Hongrie : une présidence à contre-courant

Janvier 2011 : la Hongrie prend la présidence tournante du Conseil de l’Union européenne. Le hall d'entrée du bâtiment Justus Lipsius, siège principal du Conseil de l’Union européenne, est alors décoré d'un vaste Tapis culturel hongrois avec, en son centre, une carte de l’empire austro-hongrois.


Des jeunes s'enveloppent du drapeau hongrois sur leur chemin vers un meeting du Jobbik à Budapest Cette œuvre, intitulée «réinventer l'Europe», a provoqué un malaise au sein de certaines délégations. Il est vrai qu'aujourd'hui tout ce que la Hongrie entreprend a tendance à susciter la méfiance de ses partenaires tant elle est soupçonnée de céder de plus en plus facilement aux sirènes d'un nationalisme agressif. Les porte-parole de la présidence hongroise ont par conséquent du mal à convaincre lorsqu'ils expliquent qu'aucun État membre n'apparaît sur cette carte d'un empire disparu (qui comprend les territoires actuels de la République tchèque, de la Slovaquie, de la Slovénie et de la Croatie, mais aussi une partie de la Pologne, de la Roumanie et de l’Italie) et qu'elle n'est qu'un élément d’une œuvre qui n'a d'autre ambition que d'illustrer l'histoire tourmentée de la Hongrie.

Les objectifs de la Présidence hongroise

La présidence hongroise du Conseil de l'UE a débuté dans des conditions bien particulières: l'année 2010 a vu le retour au pouvoir à Budapest de Victor Orban et de son parti, le Fidesz[1]. Son discours a des accents ouvertement nationalistes, parfois populistes, destinés à redonner confiance à une population durement touchée par la crise économique et taraudée par la montée en puissance du Jobbik[2].

Engagé par des promesses parfois hasardeuses, le gouvernement du Premier ministre Victor Orban va, au cours de ses premiers mois au pouvoir, choquer ses partenaires européens avec la mise en place de lois restrictives sur la liberté de la presse, un sévère tour de vis fiscal à l'encontre des multinationales installées en Hongrie et une remise en cause de la rigueur budgétaire, dans un pays très endetté ayant dû faire appel au FMI[3]. Ces prises de position se font toutes au nom d'une indépendance nationale fortement réaffirmée. Il n'aura donc fallu que quelques mois au gouvernement de Budapest pour apparaître comme le rebelle de l'Europe et, le 19 janvier 2011, lorsque Victor Orban présente au Parlement européen les priorités de son pays pour les six mois de la présidence, il est ouvertement accusé par les députés de ne plus respecter l'ensemble des valeurs européennes.

Le gouvernement hongrois aborde néanmoins ce semestre à la tête du Conseil avec un programme ambitieux. Un certain nombre de sujets cruciaux, comme le renforcement du mécanisme de stabilisation de la zone euro ou les relations avec la rive sud de la Méditerranée, se sont imposés d'eux-mêmes. Toutefois, la Hongrie vient également avec des objectifs qui lui sont propres.

La Présidence hongroise souhaite ainsi accélérer l'adhésion de la Croatie et soutenir les candidatures issues des pays des Balkans occidentaux -voire celle de la Turquie-, malgré l'hostilité croissante des «grands» pays de l'Union. V.Orban a récemment exprimé son souhait de voir l'Union «se compléter», réaffirmant ainsi que son pays est un fervent partisan de l'élargissement. Dans le même ordre d'idée, la présidence hongroise souhaite voir s'étendre l'espace Schengen à la Roumanie et à la Bulgarie, en exigeant des autres pays européens une analyse réellement objective de leurs candidatures. La Hongrie insiste sur l'importance du renforcement du partenariat oriental et, donc, sur le renforcement des relations avec des pays comme la Géorgie, l'Arménie, la Moldavie ou l'Ukraine. Elle souhaite également conforter la coopération entre les pays riverains du Danube en élaborant une «Stratégie pour le Danube». Enfin, Budapest veut mettre en avant la question de l'intégration des Roms en Europe ainsi qu'une promotion renforcée de la diversité linguistique et culturelle et des identités nationales et régionales.

Il y a d'ailleurs un paradoxe à voir la Hongrie annoncer de tels objectifs au moment même où le pays est soupçonné, voire accusé à longueur de colonnes, de renier ses engagements européens, tant sur le plan économique que sur celui du droit de la liberté d'expression.

La nation hongroise

L'attitude de Victor Orban vis-à-vis des communautés hongroises vivant dans les pays frontaliers de la Hongrie n'a pas évolué depuis son premier mandat de chef du gouvernement (1998-2002). Elle consiste en un soutien sans faille à l'ensemble de la «Nation hongroise», concept qui réunit dans une même entité les citoyens de la République de Hongrie et l'ensemble des populations magyarophones vivant dans les pays voisins, soit près de deux millions et demi d'individus. Depuis son retour au pouvoir, il a ainsi relancé la politique d'attribution de la citoyenneté hongroise aux personnes issues de ces minorités[4]. En leur accordant le droit de vote en Hongrie et en leur ouvrant largement le marché du travail, il entend les lier à Budapest.

Cette politique suscite évidemment de vives réactions dans les pays voisisns. «La Slovaquie est un pays souverain et nous ne pouvons pas tolérer la politique de "Grande Hongrie" du Fidesz, nous ne pouvons tolérer l'ignorance des principes du droit international», déclarait, le 27 mai 2010, le Premier ministre slovaque, Robert Fico devant le Parlement. Le 15 mars 2011, la Roumanie, qui abrite la plus grande minorité magyare d'Europe, s’est dite scandalisée par certains débordements survenus en Transylvanie lors de la «Journée des communautés magyares»[5] et par les déclarations du vice-premier ministre hongrois, Zemjen Zsolt, venu pour l'occasion dans la ville de Miercura Ciuc. Z.Zsolt a déclaré que «Une fois leur serment prêté après l'obtention de leur citoyenneté hongroise, nos frères de Transylvanie deviennent nos frères en citoyenneté. Nous soutenons leur volonté d'obtenir l'autonomie dans les régions où ils sont majoritaires, parce que ce qui est normal en Europe doit l'être dans n'importe quel pays de l'Union Européenne». Ces déclarations ont fait réagir les autorités à Bucarest, où la question de l'autonomie territoriale reste un tabou et où l’on s'inquiète de la résurgence d'un courant radical au sein de la communauté hongroise de Roumanie.

Cette politique destinée aux Magyars de l'extérieur inquiète les pays voisins, qui craignent de devoir faire face sur leurs territoires à des revendications de plus en plus en fortes de ces minorités. La rhétorique de V.Orban semble en outre montrer qu'une partie des Hongrois n'a toujours pas accepté ce qu'on appelle parfois à Budapest le «diktat de Trianon» (du nom du traité, qui, en 1920, avait entériné le démembrement de l'Empire austro-hongrois et le tracé des frontières actuelles. La Hongrie perdit alors les deux tiers de son territoire, tandis qu'un tiers des Magyars se retrouvèrent citoyens d'un autre pays).

La question sous-jacente est aujourd'hui de savoir si, derrière ses objectifs européens, la Hongrie nourrit encore l'ambition, en jouant sur la corde ethnique linguistique et culturelle, de redevenir le centre et le moteur économique et politique du «bassin des Carpates» tel que l'on avait l'habitude d'appeler, avant 1918, le territoire du Royaume de Hongrie.

Des questions posées à contretemps

Dans la période difficile que traverse aujourd'hui l'UE, la présidence hongroise tombe mal pour nombre de capitales des pays membres. Inquiètes des événements qui bouleversent les pays de la rive sud de la Méditerranée et lassées des élargissements successifs, jugés trop rapides par une grande partie de leurs opinions, elles sont peu enthousiastes pour se confronter aux velléités de large ouverture à l'Est portées par la Hongrie. Elles le sont encore moins lorsqu'elle voit revenir sur le devant de la scène les questions liées au statut des minorités et aux tracés des frontières héritées de la Première Guerre mondiale.

La tentation est donc forte d'accuser Budapest de jouer avec le feu et de mener une politique dangereuse pour l'équilibre de la région. Cette position est sans doute partiellement fondée. Toutefois, si la politique menée en faveur des minorités hongroises de la région est évidemment risquée, il n'est pas exclu qu'elle réponde avant tout à des questions de politique intérieure.

Ainsi, la politique du «passeport ethnique» est un geste symbolique susceptible de faire baisser la pression exercée sur le débat public hongrois par l'extrême droite. Son impact sur les pays voisins est finalement faible et les discours délivrés à l'intention de ces communautés tiennent plus de l'encouragement à rester sur place et à défendre leur identité culturelle et linguistique.

Une politique pragmatique

C'est sans doute une interprétation assez pragmatique qu'il faut donner à la politique de la Hongrie en Europe centrale et orientale. Victor Orban aime faire claquer les drapeaux pour des raisons électoralistes évidemment discutables, mais il suit finalement une politique déjà initiée par ses prédécesseurs et qui consiste à renforcer la position économique, culturelle et stratégique de la Hongrie comme pays clé au cœur d'un continent qui ne peut se passer d’autres élargissements vers l’est et le sud-est. La défense des minorités, quant à elle, est certes souvent maladroite mais elle est compréhensible dans un pays qui voit dans le projet européen une bonne façon de réunir, au-delà des frontières nationales, une communauté culturelle dispersée par les aléas de l'histoire.

Le programme de la présidence hongroise correspond aux lignes de force d'une politique extérieure menée depuis plusieurs années. Le gouvernement Orban lui a donné une dimension plus agressive, au risque de provoquer de sérieuses frictions avec les pays voisins. Il n’en reste pas moins que la défense de la diversité linguistique et culturelle (en dépit de l'usage abusif qui peut être fait de cette notion), l'élargissement ou la coopération régionale sont finalement des objectifs profondément européens et traduisent une foi dans l'avenir de la construction européenne que nombre de pays membres de l'Union semblent négliger en ces temps de crise.

Notes :
[1] Union civique hongroise.
[2] Mouvement pour une meilleure Hongrie, parti d'extrême droite ouvertement raciste, antisémite et antilibéral. Il a recueilli près de 17% des suffrages lors des élections législatives de 2010.
[3] Remise en cause illustrée notamment par les attaques répétées du gouvernement à l’encontre de Andras Simor, le gouverneur de la Banque centrale de Hongrie.
[4] Par un amendement à la loi portant sur la citoyenneté, voté le 26 mai 2010.
[5] Des extrémistes ont pendu symboliquement sur une place de Miercura Ciuc une poupée à l'effigie d'Avram Iancu, un des héros de l'indépendance de la Roumanie.

Photo vignette : Des jeunes s'enveloppent du drapeau hongrois sur leur chemin vers un meeting du Jobbik à Budapest (© Sébastien Gobert, 15 mars 2010).

* Vincent HENRY est traducteur, étudiant à l'Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), Ancien directeur délégué aux programmes du bureau Europe centrale et orientale de l'Agence universitaire de la Francophonie.

 

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