Loi sur les médias et débat médiatique à la hongroise

La loi hongroise sur les médias adoptée en décembre 2010 a suscité beaucoup de critiques dans les médias européens. On parle moins, en revanche, de celles qui ont émergé dans le pays. Les journalistes hongrois y ont pris leur part et ont joué un rôle important, aussi bien dans la formation du débat médiatique, que dans son orientation vers des enjeux politiques.


Il y avait en Hongrie un large consensus sur le fait qu’il fallait une nouvelle loi sur les médias. Ayant la majorité des deux tiers au Parlement, le Fidesz[1] peut faire passer des lois sans que les procédures législatives traînent en longueur et, en corollaire, sans ouvrir autour de cet acte législatif un vaste débat. Celui-ci émerge alors a posteriori, ce qui est le cas concernant la loi incriminée, sous forme de débat médiatique dans les deux sens du terme: relatif au médias et rendu populaire grâce aux médias.

Bien qu’il soit présent sur tous les supports constitutifs de l’espace médiatique hongrois, c’est dans les quotidiens nationaux qu’on peut capter d’une manière représentative la polarisation qui caractérise ce débat. D’un côté, les défenseurs de la loi mettent l’accent sur l’importance de la restructuration administrative et financière des médias du service public, de la création d’une autorité des médias[2] autonome, du renforcement de la protection des mineurs et de la lutte contre l’incitation à la haine, ainsi que sur la conformité de la loi avec les normes européennes. De l’autre côté, les critiques dénoncent la concentration de la production de contenus et du financement des médias du service public, la connivence entre les membres de l’autorité des médias et le gouvernement, le pouvoir de décision donné à cette autorité, le renforcement du contrôle du contenu médiatique et la non-conformité de la loi avec la réglementation européenne.

Or, défendre ou critiquer la loi est d’emblée devenu une affaire de position politique, révélant le véritable paradoxe du débat: ce qui, par définition, devrait être le plus indépendant possible des forces politiques, est devenu un enjeu politique. La presse a largement contribué à cette politisation par ses prises de position, qui reflètent d’une part la pratique d’un journalisme engagé, d’autre part la montée d’un discours sur les «tendances autocrates du gouvernement» -image véhiculée par les journaux de gauche- ou, à l’inverse, sur les «attaques d’une gauche hystérique» -approche adoptée par les titres de droite.

La loi de gauche et de droite

Si l’on raisonne en adoptant les référents du journalisme tel que pratiqué en France, on pourrait s’attendre à ce que les journalistes hongrois voient une restriction des libertés dans cette tentative du pouvoir de créer une autorité unique et que cette perception les pousse à décrier les limitations imposées à leur fonction de quatrième pouvoir, voire à tirer la sonnette d’alarme, au nom de la démocratie menacée.

Or, même dans le cas d’une loi -très controversée- sur les médias, journaux de gauche et journaux de droite ne se croisent pas dans leurs visions du monde. On a même parfois l’impression qu’ils ne parlent pas de la même loi: d’un côté, on met l’accent sur la restriction des libertés et la dépendance face à l’autorité des médias; de l’autre, on met en avant le renforcement de l’indépendance des médias par rapport aux forces économiques et politiques. Il ne s’agit pas ici de juger la qualité et la justesse des discours promus dans les journaux, mais de saisir la force des contradictions où tout argument a son contre-argument. En voici une illustration, de gauche (G) et de droite (D). Les exemples essentialisés et synthétisés par l’auteure sont issus des quotidiens parus entre le 21 décembre 2010 -au moment où le Parlement a accepté la loi- et le 16 février 2011 -date à laquelle le gouvernement hongrois a accepté les modifications proposées par la Commission européenne[3].br>
G: L’autorité des médias et son conseil administratif sont constitués de personnes proches du gouvernement.
D: Les membres de l’autorité des médias et ceux de son Conseil administratif sont choisis par l’Assemblé (majorité qualifiée requise) dont les membres ont été élus démocratiquement.

G: Les membres de l’autorité et de son Conseil sont élus pour 9 ans, c’est trop.
D: Dans le système précédent, c’était le ministère compétent qui désignait le président de l’autorité des médias. Aujourd’hui, le Parlement l’élit à la majorité qualifiée et le mandate pour 9 ans, afin d’éviter les fluctuations liées aux changements politiques.

G: L’autorité des médias peut décider quelles sont les conduites en infraction.
D: Les décisions de l’autorité, construites sur l’expérience des pratiques, peuvent être contestées auprès les tribunaux.

G: La loi prescrit des réglementations floues sur le contenu, impliquant une application imprévisible.
D: Avoir recours à certaines notions floues fait partie de pratiques législatives et permet la précision dans l’application.

Les quatre quotidiens consultés, généralistes, sont les principaux du pays. La ligne éditoriale de Magyar Nemzet (MN) et de Magyar Hírlap (MH) est orientée à droite, tandis que celle de Népszabadság (Nszb) et Népszava (Nszv) se situe à gauche. Leur identité politique est fortement marquée et cela se révèle dans leurs manières de désigner et de qualifier la loi et ses commentaires. L’identité politique d’un journal ne s’épuise pas aux préférences politiques de ses journalistes, mais tient un double enjeu. D’une part, cette identité permet de se démarquer au sein de l’espace médiatique et garantit une participation légitime dans les débats publics. D’autre part, les formes d’un journalisme engagé permettent de construire une communauté langagière dans laquelle les participants peuvent se reconnaitre. Ainsi qualifier la loi comme suscitant un scandale international, loi muselière (Nszb), loi-censure, loi limitant la liberté de la presse (Nszv) ou bien ne pas la qualifier, sauf à travers les mots rapportés de ses défenseurs (MN et MH) sont des traces de ces prises de position. Les titres -dont la fonction est plus d’éclairer le positionnement des énonciateurs par rapport à l’événement que de communiquer une information[4]– sont des manières privilégiées de montrer explicitement les engagements des journaux: «La Hongrie salue l’Europe avec une loi-censure» (Nszv, 31 janvier), ou «Affaire des médias: ‘un jeu destructeur, transparent’», «Les politiques étrangers pensent également que les attaques contre la Hongrie sont infondées» (MN, 6 janvier). On assiste alors à une polarisation nécessaire des discours caractérisant le débat.

Inscriptions des critiques européennes dans le débat médiatique

Les réactions étrangères, et avant tout européennes, prennent une place considérable dans ce débat médiatique. Assurant la présidence de l’Union européenne depuis le 1er janvier, la Hongrie se retrouve au centre d’une attention diplomatique, mais aussi médiatique. Les députés et les médias européens ont leur mot à dire, que la presse hongroise ne manque pas de commenter. Les extraits suivants sont issus des unes des éditions du 31 janvier 2011, au lendemain de la signature de la loi par le président hongrois Pál Schmitt. Il peut être intéressant d’observer, au niveau local, quels sont les acteurs convoqués de part et d’autre, ainsi que la mise en scène de leurs dires gérée par les journalistes (soulignée par l’auteure).

Nszb: «La plupart des politiques européens et la presse internationale continuent à donner voix à leurs objections contre la loi, cependant le président du Parti populaire européen [Wilfried Martens] défend Viktor Orbán. […]».
Nszv: «La loi restreignant la liberté de la presse a été fortement critiquée hier aussi aux niveaux national et international. […] La loi est examinée par la Commission européenne et plusieurs organisations nationales et internationales ont protesté».
MN: «Wilfried Martens a assuré le gouvernement Orbán de son soutien et a souligné à propos de la loi sur les médias que ‘le débat ne peut pas se fonder sur des malentendus d’origine politique, mais sur la connaissance exacte du texte’».
MH: «Martens condamne la provocation de l’hystérie. Selon le président du Parti populaire européen, il n’y a pas de problème avec la loi sur les médias […]».

La mise en scène des réactions est traversée par les marques identitaires du journal et pose les acteurs européens dans le miroir de la polarisation du débat. Ainsi leurs dires deviennent des arguments que s’approprient les médias nationaux. Ce traitement médiatique caractérisant le journalisme engagé s’accompagne de modèles de dénonciation ou encore de décrédibilisation et, par conséquence, de la qualification des acteurs en question, construisant leurs images dans l’opinion publique hongroise. Les titres des journaux de droite comme «Charge de gauche contre la Hongrie» (MN, 3 janvier), «De nouveaux excès de la presse occidentale contre notre patrie» (MH, 6 janvier), et ceux de gauche comme «Tir de mitraille étranger sur le gouvernement hongrois» (Nszb, 3 janvier), «L’Europe continue à se révolter» (Nszv, 6 janvier), illustrent l’émergence d’une représentation des critiques européennes.

Ces discours promus par les journaux orientent le sens donné à la loi en question et, par là, le débat médiatique. Or, si la dénonciation ne s’accompagne pas de critiques fondées et de preuves validées, elle devient une affirmation péremptoire, s’épuise en elle-même[5] et se vide de tout sens qui pourrait constituer un débat. C’est ce qui se passe quand la presse de droite qualifie la critique de la loi de faux-scandale, d’hystérie de la gauche libérale et la presse de gauche désigne le gouvernement comme anti-démocratiquedictatorial ou autocrate. Les médias, à travers le choix des propos et des qualifications, sont responsables de l’orientation de ce débat qui ne devrait pas se restreindre aux jeux d’accusations des adversaires politiques nationaux ou internationaux. Certes, la réforme est une initiative politique mais les médias jouent un rôle considérable dans la surpolitisation de cet événement, et ce au détriment d’une réflexion constructive sur le paysage médiatique hongrois.

Notes :
[1] Depuis avril 2010, le Fidesz (Parti des jeunes démocrates) forme un gouvernement conservateur de coalition avec le KDNP (Parti populaire démocrate-chrétien).
[2] L’Autorité nationale des médias et de la communication (Nemzeti Média- és Hírközlési Hatóság) est une autorité administrative, définie comme indépendante, placée sous la supervision du Parlement.
[3] La restriction du champ d’application de la législation et de l’obligation de l’enregistrement des médias auprès de l’autorité, la restriction du «principe de proportionnalité» et le remplacement de la notion d’«outrage» par celle d’«incitation à la haine et la discrimination».
[4] Sophie Moirand, «Responsabilité et énonciation dans la presse quotidienne: questionnements sur les observables et les catégories d’analyse», Semen, n°22, 2006, http://semen.revues.org/2798.
[5] Patrick Charaudeau, «Discours journalistique et positionnements énonciatifs. Frontières et dérives», Semen, n°22, 2006, http://semen.revues.org/2793.

* Veronika ZAGYI est doctorante en Sciences de l’information et de la communication, Université Paris 8 et University of Eötvös Lóránd.



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