L'un est nostalgique de l'Union soviétique, l'autre rêve d'Europe et le troisième tient au maintien de l’indépendance de son pays. A en croire les sondages, ce triptyque résumerait comment se partage l’opinion publique bélarussienne en termes de préférences géopolitiques. S'ils hésitent parfois entre une union avec l'UE ou avec la Russie, les Bélarussiens se verraient bien plutôt « assis sur deux chaises ».
Du fait de sa situation géographique, le Bélarus est tiraillé entre l'Est et l'Ouest. D'un côté, il est concerné par les efforts russes d'intégration des anciennes républiques soviétiques, et de l'autre par ceux de l'Union européenne (UE) qui tente de se rapprocher de ses voisins orientaux, notamment avec le Partenariat oriental. Si, depuis plus d’une décennie, le pays semblait résolument pro-russe, dernièrement les choses ont changé.
Entre deux géants
En 1991, le Bélarus a reçu plus que réclamé son indépendance de l'Union soviétique et, depuis, le pays est plutôt orienté vers la Russie et les autres voisins de la Communauté des États Indépendants (CEI), cette organisation qui rassemble désormais la plupart des anciennes républiques soviétiques. Parallèlement, depuis 1996, le Bélarus et la Russie ont entrepris de créer un 'État uni'.
L'UE s'est beaucoup rapprochée des Bélarussiens depuis l'entrée de la Pologne et de la Lituanie dans le club, en 2004. En tant que voisin immédiat, le Bélarus a revêtu une nouvelle importance pour Bruxelles. La politique européenne envers Minsk n'a pas pu beaucoup évoluer ces dernières années, changeant de la carotte au bâton selon les aléas de la politique du régime de Loukachenka. Le réchauffement des relations entamé en 2008 avait enfin laissé espérer que des rapports au plus haut niveau pourraient être repris dans une atmosphère de démocratisation du Bélarus. Cette reprise avait abouti à son inclusion, en mai 2009, dans le Partenariat Oriental, la nouvelle politique de voisinage de l'UE envers ses voisins est-européens.
L'UE, alternative à la Russie?
Le thème de l'UE et de l'identité européenne du Bélarus reste d'abord et avant tout l'apanage de l'opposition. Le mouvement d'une des figures de proue de l'opposition, Andreï Sannikau (en prison depuis le 19 décembre), s'appelle ‘Bélarus européen’ et milite activement pour l'intégration du pays dans l'UE depuis 2008. Lors de la campagne électorale de 2010, les candidats à la présidence ont en grande majorité exprimé leur volonté d'intégrer progressivement le Bélarus à l'UE. Depuis longtemps, l'opposition voit dans l’Europe communautaire une façon de libérer le pays de l'influence russe.
La question européenne au Bélarus est depuis toujours étroitement liée à la question russe. Alors que les relations étaient au mieux entre Minsk et Moscou, Bruxelles était ignorée par A.Loukachenka. Et comme de raison, celui-ci n'a commencé à s'intéresser à Bruxelles qu'après l'apparition de tensions avec le Kremlin. À mesure que les relations se sont développées avec l'UE, le discours officiel a changé. Par exemple, à l'occasion des célébrations du Jour de la Victoire, le 9 mai 2009, Aliaksandr Loukachenka a salué les réussites du Bélarus, évoquant un pays qui «s'est transformé en un État européen moderne.» Il a salué non pas les progrès de «l'État uni», mais bien ceux «des états unis», le Bélarus et la Russie, soulignant ainsi la souveraineté des deux pays[1]. En octobre 2009, il a déclaré qu'il «voudrait agir afin que l'on dise que le Bélarus est devenu un pays européen sous Loukachenka»[2].
Les disputes entre A.Loukachenka et le Kremlin et le changement des discours ont influencé l'opinion publique bélarussienne. Selon les sondages indépendants menés régulièrement sur la question, le pourcentage des Bélarussiens qui voteraient pour l'union avec leur voisin russe est tombé de 57,4% en août 2001 à 29,8% en décembre 2010[3]. Même si cette baisse s'explique aussi par la disparition de la génération qui a vécu la guerre, particulièrement attachée au passé soviétique, elle a été très forte lors des trois dernières années. Le projet est toujours officiellement soutenu par les deux États, mais peu y croient encore. Selon le politologue Kiryl Koktych, le projet était d'ailleurs «depuis le début un coup de pub»[4].
Parallèlement à la baisse de soutien pour le projet d''État uni', l'attrait pour l'adhésion à l'UE a augmenté. Ainsi, en septembre 2009, une majorité de Bélarussiens a pour la première fois dit préférer une hypothétique entrée dans l'Union européenne à une hypothétique union avec la Russie. Entre février 2006 et octobre 2010, la part des partisans de l’UE est passée de 27,5% à 42,2%. Malgré cette montée d'europhilie, le «oui» oscille: il aurait été gagnant en septembre et en décembre 2009, puis perdant en mars et en juin 2010, et à nouveau gagnant en septembre et octobre 2010. Il n'aurait jamais dépassé 44,1%, étant donné le haut taux d'abstention sur cette question.
Biélarous za nezavisimast!
Pourquoi la baisse d'intérêt pour une union avec la Russie ne s'est-elle pas traduite par un soutien écrasant pour l'alternative européenne? Une catégorie très souvent négligée lors de ces sondages est celle des Bélarussiens préférant une troisième voie contournant l'alternative 'Europe ou Russie'. En effet, peu de sondages proposent la réponse «ni l'un, ni l'autre». Les «ni-ni» composeraient pourtant près de 30% de la population[5].
Il est difficile de dire si ce «ni l'un, ni l'autre» est un refus de toute intégration ou bien d'une intégration qui en exclurait une autre. Selon les sondages, beaucoup de Bélarussiens sont convaincus qu'il est possible d'«être assis sur deux chaises», tel qu'un journaliste de Nacha Nival'a décrit. C'est-à-dire que près de 40% des Bélarussiens croient que le Bélarus peut s'intégrer simultanément à la Russie et à l'UE. Fait intéressant, ce pourcentage est identique chez les électeurs de l'opposition et chez ceux de Loukachenka.
Les résultats des sondages peuvent en grande partie être expliqués par l'idée d'indépendance, qui est fortement présente dans la société bélarussienne. Le mot 'indépendance' était d'abord et avant tout dans la bouche de l'opposition à Loukachenka lorsque celui-ci tentait de réunir le Bélarus et la Russie. À partir du début des années 2000, désillusionné quant aux possibilités d'une alliance selon ses propres conditions, A.Loukachenka s'empara du thème indépendantiste. De gigantesques panneaux de propagande proclamant «Biélarous za nezavisimast» («Le Bélarus pour l'indépendance») firent leur apparition dans le pays et, en 2005, le pouvoir renomma la principale artère de la capitale en Avenue de l'Indépendance.
«Le Bélarus pour l’indépendance», André Kapsas, mars 2008.
Depuis, A.Loukachenka se sert régulièrement du thème comme d'une rhétorique nationaliste qui lui permet d'expliquer tous les problèmes avec la Russie ou l'UE. Avec son langage coloré, il se lance dans des tirades contre l'une ou l'autre et promet qu'il ne sacrifiera jamais le peuple bélarussien aux appétits féroces de ses voisins. Le 18 mars 2011, il a rappelé que «Si on nous presse de tous les côtés […], nous irons dans la tranchée, mais nous ne nous mettrons pas à genoux»[6]. Le Président n'hésite pas à jouer l'Occident contre la Russie afin d'obtenir ce qu'il veut. En feignant un rapprochement avec l'UE, il a forcé la Russie à négocier avec lui à la vieille des élections. Puis, une fois un accord trouvé avec le Kremlin, il a fait fi des promesses de démocratisation répétées aux diplomates européens.
L'après-19 décembre
Le 19 décembre 2010 a fortement marqué les relations entre l'UE et le Bélarus. Elles n'ont jamais été pires que depuis ce jour de falsification électorale et de brutale répression. L'UE a réagi en condamnant la violence et en réintroduisant des sanctions contre Minsk. Comme la répression continue jusqu'à aujourd'hui, l'UE pourrait même introduire des sanctions économiques. Le dictateur bélarussien et sa machine de propagande ne cessent depuis de critiquer l'UE. Selon eux, les manifestants de l'opposition auraient tenté de prendre le pouvoir dans le cadre d'un complot germano-polonais.
Cette campagne anti-EU semble avoir influencé l’opinion publique. Ainsi, l'europhilie aurait diminué, puisque le pourcentage de Bélarussiens qui voteraient pour l'adhésion à l'UE est passé de 42,1% à 35,3% entre octobre et fin décembre 2010. De plus, le choix entre l'union avec l'UE ou l'union avec la Russie paraît moins tranché: 42,2% contre 32,5% pour les 'europhiles' en octobre, 38,1% contre 38% pour les 'russophiles' après l'élection. Ainsi, il apparaît que l'état des relations influence fortement le soutien pour une adhésion à l'UE.
Quel avenir européen?
Même si le double jeu du dictateur bélarussien vise plus à garder le pouvoir qu'à défendre les intérêts nationaux, l'idée d'indépendance ne disparaîtrait pas nécessairement si Loukachenka perdait le pouvoir. Ainsi, pendant la campagne présidentielle, les candidats de l'opposition ont-ils de leur côté promis que, s'ils étaient élus, le Bélarus aurait d'excellentes relations tant avec la Russie qu'avec l'UE. Ce souci de montrer que la politique étrangère du pays s'orientera autant à l'Ouest qu'à l'Est est plutôt nouveau dans les partis d'opposition, mais il semble partagé. Même Andreï Sannikau, du mouvement Bélarus européen, a promis que les relations avec la Russie s'amélioreraient s'il était élu à la tête de l’État.
Autant A.Loukachenka que l'opposition ont compris qu'il était impossible de récolter l'appui massif de la population en s'appuyant sur un choix exclusif entre la Russie ou l’UE. Si le Président pouvait autrefois convaincre une importante majorité avec sa politique pro-russe, ce n'est plus le cas aujourd'hui. L'opposition a aussi compris qu'une orientation purement pro-européenne ne lui permettrait jamais de rallier plus du tiers de la population. D'un côté, les Bélarussiens voudraient conserver leurs liens avec les Russes, avec lesquels 70% d’entre eux se sentent plus proches qu'avec les Européens, et de l'autre ils voudraient bénéficier de la qualité de vie européenne. En effet, malgré la propagande sur les difficultés économiques en Europe, 57,2% des sondés sont convaincus que les Européens vivent mieux qu’eux et seuls 12,2% pensent le contraire[7].
Dans ces conditions, que peut faire l'UE pour «gagner le cœur et les esprits» de ses voisins bélarussiens? Dans sa politique envers le régime, l'UE ne peut ignorer l'importance de la Russie pour les Bélarussiens. Elle doit absolument trouver un modèle de partenariat qui respecte leurs liens étroits avec la Russie. L'exemple de l'Ukraine a illustré que ses positions envers les pays voisins d'Europe de l'Est ne pouvaient faire fi de la Russie tandis que le cas Iouchtchenko a fait comprendre à l'opposition bélarussienne qu'une politique exclusivement pro-occidentale était risquée. Reste à voir s'il est possible pour les Bélarussiens de garder l'équilibre en étant assis sur deux chaises.
Notes :
[1] «Biélarous piératvarylasia ou soutchasnouïou eurapeïskouïou dziarjavou» [Le Bélarus s'est transformé en un état européen moderne], Nacha Niva, 9 mai 2009.
[2] «Ya hatchou rabits tak, kab Biélarous stala eurapeïskaï krainaï» [Je veux agir afin que le Bélarus devienne un pays européen], Nacha Niva, 2 octobre 2009.
[3] Sauf indication contraire, toutes les données citées proviennent du sondage «Biélorouski vybor miéjdou vostokom i zapadom» [Le choix du Bélarus entre l’Est et l’Ouest], NISEPI (Centre indépendant d'études socio-économiques et politiques), décembre-janvier 2010-2011, www.iiseps.org/press11.html.
[4] Ouladzimir Hlod, «Biélarouski souprats saïouznaï dzïarjavy» [Les Bélarussiens contre l'État uni], Radio Svaboda, 29 mai 2009.
[5] Valiér Karbaliévitch, «Tsi padtrymlivaïouts biélarousy idéïou intehracyi Biélarousi ou Eurasviaz?» [Est-ce que les Bélarussiens soutiennent l'idée d'intégration du Bélarus à l'UE?], Radio Svaboda, 31 mai 2007.
[6] «Loukachenka: Ou Mïadzvedzeva i Poutsina niama nastroïau nahilits Biélarous» [Loukachenka: Medvedev et Poutine n'ont pas l'intention de faire plier le Bélarus], Nacha Niva, 18 mars 2011.
[7] Aliaksandr Klaskouski, «Biélarousy: natsya 'laïalna niézadavolenyh'» [Les Bélarussiens: une nation de 'loyaux mécontents'], Nacha Niva, 18 octobre 2009.
Photo vignette : © André Kapsas, mars 2008.
* André KAPSAS est licencié en histoire de l’Europe centrale et orientale (Québec).
Consultez les articles du dossier :
- Dossier #57: «Regards de l’Est sur l’Union européenne»
Qu’ils soient nouveaux Etats membres, candidats ou observateurs plus lointains, les pays de l’Est sont forcément concernés par les activités et le devenir de l’Union européenne. Regard sur l’Est se penche…