L’Islam dans le nord-Caucase

Entretien avec Frédérique Longuet-Marx, maître de conférence en sociologie à l'université de Caen.


RSE : Pouvez-vous nous rappeler brièvement les principales étapes de l'islamisation dans le nord-Caucase?

Frédérique Longuet-Marx : L'islamisation a commencé de manières diverses selon les endroits: vers le VIIIe-IXe siècle l'Islam est apparu dans les plaines du Daghestan lors de la conquête arabe, mais beaucoup plus tard dans les villages de montagne qui n'ont été convertis qu'au XVIIIe siècle lorsque l'islamisation a été renforcée par l'activité systématique des confréries soufies. C'est-à-dire que les villages plus élevés sont longtemps restés avec des croyances pré-islamiques. En Tchétchénie, l'Islam n'apparaît qu'au XVIIIe siècle mais s'enracine très solidement grâce à l'action des confréries soufies.

Peut-on dire qu'il existe un Islam spécifique au Daghestan et à la Tchétchénie ?

Ce qui est sûr c'est que dans les pratiques rituelles on voit, encore aujourd'hui, des éléments de "paganisme", de croyances pré-islamiques. Par exemple au Daghestan j'ai assisté à des rituels d'appel à la pluie, qui étaient des rituels datant de l'époque pré-islamique dans lesquels avaient été inclues des invocations à Allah. On a donc dans cette région, en tout cas au Daghestan, une religion teintée de croyances pré-islamiques.

Une autre dimension de l'Islam dans le nord-Caucase est sa dimension confrérique. Pour la Tchétchénie en particulier, c'est l'une des dimensions les plus importantes dans la mesure où tous les Tchétchènes appartiennent à une confrérie: quand on est tchétchène, on est en général soit qadiri, soit naqshbandi, puisque ce sont les deux confréries principales. Au Daghestan, les deux confréries sont présentes mais l'Islam confrérique est moins systématique. En Tchétchénie, c'est toute la société qui est concernée par l'appartenance à la confrérie, ce qui a aussi des implications politiques: dans l'histoire cela a joué un rôle au XIXe siècle lors de la guerre de libération contre la conquête russe puisque Chamil était un imam à la tête des confréries et que c'est autour des confréries que s'est organisée la lutte de résistance à l'envahisseur. Cela n'est pas non plus sans importance dans le cadre du conflit actuel en Tchétchénie.

Au XIXe siècle la lutte s'inscrivait déjà dans le cadre d'un renouveau religieux marqué par le muridisme…

Oui, le muridisme, c'était déjà un mouvement de renouveau religieux avec le système de "maître-disciple" et une idéologie qui était celle de la guerre sainte. Il s'agissait d'un combat religieux: certaines valeurs étaient prônées et défendues par Chamil qui voulait instaurer un système assez strict de ce point de vue.

Chamil voulait imposer la chariat contre les adats, et lutter ainsi contre les particularismes puisque chaque village avait ses adats, son droit coutumier et cela, selon lui, divisait le mouvement. Il voulait instaurer le droit coranique qui serait un droit universel. Et dans cette mesure-là, on peut dire qu'il y a des points communs entre le projet de Chamil et le projet soviétique qui visait à unifier la population grâce à un projet fédérateur dépassant les particularismes locaux.

Mais à l'époque soviétique, la position officielle vis-à-vis de Chamil était de le considérer comme un traître; on l'a même taxé d'être un agent de la Turquie.

Quelle a été la politique de Moscou vis-à-vis de l'islam dans le nord-Caucase durant la période soviétique ?

Pendant la période soviétique, la politique de Moscou a été essentiellement une politique de répression. Assez vite, dès les années 20, on a commencé à fermer les mosquées. Le Daghestan par exemple comptait 1700 mosquées avant la révolution et il n'y en avait plus que 27 à l'époque soviétique. En Tchétchénie, pendant longtemps, il n'y en a eu qu'une ou deux. On a commencé à fermer aussi les écoles coraniques. On empêchait la pratique religieuse ouverte, on ne pouvait plus prier dans les mosquées puisqu'elles avaient été presque toute fermées.

On n'avait plus le droit non plus de prier dans les cimetières, donc les gens se repliaient sur la sphère privée, dans les maisons. C'est là qu'il y avait éventuellement des rassemblements ; les gens se réunissaient plus ou moins clandestinement, pour prier collectivement, pour faire des zikr, ces cérémonies soufies où l'on répète inlassablement les mêmes versets du Coran. Dès les années 30, une littérature de propagande visait à discréditer l'Islam. Dans les années 60, le pouvoir soviétique a instauré de nouvelles fêtes destinées à se substituer aux fêtes religieuses comme le Ramadan. Mais cela n'était pas spécifique à l'Islam. Il s'agissait de tout un courant visant à supplanter les rites religieux traditionnels en essayant de trouver des équivalents laïques : il y avait des rites de mariages, des rites d'enterrement, éventuellement des célébrations au moment des naissances, avec une fête du nom.

Mais après une première politique de propagande anti-religieuse menée par des militants athéistes, les " Sans-dieu ", dans les années 30, il y avait eu une petite accalmie au moment de la seconde guerre mondiale. Staline, jugeant qu'il fallait unir les forces contre les Allemands, avait parlementé avec les représentants des diverses religions. C'est à ce moment-là qu'ont été créées les quatre directions musulmanes. Il y en avait deux au Caucase : une pour les Chiites, à Bakou, et une à Makhatchkala qui était la direction spirituelle pour tous les musulmans du nord-Caucase.

Quel rôle jouait cet Islam officiel ?

C'était l'interlocuteur privilégié de Moscou, c'était une direction en général très conformiste qui restait dans une situation de compromis vis-à-vis des autorités soviétiques. Elle éditait une revue Les musulmans de l'Orient soviétique pour tous les musulmans de l'URSS. A cette époque-là, la vraie force subversive et éventuellement rebelle par rapport au pouvoir, ce que Bennigsen appelle "l'Islam parallèle", c'était l'Islam confrérique, par opposition à l'Islam officiel.

Il y avait des stratégies de résistance différentes selon les confréries: des confréries étaient plutôt pour la pratique d'un Islam silencieux, avec des séances silencieuses de méditation. D'autres pouvaient avoir un rôle plus politique, des actions plus rebelles: la Qadiriya par exemple rejetait tout compromis avec le pouvoir athée.

De quand peut-on dater le renouveau de l'Islam dans le nord-Caucase et quelles en ont été les principales formes ?

Cela a commencé à la fin de la Perestroïka. Un des aspects de ce renouveau a été la fondation du Parti de la Résistance Islamique, le P.R.I., en 1990. Ce qui est intéressant c'est qu'à sa tête il y avait à la fois un Avar du Daghestan, Akhtaev, et un Tatar, Sadur, c'est-à-dire des représentants de peuples pour lesquels ne se posait pas la question de la dissociation politique. Le centre était à Moscou et ensuite il s'est développé, notamment au Tadjikistan. Aujourd'hui il est devenu moins important, en tout cas au Caucase du Nord. Par contre, on a vu émerger au Daghestan, à partir de la Perestroïka, à côté de ce parti qui avait des positions assez radicales, des partis qui étaient plutôt de tendance démocratique comme le Parti islamo-démocratique.

Ce mouvement se présentait comme appartenant à la nouvelle mouvance démocratique tout en voulant réintégrer la dimension culturelle de l'Islam. Aujourd'hui, au Daghestan, il semble qu'il y ait deux partis liés à l'Islam. Il y a l'Union des musulmans de Russie présidé par l'un des frères Khatchilaïev, dont on a entendu parler parce qu'il a servi d'intermédiaire dans des affaires d'otages (les otages français de l'association Équilibre par exemple) ; son frère est député à la Douma. Ce sont des Laks liés à des mouvements de la mafia. Mais il semble que l'Union des musulmans de Russie ne joue pas aujourd'hui un rôle très important sur la scène politique du Daghestan. Les leaders sont des personnages hauts en couleurs ; ils ont essayé de faire un putsch au printemps 1998 au Daghestan pour s'emparer du pouvoir avec l'aide de groupes armés.

L'autre parti est le Parti islamique du Daghestan, fondé sur des valeurs islamiques mais pas sur l'avènement d'un État islamique. Sont donc apparus sur la scène politique des partis se réclamant de l'Islam, fait évidemment très nouveau par rapport à l'époque soviétique.

Parallèlement à cela, il y a une pratique qui s'est développée. Au Daghestan, plus de 17 000 mosquées ont été ouvertes dans l'ensemble de la république dont 25 dans la seule capitale. En 1998, 14 000 pèlerins se sont rendus à la Mecque. De plus, toutes les familles qui pratiquaient beaucoup l'Islam, mais dans le secret, envoient aujourd'hui leurs enfants dans des écoles religieuses : soit ils les mettent, garçons et filles, dans des pensionnats religieux, soit ils les envoient à l'école normale le matin et leur font suivre un enseignement religieux l'après-midi. Donc une pratique plus grande a lieu au grand jour.

Cela dit, il est difficile de dire s'il y a une grande recrudescence de la pratique de l'Islam ou si ce sont les familles qui pratiquaient clandestinement qui le font maintenant au grand jour. Ce qui est sûr, c'est que dans les mosquées, il n'y a plus seulement les personnes âgées, il y a aussi des jeunes. Il y a certains villages où l'on est devenu plus strict par rapport à des éléments formels comme le port du voile... Ce qui est intéressant également, c'est que dans le discours des politiques, la religion n'est plus du tout taboue. Des anciens officiels du parti par exemple, qui tenaient auparavant des propos anti-religieux, sont vus maintenant dans des cérémonies officielles en train de faire la prière en public (je l'ai vu lors des cérémonies de commémoration du bicentenaire de l'imam Chamil). On a l'impression que maintenant faire la prière en public, faire certains gestes rituels, est devenu aussi naturel que l'était auparavant le fait de déclamer des slogans.

Par qui ont été financées les constructions de nouvelles mosquées ?

La grande mosquée qui a été ouverte à Makhatchkala au moment de cette commémoration, qui est la plus grande mosquée du Caucase du nord, a été financée par un homme d'affaires turc qui doit être d'origine caucasienne. Le rôle de la Turquie est également important en ce qui concerne les études sur l'Islam. Des enseignants sont en effet envoyés de Turquie, notamment par une confrérie turque qui s'appelle "Nurcu", pour former de jeunes à lIslam dans des écoles turques récemment créées au Daghestan. Par ailleurs, il y a aussi des jeunes qui sont envoyés en Turquie dans des écoles religieuses. L'Arabie saoudite joue aussi un rôle important : elle a importé un certain nombre de corans, elle finance des écoles… Mais il m'a semblé que la visibilité de la Turquie est plus importante au Daghestan que celle de l'Arabie saoudite.

Et qu'en est-il du wahhabisme ?

En Tchétchénie, dans un contexte de chômage généralisé, en particulier dans les montagnes, des émissaires wahhabites venus d'Arabie Saoudite ont donné de l'argent à des jeunes pour les attirer dans les rangs du wahhabisme. Et au moment de la guerre, ils leur ont donné des armes pour qu'ils s'engagent …

Cet aspect financier est important. D'après mes informations, il semble que le wahhabisme ait au Daghestan une dimension plus religieuse et plus idéologique; les adeptes du wahhabisme n'auraient pas été attirés par l'argent. C'est du Daghestan que seraient d'ailleurs originaires de nombreux théoriciens wahhabites aujourd'hui. Il y a même des villages dargi [nom d'une ethnie du Daghestan]qui ont vécu en autarcie de 1998 jusqu'à septembre dernier, moment où ils ont été rasés par les Russes. Il s'agit de Tchabanmakhi, Kadar et Karamakhi. Ils étaient sous le pouvoir des Wahhabites et ils avaient négocié avec les autorités daghestanaises le droit de pouvoir vivre en autarcie sous leurs lois, avec la loi wahhabite. Ils avaient obtenu un point sanitaire, une aide médicale, mais s'étaient engagés en contrepartie à ne pas laisser leur mouvement s'essaimer au-delà de leurs villages.

Il semble donc que les wahhabites soient assez actifs au Daghestan, et c'est ce qui aurait motivé l'attaque de Bassaïev sur les villages de la région de Botlikh. Il pensait pouvoir y trouver parmi les wahhabites des alliés qui le soutiennent puisque son idée était de créer un imamat.

En Tchétchénie, l'ensemble de la pratique de l'Islam se fait essentiellement dans le cadre des confréries bien que des wahhabites jouent un rôle important depuis quelque temps. Marie Bennigsen-Broxup a constaté cet été que beaucoup de familles comptaient au moins un parent adepte du wahhabisme. Mais en Tchétchénie, s'engouffrer dans le wahhabisme, c'est aussi un moyen pour la jeunesse d'échapper au carcan du système des Anciens, le système contraignant des adats…Ce qui est évidemment très mal vu par la société tchétchène qui a l'impression que "ces jeunes ne respectent plus rien". Il y a d'ailleurs eu des oppositions et même des combats entre confréries et wahhabites: en 1998 ils se affrontés violemment, et pour une fois Maskhadov est intervenu de manière armée pour écraser ce mouvement qui menaçait de prendre le pouvoir.

Que dire du rôle des acteurs religieux pendant le premier et le second conflits en Tchétchénie ?

Il faut distinguer le rôle des acteurs officiels et celui des autres. L'influence du wahhabisme était assez peu importante au début de la première guerre, elle a été en croissant au cours du conflit, notamment à partir de 1995-1996. Commence alors à apparaître des bataillons spécifiques: des bataillons avec des drapeaux noirs. Maskhadov est tenant d'un Islam modéré, il est anti-wahhabite mais en même temps il a eu peur d'être trop radical dans la lutte contre les wahhabites. Il avait peur qu'en luttant trop violemment avec les wahhabites, la situation ne dégénère en guerre civile, étant donné les traditions de vendetta qui existent en Tchétchénie, et il avait la phobie d'un syndrome "à l'afghane", au regard de ce qui se passe aujourd'hui en Afghanistan.

Après 1996, il y a eu une islamisation en Tchétchénie. Des tribunaux chariatiques ont été créés. On en a beaucoup parlé, notamment en Occident et en Russie, mais il ne semble pas qu'ils aient eu tant d'importance que cela. En même temps, il est vrai que le wahhabisme a continué de se développer. Cependant, d'après des témoignages de Tchétchènes au moment des premiers bombardements de septembre, une grande partie des adeptes du wahhabisme, des jeunes qui venaient d'être recrutés, aurait disparu dans la nature dès que la situation est devenue plus dangereuse.

Certes, le wahhabisme a joué un rôle important dans le déclenchement de la seconde guerre en août. Mais il faut bien distinguer ce qui tient de la stratégie personnelle de Bassaïev, de la politique officielle du gouvernement tchétchène, qui a pris des positions très claires à ce moment-là. En effet, Maskhadov a demandé à Bassaïev de déclarer publiquement qu'il n'engageait que lui et non le gouvernement tchétchène. Il faut comprendre que Bassaïev avait des ambitions politiques: il a été l'un de ceux qui ont gagné la bataille de Grozny en 1996, il a été candidat lors de l'élection présidentielle, qu'il a perdue contre Maskhadov, et il a été également ministre par la suite.

Le soulèvement mené par Bassaïev en août n'avait pas réellement de motif religieux, c'était plutôt une manière pour lui de rejouer un rôle politique, de redorer son blason par une action d'éclat, parce que c'est un adepte récent du wahhabisme. Il a attaqué précisément les villages du Daghestan où il pensait avoir des appuis pour pouvoir construire ce projet d'imamat, d’État théocratique unissant la Tchétchénie et le Daghestan. Il semble que les Russes aient été au courant et aient laissé un peu faire. A partir des premiers bombardements au mois de septembre, et c'est là la loi de l'union sacrée, très vite, Maskhadov a fait appel à Bassaïev, lui demandant de prendre toute la responsabilité du front est. Face à la menace russe, Bassaïev est donc redevenu un allié de Maskhadov.

D'un point de vue religieux, l'attrait vers le wahhabisme correspond donc plutôt à une tactique politique, à une forme d'opportunisme. En voulant créer un imamat et en envahissant le Daghestan, il avait sans doute aussi l'idée de renouer avec une tradition historique, celle du XIXe siècle, lorsque le Daghestan et la Tchétchénie avaient été unis dans la lutte contre l'envahisseur russe. L'invasion a eu lieu dans la région d'Andi parce qu'y vivent les peuples les plus religieux du Daghestan, et ce sont les peuples dont les Tchétchènes se sentent les plus proches. Mais la population civile du Daghestan n'a pas soutenu Bassaïev. On a même des témoignages selon lesquels des rassemblements contre les wahhabites ont eu lieu dans les villages à l'appel de conseils des Anciens. De nombreux Daghestanais ont vu dans les wahhabites des "bandits"et se sont affirmés prêts à défendre les Russes comme leurs propres fils. Les Russes étaient considérés paradoxalement comme des libérateurs. Une loi anti-wahhabite a même été adoptée au Daghestan à l'automne 1999.

Quel est d'après vous le rôle de la religion aujourd'hui dans la guerre ?

Les Tchétchènes ne combattent pas au nom de l'Islam mais pour défendre leur pays contre la domination russe. Leur cause est avant tout nationale et non religieuse. Mais il est clair que l'élément religieux permet une cohésion et que les réseaux religieux facilitent l'organisation et la résistance. Pour ce qui est du rôle exact des wahhabites aujourd'hui, il est difficile à estimer, notamment parce qu'il est difficile de connaître la proportion de bataillons wahhabites. Mais dans ce contexte de persécutions et de massacres, on peut penser que la religion, peut, d'un point de vue général, reprendre de l'importance.

 

 

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