Depuis les années 1940, le bois et les minéraux de Komi sont transportés principalement par voie ferrée, le long de l’axe Kotlas–Vorkouta. À l’étude depuis la même époque, le projet d’une ligne de chemin de fer transversale, qui passerait par le pays komi et relierait directement l’Oural à la mer Blanche, a été réactivé dans les années 1990 sous le nom Belkomour. Où en est-il aujourd’hui ?
Entre 1929 et 1956, le Goulag a construit et administré en pays komi des camps de travaux forcés consacrés à trois types d’activité : l’exploitation du bois (dans le sud), celle des gisements de charbon et d’hydrocarbures (dans le nord), et la construction de voies ferrées afin d’acheminer ces marchandises à travers le pays et vers le réseau ferroviaire russe existant[1].
La ligne Kotlas–Vorkouta a été entièrement construite entre 1939 et 1942. Le besoin d’un axe transversal, qui permettrait de la relier directement au port d’Arkhangelsk d’un côté et à la région industrielle de l’Oural central, s’est fait sentir dès cette époque, et des fragments de voies ont été esquissés sur cet axe. Mais la réalisation de ces chantiers monumentaux ne reposait que sur la main d’œuvre du Goulag, et tous ont été abandonnés en 1953-1954 après la mort de Staline.
Années 1990: désenclavement du Nord
Il faut attendre les années 1990 pour remettre les plans sur la table. La Russie souveraine se donne alors pour mission de relier quatre régions : l’oblast d’Arkhangelsk, la république des Komis, l’okroug autonome komi permiak, et l’oblast de Perm. Il est bientôt question de passer par les quatre capitales : respectivement, Arkhangelsk, Syktyvkar, Koudymkar et Perm. Élaboré en 1994, le projet de « développement du réseau ferroviaire pour le nord de la Russie » obtient le soutien des quatre entités administratives concernées et aboutit à la formation, en septembre 1996, de la société par actions interrégionale Belkomour – acronyme de Beloïe more (mer Blanche), Komi, Oural[2]. Les investisseurs sont alors la Fédération de Russie, la république des Komis, l’oblast d’Arkhangelsk, l’okroug autonome komi permiak, l’oblast de Perm, ainsi que quelques entreprises locales.
La société Belkomour a son siège social à Syktyvkar. De fait, comme on va le voir, Syktyvkar est au centre du projet. Rappelons que la capitale komie se trouve actuellement au terminus d’une petite voie ferrée non électrifiée (mise en service en 1961), au bout d’un embranchement (à Mikoun) de la longue ligne Kotlas–Vorkouta[3]. La capitale permiake, Koudymkar, a toujours été très difficile d’accès. À ce jour, il n’y a ni gare ferroviaire ni aéroport dans ce chef-lieu du pays komi permiak : on ne peut s’y rendre que par la route. Le projet Belkomour, sous sa forme initiale, semble offrir des perspectives de désenclavement et de développement. Enfin, Arkhangelsk est un grand port de l’océan Arctique, et Perm une grande gare du Transsibérien. Dans les années 1990, Belkomour promet donc de mettre un terme à l’isolement du réseau ferré de Komi et de reconnecter l’okroug autonome permiak à ses voisins.
« Mondi Syktyvkarski LPK », le gigantesque complexe d’industrie forestière en banlieue de Syktyvkar (l’un des plus grands d’Europe). Photo Sébastien Cagnoli, mars 2009.
Les enjeux économique sont importants : il s’agit de faciliter le transit entre les régions du nord de la Russie, et de réduire considérablement le trajet entre l’Oural et la mer Blanche. Pour les hydrocarbures, qui circulent principalement par pipeline, Belkomour ne sera qu’une solution alternative. Le projet vise surtout à optimiser les conditions de transport des marchandises issues des autres ressources naturelles de la région : le bois et les minerais. En effet, l’oblast d’Arkhangelsk et la République des Komis sont de grands producteurs de bois, de contreplaqué et de papier: la région du Nord-Ouest produit notamment 60 % du papier de toute la Russie[4]. Le charbon est une ressource considérable dans la région, ainsi que les matériaux de construction, et l’on peut mentionner aussi les gisements de quartz, de cuivre, de zinc, de plomb, etc., ainsi que d’or et de pierres précieuses. La République komie possède le plus grand stock de titane de Russie, et elle est l’un des principaux producteurs de bauxite et de manganèse. Rappelons enfin que la région de Perm est la plus vaste réserve de sels au monde. À partir d’Arkhangelsk, les possibilités d’exportations sont vertigineuses.
L’infrastructure initiale et les premiers chantiers
À cette époque, l’étude préliminaire conduit à la décision de construire une ligne transversale Arkhangelsk-Syktyvkar-Koudymkar-Perm en raccordant des branches existantes. En effet, deux tronçons existent depuis Staline: Arkhangelsk–Karpogory dans la région d’Arkhangelsk, et Vendinga–Syktyvkar en Komi. Ils servaient surtout à l’acheminement du bois, mais sont relativement peu exploités de nos jours, du fait de leur isolement. Entre Syktyvkar et Perm, en revanche, il n’y a pas grand-chose.
Par conséquent, le projet a été explicitement divisé en deux lots, avec Syktyvkar comme point de jonction. Les deux lots sont indépendants, chacun permettant un développement économique dans une direction. Le premier lot concerne la partie nord (Syktyvkar–Arkhangelsk) : il s’agit de construire un nouveau tronçon interrégional entre Karpogory et Vendinga. En bénéficiant des voies existantes, ce tronçon permettra une liaison directe des sites industriels komis au port d’Arkhangelsk, sans avoir à faire le détour habituel par Konocha. Le second lot concerne la partie sud : il vise à construire le tronçon manquant entre Syktyvkar et le réseau ferroviaire de Perm. Cette deuxième étape permettra une liaison directe des mines komies aux sites industriels du sud de l’Oural et au Transsibérien.
En 1998, la maîtrise d’ouvrage Belkomour a lancé le chantier de la ligne nord par les deux bouts. Dans la région d’Arkhangelsk, à partir de Karpogory, la voie a progressé en quatre ans de 22,2 km vers le sud-est. Pendant ce temps, en république des Komis, à partir de Vendinga, des maîtrises d’œuvre komies ont construit 17,85 km de voies vers le nord-ouest et un pont de 290 mètres sur la Vachka. Mais des difficultés de financement ont interrompu le chantier en 2002.
La nouvelle donne de Vladimir Poutine
En 2005, dans le cadre des réformes administratives centralisatrices menées par Vladimir Poutine, alors président de la Fédération de Russie, l’okroug komi permiak a perdu son autonomie: il a fusionné avec l’oblast de Perm pour constituer un « kraï de Perm ». Vis-à-vis de la Fédération, Koudymkar se trouve donc soumise à la ville de Perm. Ce redécoupage a bien sûr un impact sur le tracé de la ligne et sur le capital.
Une seconde intervention de V. Poutine a contribué à réorienter le projet. Le 26 avril 2007, dans un discours prononcé devant la Douma de Russie, le président de la Fédération a exposé sa volonté de relancer l’économie au moyen d’un vaste plan de développement des infrastructures de transports. Belkomour fait bien sûr partie de ce plan colossal, qui prévoit, outre la construction de routes et de voies ferrées, l’aménagement d’un port en eau profonde à Arkhangelsk.
Dans ce nouveau contexte, Oleg Tchirkounov, gouverneur de la région de Perm (nommé par Poutine à la tête de l’oblast en 2004, et reconduit à celle du kraï en 2005[5]), s’interroge: pourquoi passer par Koudymkar, petite ville qui ne présentait déjà pas d’intérêt économique particulier, dès lors qu’elle ne joue plus aucun rôle administratif interrégional et qu’elle a perdu tout statut privilégié vis-à-vis de Moscou ? Il envisage alors un nouveau tracé : au lieu de Koudymkar, Belkomour passera par Solikamsk.
De fait, Solikamsk est une vieille ville industrielle où l’on exploite des mines de sel depuis le Moyen-Âge. Elle a longtemps été le plus grand producteur de sel et de magnésium de toute la Russie. En outre, Solikamsk est déjà quasiment reliée à Perm, contrairement à Koudymkar.
État des lieux en 2010
Pour appuyer son engagement, Tchirkounov s’empresse d’inaugurer, en décembre 2009, un tronçon de 53 km entre Iaïva et Solikamsk (ouvert au trafic en janvier 2010), destiné à relier les sites industriels de Solikamsk et Berezniki au réseau ferroviaire de la ville de Perm, et il présente cet événement comme faisant partie intégrante du chantier Belkomour.
Contrairement à ce qu’on peut encore lire dans des présentations anciennes, y compris sur certaines pages du site officiel du projet, c’est donc ce nouveau tracé, semble-t-il, qui a été entériné. Sur le lot sud de Belkomour, il reste alors à réaliser le tronçon Syktyvkar–Solikamsk, en passant toujours par le village Gaïny, qui deviendra ainsi la principale gare ferroviaire de l’okroug permiak. L’isolement de Koudymkar sera achevé.
Si l’on reprend la vision d’ensemble de Belkomour, il s’agit à présent de compléter une liaison ferroviaire directe de 1 250 km de long, en construisant encore 715 km de voies nouvelles (215 au nord et 500 au sud) et en rénovant les anciens tronçons.
À ce jour, la répartition régionale de la ligne finale est la suivante : 312 km dans le kraï de Perm, 243 km en Komi et 160 km dans l’oblast d’Arkhangelsk. Le capital de la société Belkomour est constitué à 91 % par des fonds d’État: les principaux investisseurs sont la république des Komis (55 %), l’oblast d’Arkhangelsk (24 %) et le kraï de Perm (12 %), des fonds privés apportant les 9 % restants.
Perspectives d’avenir
Les deux tronçons de Belkomour font partie de l’ambitieuse « Stratégie de développement du transport ferroviaire de Russie jusqu’en 2030 » élaborée par V. Poutine. Avec Arkhangelsk, c’est vers la mer Blanche, donc Mourmansk et la Finlande, mais aussi vers toute l’Europe du Nord, que le bois et les minerais vont pouvoir être acheminés. Quant à Perm, c’est une porte ouverte sur la Sibérie, le Kazakhstan et toute l’Asie centrale.
Le projet Belkomour s’inscrit ainsi dans des perspectives beaucoup plus vastes que le segment borné par la mer Blanche et l’Oural: un grand rêve d’une route de fret ferroviaire qui réduirait considérablement les coûts et délais de transport « de la Norvège jusqu’à l’Inde », par rapport aux actuelles solutions maritimes.
À l’exception de Belkomour, les autres projets interrégionaux du nord de la Russie d’Europe qui relevaient de cette volonté d’optimisation du transport terrestre ont déjà été réalisés : d’ouest en est, il s’agit de la voie ferrée Ledmozero-Kochkoma (reliant les réseaux ferroviaires finlandais et carélien), de la connexion des réseaux routiers de Carélie et de l’oblast d’Arkhangelsk, du pont autoroutier de Kotlas (reliant l’est et l’ouest du réseau autoroutier de l’oblast d’Arkhangelsk), et de la liaison routière entre l’oblast d’Arkhangelsk et la république des Komis.
Il semble donc que les deux lots de Belkomour soient les deux dernières pièces d’un puzzle qui place Syktyvkar au centre des perspectives de relance économique de la Russie – une position stratégique connue depuis longtemps, mais qui tarde à se concrétiser.
[1] À ce sujet, voir : Nikolaï Alekseevitch Morozov, GOULAG v Komi krae 1929-1956 [Le GULAG en pays komi, 1929-1956], Syktyvkar, Syktyvkarskiï gosoudarstvennyï Ouniversitet, 1997, 190 p.
[2] Voir le site officiel de la société Belkomour (en russe et en anglais), qui fournit notamment de nombreuses cartes : http://www.belkomur.com/.
[3] Pour le transport des passagers, Syktyvkar, centre administratif et culturel, compte beaucoup sur son aéroport: en mars 2010, outre les lignes intérieures, on décompte environ dix-neuf trains et une douzaine de vols quotidiens en provenance ou à destination d’autres régions de Russie.
[4] Pour plus d’information, voir le site de la Confédération des industries du bois du Nord-Ouest de la Russie (en russe et en anglais) : http://www.wicnwr.ru/
[5] Depuis 2004, conformément à la réforme des institutions réalisée par V. Poutine, les gouverneurs de régions ne sont plus élus, mais nommés par le président de la Fédération. Pour les républiques, le président de la Fédération propose un candidat, qui est soumis à l’approbation du parlement de la république.
* Traducteur littéraire, doctorant en langues et civilisations finno-ougriennes à l’Inalco.
Photo : Sébastien Cagnoli, mars 2009 – Un train des Chemins de fer de Russie sur le tronçon komi de la ligne Belkomour (Mikoun).
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