L’Iran face aux ressources énergétiques de la mer Caspienne: le poids de la realpolitik américaine

Doté d’une économie largement dépendante des revenus pétroliers, l’Iran développe une stratégie active vis-à-vis des ressources énergétiques de la mer Caspienne. L’objectif affiché de la politique étrangère iranienne étant, depuis la fin de la guerre avec l’Irak en 1988, de s’affirmer en tant que puissance régionale, le pays soigne en outre ses relations de voisinage.


Mais les Etats-Unis ne sont pas en reste, qui ont développé une politique très active vis-à-vis des ressources énergétiques centre-asiatiques. Celle-ci les a conduits plus d’une fois à s’opposer à l’Iran.

L’Iran et la mer Caspienne

La mer Caspienne a longtemps été l’objet de rivalités entre la Russie et la Perse. Suite à la Révolution russe, les traités de 1921 et 1940 ont instauré un régime juridique relativement équitable. Ces textes établissaient les droits exclusifs de pêche et de navigation des deux pays dans la partie de la mer bordant leurs côtes respectives et l’espace s’étendant au-delà. La Caspienne était alors considérée comme une « mer soviéto-iranienne ». Ces traités restaient toutefois muets sur la question de l’exploitation des ressources minières de la mer. D’ailleurs, l’URSS n’a demandé aucune autorisation préalable de l’Iran avant de commencer l’exploitation des champs pétroliers off-shore d’Azerbaïdjan en 1949[1].

La disparition de l’URSS a complètement changé la donne: la mer Caspienne a dès lors dû être gérée par cinq pays littoraux, la Russie, le Kazakhstan, le Turkménistan, l’Azerbaïdjan et l’Iran. La question du régime juridique est même devenue cruciale, compte tenu de la découverte de très importantes réserves de pétrole et de gaz naturel dans les années 1990. En 2009 les réserves prouvées de pétrole et de gaz naturel de la région représentaient respectivement près de 3,7 % et 6 % des réserves mondiales[2]. Outre ces revenus liés à l’exploitation, l’Iran pouvait aussi compter sur ceux induits par l’utilisation de son territoire en tant que voie de transit pour l’exportation des hydrocarbures de la mer Caspienne. Enfin, le rôle central de l’Iran dans l’exploitation comme dans l’exportation des hydrocarbures avait également une dimension stratégique indéniable.

Le jeu des acteurs

Initialement, la stratégie iranienne a consisté à insister pour que la mer Caspienne soit considérée comme un «bien commun» et conduise donc à une gestion commune par les cinq états concernés. Cette position résultait du fait qu’une division de la mer Caspienne au prorata de la longueur des côtes nationales aurait désavantagé l’Iran qui aurait disposé de la plus petite part (entre 10 et 14 % selon les modes de calcul). En outre, les réserves prouvées et potentielles en hydrocarbures de l’Iran dans la mer Caspienne sont relativement faibles par rapport à celles des autres pays (Tableaux 1 et 2). Cependant, face à l’opposition (notamment de la part de l’Azerbaïdjan) suscitée par cette position le gouvernement iranien a accepté l’idée d’un partage sur des bases nationales. L’Iran a alors insisté pour que la Caspienne soit divisée en cinq zones d’égale importance.

Tableau 1 - Réserves pétrolières potentielles de la Mer Caspienne (milliards de barils)

Source : Energy Information Administration, 2005.

Tableau 2 - Réserves potentielles de gaz de la Mer Caspienne (milliers de milliards de m3)

Source : Energy Information Administration, 2005.

La Russie a d’abord adopté la même position que l’Iran, pour maintenir son influence sur les nouvelles républiques d’Asie centrale. Toutefois, sous la pression des compagnies pétrolières russes qui ont commencé à participer au développement des champs pétroliers de la Caspienne, notamment en Azerbaïdjan[3], la position russe a évolué : Moscou a alors signé en 1998 avec le Kazakhstan, puis en 2001 avec l’Azerbaïdjan, des accords visant à diviser la mer Caspienne sur des bases nationales.

Les autres pays riverains étant très largement bénéficiaires d’une division sur des bases nationales[4], la position iranienne a été plutôt mal reçue. L’Azerbaïdjan et le Kazakhstan ont rejeté la proposition iranienne alors que le Turkménistan est resté plus ambigu. L’Azerbaïdjan a été le pays qui s’est opposé le plus violemment à la position iranienne en demandant une division sur des bases nationales. Très rapidement, les autorités azéries ont commencé à exploiter des champs pétroliers et gaziers proches de leurs côtes. Dès 1994, l’Azerbaïdjan signait le « contrat du siècle » qui créait l’Azerbaïdjan International Operating Company (AIOC), un consortium incluant huit entreprises étrangères. L’Azerbaïdjan tout juste indépendant avait alors un besoin absolu des recettes pétrolières et gazières pour réussir son développement économique et, de fait, devenir moins dépendant de la Russie[5]. De plus, cette stratégie de l’Azerbaïdjan a été soutenue par les compagnies pétrolières étrangères, attirées par les perspectives de profit, ainsi que par les Etats-Unis, soucieux de prendre pied dans la région, pour pouvoir « contrôler » ces nouveaux approvisionnements pétroliers, tout en affaiblissant l’Iran. Le Kazakhstan a adopté très rapidement une stratégie similaire à celle de l’Azerbaïdjan alors que le Turkménistan n’a pas eu une position très lisible. Initialement, ce pays a été plutôt sur la ligne iranienne. Puis, en 1998, il a passé un accord de division de la Caspienne avec l’Azerbaïdjan. Cependant, des désaccords persistants avec l’Azerbaïdjan portant notamment sur la délimitation exacte des frontières maritimes ont conduit le Turkménistan à revenir à sa position initiale demandant une exploitation commune[6]. Par la suite, le Turkménistan a commencé à développer des champs pétroliers de la Caspienne avec l’aide de compagnies étrangères.

Les Etats-Unis ont été très actifs dans la région. Tout d’abord, il s’agissait d’instaurer des liens stratégiques solides avec les principaux pays producteurs tout en diminuant leur dépendance vis-à-vis de la Russie. Le second objectif était d’affaiblir l’Iran en évitant que ce dernier tire profit des réserves énergétiques de la Caspienne. Ce qui explique l’instauration de relations politiques étroites avec l’Azerbaïdjan et, à un moindre degré, avec le Kazakhstan. Les autorités américaines ont, de ce fait, encouragé les trois Etats d’Asie centrale riverains à refuser l’approche iranienne et à commencer, sans attendre un accord global, l’exploitation des ressources pétrolières et gazières situées dans leur secteur. Par ailleurs, les Etats-Unis sont directement intervenus pour que l’Iran ne devienne pas actionnaire de l’AIOC, alors que les autorités azerbaïdjanaises avaient initialement décidé de transférer à l’Iran 5 % de la participation de la compagnie pétrolière nationale de l’Azerbaïdjan[7]. En outre, les autorités américaines ont mené un lobbying incessant pour que les voies d’exportation du pétrole et du gaz de la Caspienne ne passent pas par l’Iran. Ceci a notamment conduit le gouvernement américain à imposer la mise en place de l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC) qui permettait d’acheminer le pétrole de la Caspienne de l’Azerbaïdjan à la Turquie via la Géorgie, sans passer par l’Iran ni la Russie, alors que de nombreuses critiques remettaient en cause la viabilité économique de ce projet[8]. Outre ce lobbying, la loi d’Amato de 1996 interdisait aux entreprises américaines et étrangères d’investir plus de 20 millions de dollars dans l’industrie iranienne des hydrocarbures.

La quasi-inexistence d’une politique européenne vis-à-vis de ces questions contraste avec l’activisme américain. La seule véritable exception à cette inertie européenne concerne le projet Nabucco qui porte sur la construction d’un gazoduc qui relierait la Caspienne au vieux continent sans passer par la Russie.

Une stratégie iranienne perdante ?

Le bilan actuel de la stratégie iranienne est largement négatif. L’exploitation du pétrole et du gaz de la mer Caspienne s’est développée très rapidement sans que l’Iran n’en bénéficie. Ce dernier n’a pas commencé à exploiter les gisements pétroliers et gaziers situés dans la partie iranienne de la Caspienne même si des discussions sont toujours en cours avec des compagnies comme Petrobras (Brésil). Afin d’attirer les investisseurs, les autorités iraniennes envisagent d’ailleurs de privatiser 80 % du capital de la société publique Northern Exploring Company, chargée de l’exploration et du développement des champs pétroliers dans la mer Caspienne. Néanmoins, le fait que plusieurs champs du sud de la Caspienne et proches de l’Iran soient contestés par les différents pays riverains limite les possibilités d’investissements[9]. Par ailleurs, l’Iran a été écarté du « contrat du siècle » en Azerbaïdjan en 1994, exclusion qui n’a pas été compensée par l’octroi par l’Azerbaïdjan à l’Iran de 10 % du projet de développement du champ gazier de Shah Deniz. L’Iran a également été écarté des voies d’exportation des hydrocarbures de la Caspienne. Les autorités iraniennes ont bien mis en place un certain nombre d’opérations de swap de pétrole avec le Kazakhstan (le pétrole extrait par le Kazakhstan étant livré à l’Iran, puis exporté par ce dernier à partir du golfe Persique, moyennant un pourcentage). Mais ces opérations n’ont pas compensé le coût financier et stratégique induit par la mise à l’écart de l’Iran.

Peut-on parler d’une stratégie vouée à l’échec, qui traduirait une incapacité de l’Iran à défendre ses intérêts nationaux ? Il faut bien reconnaître qu’il était quasiment impossible pour les autorités iraniennes de s’opposer à la volonté des nouveaux riverains de la Caspienne d’exploiter le plus rapidement possible leurs ressources énergétiques, ainsi qu’au soutien des compagnies pétrolières internationales et surtout des autorités américaines. Malheureusement pour l’Iran, la répartition et le choix des routes d’exportation a surtout reposé sur des questions de géopolitique[10]. La volonté américaine d’affaiblir l’Iran a primé sur toutes les autres considérations. Une alliance avec la Russie n’ayant pas suffi à éviter cette situation, la seule solution pour l’Iran aurait été de rétablir des relations normales avec les Etats-Unis. On en est loin.

Cette stratégie américaine, qui consiste à isoler économiquement l’Iran, a-t-elle conduit aux résultats escomptés, à savoir une « évolution » de l’Iran sur un certain nombre de dossiers (nucléaire, Proche-Orient, etc.)? Pour l’instant, non. Malgré le manque à gagner, le système économique iranien, soutenu par les revenus pétroliers existants, est resté debout. En revanche, cette politique a contribué à renforcer le poids de la Russie dans la région : en s’opposant à la mise en place d’oléoducs ou de gazoducs passant par l’Iran, les Etats-Unis renforcent de facto la Russie qui devient l’une des seules voies (avec la Turquie) d’accès au marché européen[11]. Les Etats-Unis se sont même déclarés en faveur d’une participation russe au projet Nabucco, alors que ce dernier était censé limiter la dépendance européenne par rapport au gaz russe: des exportations de gaz naturel en provenance de Russie rendront inutile le recours au gaz en provenance d’Iran[12].

On peut également considérer que cet isolement économique de l’Iran renforce le poids politique des forces extrémistes à l’intérieur du pays. Les revenus pétroliers de l’Iran, qui assurent 60 % des recettes budgétaires, permettent de financer d’importants investissements dans l’éducation, la protection sociale ou les infrastructures, qui jouent un rôle déterminant dans la modernisation de la société iranienne depuis la révolution[13]. En privant l’Iran de revenus supplémentaires, la stratégie américaine conduit indirectement à limiter les investissements dans ces secteurs. Par ailleurs, la stratégie américaine dans la région alimente les ressentiments nationalistes iraniens. En fait, cette stratégie américaine donne l’impression que la volonté d’affaiblissement de l’Iran est devenue une politique en soi, sans que personne ne se pose la question de sa réelle efficacité. C’est d’ailleurs le constat de l’échec de cette politique de sanctions économiques qui avait initialement conduit la nouvelle administration américaine à envisager un début de négociation avec Téhéran … On ne peut, à ce propos, que regretter l’absence d’une véritable politique européenne dans la région pour faire contrepoids.

[1] Mehdiyoun K., “Ownership of oil and Gas Resources in the Caspian Sea”, American Journal of International Law, Vol. 94, n°1, 2000.
[2] BP Statistical Review of World Energy, Juin 2010 (concernant les pays d’Asie centrale). Gelb B.A., (2006), “Caspian Oil and Gas: Production and Prospects”, Congressional Report Service for Congress, 2006 (concernant l’Iran et la Russie).
[3] Lukoil a été autorisée, en 1994, à prendre une participation de 20 % du capital de l’Azerbaïdjan International Operating Company (AIOC).
[4] En utilisant cette méthode, tout en l’ajustant pour faire en sorte qu’aucun gisement situé entre deux pays ne soit divisé, le Kazakhstan, la Russie et l’Azerbaïdjan, le Turkménistan et l’Iran recevraient respectivement 28,4, 19, 21, 18 et 13,6 %. Askari H., Taghavi R., “Iran's Financial Stake in Caspian Oil”, British journal of Middle Eastern Studies, Vol. 33, n°1, 2006.
[5] Les structures économiques de l’Azerbaïdjan, héritées de l’URSS, et sa situation géographique, conduisaient alors à une très forte dépendance économique vis-à-vis de la Russie.
[6] Bahgat G.., “Splitting Water: the Geopolitics of Water Resources in the Caspian Sea”, SAIS Review, Vol. 22, 2002.
[7] Bolukbasi S., “The Controversy over the Caspian Sea Mineral Resources: Conflicting Perceptions, Clashing Interests”, Europe-Asia Studies, Vol. 50, n°3, 1998.
[8] Essen F., Raballand G.., “Economics and Politics of Cross-Border Oil Pipelines – The Case of the Caspian Basin”, Asia Europe Journal, Vol.5, 2007.
[9] “Iran Gears up for Caspian Drilling”, Energy Compass, 31 juillet 2009.
[10] Mehdiyoun K., “Ownership of oil and Gas Resources in the Caspian Sea”, American Journal of International Law, Vol. 94, n°1, 2000. Essen F., Raballand G.., “Economics and Politics of Cross-Border Oil Pipelines – The Case of the Caspian Basin”, Asia Europe Journal, Vol. 5, 2007.
[11] On peut ajouter que les voies d’exportation par la Turquie comme le BTC (qui passa par la Géorgie) n’assurent pas une totale indépendance par rapport à l’influence russe, comme l’a mis en évidence la guerre entre la Géorgie et la Russie en 2008.
[12] Business Week Online, 26 septembre 2007.
[13] Coville T., Iran : la révolution invisible, La Découverte, Paris, 2007.

* Thierry COVILLE est enseignant-chercheur à Negocia, chercheur associé à l’IRIS, auteur de Iran : la révolution invisible, La Découverte, Paris, 2007.

Vignette : © Romain Gouvernet

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