Le nucléaire tchèque : français de cœur, russe de raison?

Alors que deux des pays voisins de la République tchèque, l’Allemagne et l’Autriche, ont conforté depuis un an leur position de fers de lance de la dénucléarisation du continent européen, Prague maintient plus que jamais sa politique en faveur de l’atome.


La centrale de Temelin Bien loin des interrogations post-Fukushima, le ministre tchèque de l’Industrie et du Commerce, Martin Kuba (ODS), a affirmé à l’occasion du VIIIe Forum international de régulation énergétique qui s’est tenu à Prague en mars 2012 que son pays devait persévérer dans sa politique d’exploitation et de production d’énergie nucléaire. Il a confirmé les objectifs d’extension de la centrale de Temelin, à échéance 2025, et de prolongation de la durée de vie de celle de Dukovany, jusqu’en 2035. Il a même évoqué une réflexion sur l’éventualité de la construction d’une troisième centrale nucléaire dans le pays. Et encore, M. Kuba, qui a remplacé en novembre 2011 Martin Kocourek (ODS) à la tête du ministère, est bien moins ambitieux en la matière que son prédécesseur : ce dernier avait envisagé l’installation de plus de quinze nouveaux réacteurs dans le pays d’ici 2060, proposition qualifiée d’« irréaliste » par M. Kuba. M. Kocourek n’avait pas placé la barre si haut par hasard : son ambition était de faire passer la part du nucléaire à 80 % dans le mix énergétique tchèque.

Une stratégie de plus en plus nucléaire

La République tchèque est exportatrice d’électricité. En 2011, elle a même battu un record et s’est positionnée dans la catégorie des principaux fournisseurs d’énergie dans le monde en vendant 17,4 Twh. Les deux centrales nucléaires couvrent un tiers de la production nationale d’électricité. Avec l’extension de la centrale de Temelin, cette part pourrait passer à 50 %. Or l’une des obsessions des autorités, ici comme ailleurs, est d’assurer l’autosuffisance énergétique du pays. Pour Daniel Beneš, directeur général de ČEZ, l’opérateur unique des centrales nucléaires et le principal groupe d’électricité tchèque, détenu à plus de 70 % par l’État, le développement du nucléaire est indispensable pour atteindre cet objectif.

La Stratégie énergétique de 2004[1], encore en vigueur pour quelques semaines, faisait déjà la part belle au nucléaire, justifiant ce choix par la volonté d’indépendance énergétique et par la nécessité de lutter contre les émissions de gaz à effet de serre, tout en rappelant la dépendance totale aux importations de pétrole, de gaz et de combustible nucléaire. Les objectifs annoncés évoquaient un passage de la part du nucléaire dans la consommation énergétique du pays de 8,9 % en 2000 à 20,9 % en 2030 et, dans la production d’électricité, de 18,4 % à 38,6 %. Cette Stratégie devrait être remplacée, en juin 2012, par un nouveau texte élaboré par le ministère de l’Industrie et qui fixera la stratégie du pays pour 25 à 30 ans. Il est vraisemblable que sera mise en avant la volonté de « stabiliser » le système énergétique et d’exploiter autant que possible les ressources nationales… Néanmoins, dans la mesure où il va falloir pallier l’épuisement prochain des réserves de charbon -ressource en outre mal perçue en ces temps de discours environnementalistes- et où la réduction de la dépendance au gaz reste une préoccupation quotidienne, mais aussi parce que les investissements dans les énergies renouvelables s’avèrent plus coûteux que prévu, on s’attend à ce que la nouvelle Stratégie énergétique mette un accent encore plus fort sur le nucléaire. Certains médias bien informés font même état de « plans faramineux » en la matière[2].

Le rapport réalisé par le ministère de l’Industrie et approuvé par le gouvernement durant l’été 2011[3] confirme ces orientations : le texte annonce que, d’ici 10 à 15 ans, des centrales thermiques produisant environ 4 000 MW par an seront fermées et que leur activité sera compensée par la montée en puissance du nucléaire. Il évoque l’extension de Temelin, la prolongation de Dukovany et la possible construction d’une nouvelle centrale, peut-être à Blahutovice (dans la région d’Ostrava, ce site étant considéré depuis les années 1980 comme favorable à une telle installation). À terme, note le rapport, la République tchèque pourrait même devenir le seul pays membre de l’Union européenne disposant d’un programme nucléaire civil complet, incluant l’exploitation de l’uranium, son enrichissement et la production d’électricité nucléaire. De ce triptyque, seule l’activité d’enrichissement n’est pas réalisée dans le pays pour le moment, mais une réflexion est en cours sur l’opportunité de créer une usine d’enrichissement d’uranium pour alimenter les centrales tchèques. La République tchèque est le dernier pays de l’UE qui exploite actuellement de l’uranium, à Rožnov, dans la région de Vysočina. Ce site étant en voie d’épuisement, il est question d’en ouvrir un autre, plus prometteur, permettant d’extraire cette matière première qualifiée dans le rapport de « ressource hautement stratégique ». Les organisations environnementales locales, comme Calla ou Hnutí Duha, ont largement critiqué le rapport de l’été 2011, digne selon elles de la politique énergétique des années 1970, basée sur les énergies fossiles et le nucléaire, alors qu’il serait temps de se préoccuper d’efficacité énergétique. Préventions balayées d’un revers de main par M. Kocourek, qui argue d’une énergie peu chère et de l’insuffisance des énergies renouvelables. « Une partie de l’Europe part dans une direction différente, parce que, sans doute, ces pays ne se préoccupent pas de compétitivité », opposait-il à l’automne 2011 à ceux qui lui reprochaient de positionner le pays à contre-courant du mouvement général[4].

Défiant le scepticisme global qui, depuis l’accident de Fukushima, semble dominer le paysage énergétique mondial, la République tchèque est en effet en passe de devenir l’un des États les plus nucléarisés d’Europe et cite souvent la France comme modèle, les deux pays se présentant désormais comme les deux lobbyistes du nucléaire sur le continent : « Nous considérons que ce qui est arrivé à Fukushima n’a, en aucune façon, remis en cause les arguments en faveur de l’énergie nucléaire », a ainsi déclaré le Président Vaclav Klaus à l’automne 2011 devant les Nations unies ; « Nos arguments sont forts, économiquement rationnels et convaincants. Aujourd’hui, le nucléaire est une source d’énergie stable, légitime et, dans certains pays, irremplaçable »[5].

Deux centrales et de grandes ambitions

La centrale de Dukovany, entrée en fonction en 1985, est dotée de 4 réacteurs de type VVER-440 d’une capacité électrique de 500 MW chacun. Située en Moravie du sud, elle inquiète l’Autriche voisine. Initialement prévue pour avoir une durée de vie de 30 ans, elle est aujourd’hui l’objet de débats, Prague souhaitant prolonger son activité de dix ans tandis que la pression internationale se fait croissante en vue de sa fermeture. Les autorités tchèques n’excluent pas, en outre, de lui adjoindre un réacteur supplémentaire.

La centrale de Temelin, elle, située en Bohême méridionale à moins de 100 kilomètres des frontières autrichienne et allemande, est dotée de 2 réacteurs de type VVER-1000 de conception soviétique et d’une capacité de 1 000 MW chacun. Sa construction a été lancée en 1987, interrompue par la Révolution de velours en 1989, puis relancée peu après avec un projet revu à la baisse de 2 réacteurs –au lieu des 4 initialement prévus–. La mise en service a été réalisée en 2002 et 2003, après que le système de sécurité ait été modernisé par la société américaine Westinghouse. Cette centrale a toujours suscité la méfiance de l’Autriche voisine, très attentive au moindre incident et porteuse d’un discours alarmiste faisant état de risques sérieux pour la région. Malgré cette opposition, un appel d’offres a été lancé en 2009 pour l’ajout de deux réacteurs. Il s’agit du plus important contrat public tchèque de ces dernières décennies, évalué à près de 200 milliards de couronnes tchèques.

Le Français Areva, l’Américain Westinghouse (filiale du Japonais Toshiba) et un consortium formé par le Russe Atomstroyexport et le groupe tchèque Škoda JS sont en lice. Ils doivent remettre leur copie le 2 juillet 2012 et le nom de l’entreprise élue sera annoncé à la fin de 2013. Chaque concurrent présente un projet faisant appel à une technologie spécifique mais non encore éprouvée, dite de « génération 3+ ». L’EPR d’Areva, d’une puissance de 1 650 MW, a connu quelques déboires dans son application en Finlande mais peut se prévaloir –et il est le seul– d’avoir reçu une licence au sein de l’UE. L’AP 1000 de Westinghouse, d’une puissance de 1 150 MW, n’a pas de licence aux États-Unis. Quant au VVER 1200 d’Atomstroyexport, d’une puissance de 1 158 MW, il a rencontré des problèmes en juillet 2011 à la centrale de Leningrad.

D’autres paramètres sont en jeu: le Plan d’action 2011-2013 qui lie la France et la République tchèque prévoit une coopération institutionnelle dans le domaine de l’énergie nucléaire et dans celui de l’éducation et de la recherche, scellée par un accord entre les représentants d’Areva et les présidents de l’université de Plzen et de la faculté des Technologies nucléaires de Prague. De plus, Areva a pris contact avec une quinzaine d’entreprises tchèques, qui pourraient être impliquées dans la construction du réacteur en cas de victoire du Français (Areva envisage de créer 5 000 emplois localement). La société Westinghouse, elle, a signé en 2012 un contrat avec Metrostav, le plus gros constructeur tchèque qui, si l’entreprise américaine remporte l’appel d’offres, se verra confier le tiers de la valeur des travaux.

La Russie: s’en défaire ou coopérer ?

La Russie non plus ne ménage pas ses efforts. En mars 2012, Rosatom, maison-mère d’Atomstroyexport, a fait savoir qu’il serait prêt à financer en partie ou en totalité le projet d’extension de Temelin, le plus vraisemblable étant une répartition 49/51 % des parts[6]. Par cette posture, la Russie se démarque des deux autres concurrents qui, eux, envisagent de s’engager sur la construction mais pas sur le financement de l’unité. Au moment où le ministère tchèque des Finances vient d’annoncer qu’il est hors de question que l’État tchèque garantisse un prêt pour ce projet, Leoš Tomiček, le président de Rusatom Overseas, la branche extérieure de Rosatom, déclare envisageable de chercher le financement nécessaire auprès de l’État russe... Et de préciser que, si le partenaire russe remporte l’appel d’offres, il créera 9 000 emplois locaux. Ultime argument, le concurrent russe bénéficie en outre des décennies de coopération nucléaire entre les deux pays.

La stratégie de Rosatom semble payante pour le moment, supprimant quelques entraves du côté tchèque. Rationnelle en termes économiques et techniques, une coopération nucléaire intense avec la Russie pourrait toutefois entrer en contradiction avec certaines priorités géopolitiques de la République tchèque: si le pays mise sur le nucléaire, c’est notamment pour assurer son indépendance énergétique, actuellement mise à mal par le fait que les deux tiers des importations du gaz consommé viennent de Russie. La proposition russe pose également la question de la capacité de l’État tchèque à assurer tous les projets dans lesquels le pays est engagé, notamment au regard du développement des énergies renouvelables La direction de ČEZ ne cache pas que la compagnie a la capacité de financer le développement de Temelin sur ses fonds propres et par le biais d’emprunts mais que cela risque de réduire sa capacité au regard des autres formes d’énergie.

Martin Bursik, leader du parti des Verts, regrette l’absence de débat dans le pays depuis Fukushima. Cela permettrait pourtant de s’interroger sur les risques, alors que les sondages montrent que les deux tiers des Tchèques se disent favorables au nucléaire[7]. Cela offrirait aussi une occasion, selon lui, de mesurer l’isolement croissant de la République tchèque sur la scène européenne. La France, toute outsider qu’elle soit pour le moment, ne l’entend pas ainsi: « Le passé n’est pas l’avenir », rétorque le représentant d’Areva à l’argument de l’expérience russe en matière de coopération nucléaire avec Prague[8]. « Nous ne faisons pas de géopolitique », ajoute-t-il pour récuser l’idée que Paris pourrait être tenté de voir dans ce projet tchèque un facteur déterminant pour l’avenir d’une filière nucléaire européenne fragilisée par Fukushima. Prague ne commente pas.

Notes :
[1] www.mpo.sz/dokument12265.html.
[2] Notamment, Hospodářské Noviny, 8 septembre 2011.
[3] Aktuálnĕ.cz, 19 août 2011.
[4] Reuters, 8 septembre 2011.
[5] The Washington Post, 8 octobre 2011.
[6] Ceskapozice.cz, 20 mars 2012.
[7] Radio Praha, 8 février 2012.
[8] Ceskapozice.cz, 27 octobre 2011.

Vignette : La centrale de Temelin © www.cez.cz.

* Céline Bayou est co-rédactrice en chef de Regard sur l'Est.

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