucléaires soviétiques. Le territoire sera désormais un espace sous le sceau du secret, aux mains des militaires.

[1] Sigismond Herberstein (1486-1566), diplomate et chroniqueur du Saint-Empire germanique maîtrisant les langues slaves. Auteur, en 1549, du Rerum Moscoviticarum Commentarii (Commentaire sur les affaires moscovites), il a beaucoup contribué à la connaissance géographique et culturelle de la Russie en Occident.
[2] Sir Hugh Willoughby, explorateur anglais, fut envoyé en 1553 par une société commerciale de Londres, à la tête de trois navires, pour un voyage de découvertes au nord de l'Europe. Il semble qu’il ait atteint la Nouvelle-Zemble. Sa décision d’hiverner en Laponie s’avéra cependant fatale puisqu’il y mourut en 1554 avec l’équipage de deux de ses navires du fait du manque de provisions. D’aucuns évoquent un empoisonnement par des provisions avariées. Parti de son côté avec le troisième navire, Richard Chancellor, son capitaine en second, put atteindre Arkhangelsk et explorer la mer Blanche. Il mourut en 1556 lors d’un naufrage sur les côtes écossaises, au retour de sa seconde expédition en Russie.
[3] Steven Borough (1525-1584), qui participe aux expéditions de Willoughby et Chancellor, explore le détroit de Kara, entre la Nouvelle-Zemble et l’île de Vaïgatch. Il prend la tête d’une nouvelle expédition anglaise en Russie en 1560.
[4] Olivier Brunel (1552-1585), marchand et explorateur flamand, conduit des expéditions maritimes dans le nord de la Russie en recherchant le Passage du Nord-Est pour le compte des Pays-Bas.
[5] Arthur Pet et Charles Jackman sont deux navigateurs anglais de la Compagnie de Moscovie. Ils pénètrent plus avant en mer de Kara malgré la présence des glaces bloquant les détroits.
[6] Willem Barents (1550-1597), explorateur hollandais, considéré comme le découvreur officiel du Spitsberg. Le récit terrible de son hivernage en Nouvelle-Zemble, publié par Gerrit de Veer, en fait une figure incontournable de l’exploration polaire. Au retour de sa troisième expédition, même si la plupart de ses compagnons survécurent, Barents, lui, mourut en mer d’affaiblissement.
[7] Gérard Mercator (1512-1594), mathématicien et géographe flamand, inventeur de la projection cartographique qui porte son nom, modèle de nos planisphères.
[8] Abraham Ortelius (1527-1598), cartographe flamand dans la lignée de Mercator.
[9] Vitus Béring (1681-1741), explorateur d’origine danoise, il se met au service du tsar Pierre Le Grand et explore les mers russes jusqu’au delà du détroit qui porte actuellement son nom.
Matvéi Hedenstrom (1780-1845), parfois orthographié Gedenschtrom, participe avec Iakov Sannikov (1780-1812), à la découverte de l’archipel de la Nouvelle-Sibérie.
Ferdinand von Wrangel (1797-1870), noble d’origine germano-balte, fit carrière dans la marine russe et devint amiral. Il explora les côtes sibériennes et, en particulier, la mer des Tchouktches. Il devint plus tard ministre de la Marine. Il compte parmi les fondateurs de la Société géographique russe.
[10] Féodor Liitke (1787-1882), éminent géographe et hydrographe russe, il devient amiral en 1855. Au cours de sa longue carrière, il participa à de nombreuses expéditions dans tout l’Arctique russe, jusqu’en Alaska.

* Titulaire d’un DEA en Géographie de la mer et des littoraux. Doctorant (Dpt de langues slaves) à l’Université de Caen, associé à l’ERLIS (Equipe de recherche sur les littératures, les imaginaires et les sociétés). Terrains de recherche : Spitsberg, Arctique russe, Sibérie.

Source photographie : www.belushka.narod.ru