L’option nucléaire en régime autoritaire: la centrale d’Astravets au Bélarus

Bien que considéré de moindre gravité, l’accident de Fukushima a rappelé aux consciences la catastrophe de Tchernobyl. En 1986, la Biélorussie a été la République soviétique la plus durement touchée par le nuage radioactif. Depuis, le régime d’Aliaksandr Loukachenka s’est engagé dans un programme de nucléarisation qui suscite l’inquiétude. 


Minsk, 26 avril 2011Si Fukushima a provoqué une prise de conscience et de positions en faveur d’une sortie du nucléaire, les pays d’Europe de l’Est les plus dépendants des importations d’hydrocarbures russes s’en tiennent à leurs choix de se doter de nouvelles centrales. C’est le cas du Bélarus, qui construit sa première usine atomique à Astravets, près de la frontière lituanienne. Dans un pays qui, 25 ans après, persiste à nier l’impact de Tchernobyl, ce projet est autant le fer de lance que le triste reflet des pratiques autoritaires du régime.

Tchernobyl : héritage et déni

Les vents soufflaient vers le nord le 26 avril 1986 quand le réacteur numéro 4 de la centrale de Tchernobyl (Ukraine) a explosé, si bien que 70 % des retombées du nuage radioactif ont atterri sur le quart sud-est du territoire de la RSS de Biélorussie voisine. En tenant compte de la contamination diffuse –par l’ingestion quotidienne d’aliments toujours radioactifs (lait, champignons, baies, etc.)-, 20 % des Bélarusses vivraient toujours dans la contamination aujourd’hui[1].

Les autorités s’obstinent pourtant à minimiser les dommages causés par Tchernobyl. Les efforts pour leur « liquidation » ont longtemps grevé le budget national. Seul face au problème après 1991, le Bélarus l’a géré à sa manière. En dépit de la glasnost, un voile d’ignorance a été maintenu et est devenu plus opaque à mesure que se durcissait le régime d’A. Loukachenka. La question de Tchernobyl fournit d’ailleurs un terrain idéal d’enfreinte à la liberté d’expression. Le déni de la gravité de l’accident et la relégation dans les zones contaminées feraient même partie de la « mécanique de la dictature »[1].

Faute de transparence et de débat public, contester la ligne officielle selon laquelle la catastrophe a été « liquidée » est tabou. La morbidité a pourtant augmenté d’au moins un tiers dans les régions irradiées. Les pathologies caractéristiques –cancers, maladies cardio-vasculaires, diabètes- s’ajoutent aux invalidités et handicaps avec lesquels naissent encore bien des enfants au Bélarus. De ces problèmes de santé comme du nombre exact de décès imputables à la contamination[2], impossible de discuter. Un professeur de médecine nucléaire qui s’y est risqué, Iouri Bandajevsky, a écopé de huit ans de prison en 2001. Ceux qui, chaque 26 avril, commémorent à Minsk la catastrophe par une Marche de Tchernobyl, interdite depuis 1996, s’exposent aussi à être arrêtés. Influencé par le lobby nucléaire international, le régime considère en effet que l’énergie nucléaire est incontournable.

L’illusoire quête d’une indépendance énergétique

Dans les années 1980, l’explosion de Tchernobyl avait conduit à enterrer le projet de construction d’une centrale nucléaire près de Roudensk, au sud de Minsk. C’est finalement le site d’Astravets (oblast de Hrodna) qui accueillera la centrale dont le Bélarus a décidé de se doter en 2007, au plus fort de la « guerre du gaz » avec Moscou. En janvier 2008 un décret présidentiel a défini les fondements de la stratégie énergétique du Bélarus, détaillée dans une loi adoptée le 25 juin suivant qui présentait le développement du nucléaire comme gage d’autonome énergétique.

La dépendance du Bélarus aux importations de pétrole et de gaz russes devint d’autant plus préoccupante pour le régime après l’élection présidentielle du 19 décembre 2010 que le pays se trouva confronté à une grave crise monétaire et à un double isolement diplomatique, se voyant refuser aussi bien l’aide des créditeurs occidentaux que les traditionnelles « ristournes » du gouvernement russe et de Gazprom. C’est dans ce contexte que Minsk et Moscou ont signé fin 2011 des accords aboutissant, pour le Bélarus, à troquer sa loyauté géopolitique contre une substantielle aide financière. En échange de son soutien enthousiaste à l’Union douanière et au projet d’Union eurasienne de Vladimir Poutine, Loukachenka obtint un prix très correct de Gazprom pour la dernière moitié des actions de l’opérateur des gazoducs bélarusses Beltransgaz (vendues 2,5 milliards de dollars), ainsi que pour ses importations de gaz dans les mois à venir (au tarif de 164 dollars/1.000 m³).

Cerise sur le gâteau, Moscou accorda un prêt couvrant 90 % du coût estimé de la construction des deux premiers réacteurs de 1,2 gigawatt chacun de la future centrale d’Astravets. Le directeur du département à l’énergie nucléaire, Mikalaj Hrucha, affirme que deux autres pourraient suivre, portant à 8 gigawatts la capacité totale de la centrale, ce qui couvrirait l’intégralité des besoins en électricité du pays et réduirait de moitié la part du gaz dans sa facture énergétique[3]. En fonction des équipements que le Bélarus pourra fournir, le crédit sera de l’ordre de 10 milliards de dollars, à rembourser sur 25 ans six mois après la mise en fonction prévue en 2020[4]. D’ici-là, un défaut de paiement des fournitures expose le Bélarus à perdre le contrôle voire la propriété du projet. Moscou a débloqué une première tranche de 500 millions le 13 février 2012 -ce qui, vu le niveau de la dette publique du Bélarus (57 % du PIB en 2011), vient à point nommé pour un régime qui a besoin de 5 à 8 milliards de dollars par an pour maintenir son économie dirigée à flot.

Un accord préalable avec la Russie sur la fourniture de technologies pour la construction des réacteurs de type AES-2006 a été conclu le 15 mars 2011 et ratifié par le Parlement bélarusse en session fermée en octobre suivrant[5]. Au même moment, le gouvernement signait avec les compagnies russes Rosatom et Atomstroyexport les contrats concernant le coût du chantier et les termes du paiement. Le monopole d’État bélarusse Belnipienergoprom est en charge de la conception, des opérations et des négociations avec les fournisseurs. Si le contrat général ne sera signé qu’en juin 2012, les travaux préliminaires au niveau de la première unité seraient déjà en cours.

Le régime justifie son choix de partenaires russes par la proximité linguistique avec la Russie. Or il revient à accroître plutôt qu’à substituer sa dépendance énergétique car la Russie fournira crédits, technologies et combustible. À moins que le Bélarus ne devienne le territoire off-shore d’enfouissement de tous les déchets radioactifs de la future Union eurasienne, c’est aussi à elle qu’il devra s’adresser pour le retraitement de ses déchets nucléaires, dont les modalités et le paiement restent à déterminer.

Astravets, un projet opaque et contesté

Depuis Tchernobyl et Fukushima, le nucléaire inquiète; mais, quand un régime autoritaire est impliqué, les craintes augmentent proportionnellement au flou dont il entoure son projet. Si la population bélarusse est maintenue dans l’ignorance par la propagande et craint les répressions, celle des pays voisins, en revanche, s’insurge contre le fait que la construction d’Astravets avance sans consultation. L’enjeu est aussi européen puisque trois pays de l’UE bordent le Bélarus. C’est sûrement ce qu’a voulu signifier le président de la Commission européenne José Manuel Barroso en avril 2011 lorsqu’il a conditionné sa participation à la conférence organisée par l’Ukraine pour récolter des fonds d’aide aux victimes de Tchernobyl au retrait de l’invitation adressée à A. Loukachenka.

Dans cette partie de l’Europe, tant de frontières coïncident avec des rivières que bien souvent les centrales nucléaires, gourmandes en eau pour refroidir leurs circuits, se retrouvent construites à proximité d’une frontière. Astravets se situe ainsi sur la rivière Vilia (Neiris), à une quarantaine de kilomètres en amont de la capitale lituanienne, Vilnius. Or ni la Lituanie ni la Direction générale pour l’énergie de la Commission européenne n’a été informée en détail par Minsk du projet, même si la Convention d’Espoo de l’UNECE sur l'évaluation de l’impact sur l’environnement dans un contexte transfrontalier de 1991 l’y oblige.

Rosatom affirme que ses réacteurs sont sûrs –ce dont doutent les organisations russes de défense de l’environnement[6]. Minsk prétend que les risques sont minimes dès lors que le Bélarus n’est pas en zone sismique. Or un puissant tremblement de terre a secoué la région en 1909. Sur ce point comme sur d’autres concernant Astravets, le régime de Loukachenka pratique la politique de l’autruche, au mépris de ceux qui s’inquiètent des conséquences tant sanitaires que géopolitiques de sa stratégie de court terme.

Le mouvement anti-nucléaire, brimé, s’organise depuis 2008 à l’aide de pétitions et d’appels à la mobilisation pour plus de transparence sur les risques encourus[7]. L’opinion publique bélarusse est aussi plus divisée sur le projet que ne le prétend le ministère de l’Énergie. En 2009, ce dernier s’appuyait sur une enquête de l’Institut de sociologie de l’Académie des Sciences –contrôlé par le pouvoir- pour affirmer que deux tiers des Bélarusses étaient favorables à une centrale nucléaire[8]. Un sondage de l’Institut indépendant IISEPS réalisé après Fukushima montre que 50,3 % des personnes interrogées sont en fait contre le projet actuel et que seulement 27 % des sondés le soutiennent « sans réserve ». Beaucoup voient en effet dans les subventions russes à la construction de centrales un cheval de Troie de Moscou pour la réintégration de l’espace eurasiatique… et donc une menace à la souveraineté de leur pays[9].

Notes :
[1] J.-Ch.Lallemand et V Symaniec, Biélorussie, mécanique d’une dictature, Paris : les Petits matins, 2007, p. 154 et ss.
[2] Si l’Organisation mondiale de la santé (OMS) ne reconnaît que la mort de 44 pompiers, 2.000 cas de tumeurs de la thyroïde et 4.000 décès à venir imputables à la catastrophe, les scientifiques estiment qu’elle pourrait faire à terme plus de 100.000 morts.
[3] D. Marples, «Is Nuclear Power The Panacea For Belarusian Energy Problems?», Eurasia Daily Monitor, Vol.9 (45), 5 mars 2012.
[4] A. M. Dyner, «The Growing Importance of Russia in the Belarusian Energy Sector: Implications for the EU», PISM Bulletin (Varsovie), n⁰19, 20 février 2012, www.pism.pl/publications/bulletin/no-19-352.
[5] M. Kaminskaya «Minsk’s Cooperation Agreement with Moscow on Building Ostrovets NPP ratified in Closed-Door Parliament Hearing», 3 novembre 2011, www.bellona.org/articles/articles_2011/minsk_cooperation.
[6] V. Slivyak et A. Nikulina «Russia and the Nuclear Industry», Russian Analytical Digest, n⁰101, 1er août 2011, www.isn.ethz.ch/isn/Digital-Library/Policy-Briefs/Detail/?lng=en&id=132291.
[7] A. Ozharovskij, «Belarus, Litva i AÊS» [Le Bélarus, la Lituanie et la centrale énergo-atomique], 26 janvier 2009, www.bellona.ru/articles_ru/articles_2009/Belarus-podpisi. Voir aussi Siarhei Bogdan, «Who is Endangered by Belarus’ Nuclear Programme?», Belarus Headlines (Bruxelles) IV/2012, p.6, http://pasos.org/7471/belarus-headlines-vi/.
[8] «Two Thirds of Belarusians support Nuclear Power Plant Construction», ministère de l’Énergie du Bélarus, 30 septembre 2009, www.minenergo.gov.by/en/news/min?id=215.
[9] H. Siarova, «Astravets Nuclear Power Plant: Panacea for Belarusian Energy Security?», Bell BelarusInfo Letter (Vilnius), n⁰7(28), 2011, p. 4-6, www.eesc.lt/public_files/file_1312533709.pdf.

Vignette : Minsk, 26 avril 2011. © Anastasia Goliak/Bellona.

*Horia-Victor LEFTER est journaliste et expert indépendant, spécialiste de l’Europe centrale et orientale, Bordeaux.
** Anaïs MARIN est membre de l'équipe de RSE et chercheur au Finnish Institute of International Affairs, Helsinki.

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