L’Union européenne en Asie centrale: du régional au national

Après près de quinze ans d’action en Asie centrale, l’Union européenne semble toujours dans un processus de construction de son approche de l’espace centrasiatique, hésitant encore entre deux approches : soit privilégier le niveau régional, soit, au contraire, placer son action au niveau national et local. Ces tâtonnements s’expliquent par un rééquilibrage permanent entre d’un côté la perception préconçue d’un espace homogène et les objectifs politiques de coopération régionale et, de l’autre, la confrontation au terrain.


Péchant, au début des années 1990, par une méconnaissance presque totale de la région lors de l’ouverture au monde des cinq pays qui la composent, l’Union européenne a d’abord tenté d’agir avec les outils qu’elle avait précédemment élaborés, dans des contextes de développement radicalement différents. Confrontée aux réalités du terrain, aux évolutions de celui-ci, aux critiques d’acteurs extérieurs et à ses propres contraintes institutionnelles, l’UE a dû recomposer sa palette d’outils pour mieux œuvrer sur l’espace centrasiatique.

L’Asie centrale, espace homogène : un préconçu erroné

De la même façon que l’Occident a appréhendé l’espace post-soviétique comme un tout uniforme, les organisations internationales, et notamment l’Union européenne, ont considéré, lors de leur arrivée dans la région après 1991, l’Asie centrale comme une zone historiquement homogène. Ce présupposé de l’action a largement déterminé l’approche de l’UE dans la région.

Cette conception de la région centrasiatique comme un espace homogène a de multiples origines. Il est d’ailleurs possible de la faire remonter à la prise en compte par les Européens de la région actuellement nommée «Asie centrale», au cours du XIIIème siècle, comme une entité en soi, une sous-région distincte du reste du continent. La création de dénominations propres et englobantes pour désigner la région entraîne alors une vision de « l’unité au-delà de la diversité »[1]. La perception de son homogénéité découle d’une mauvaise connaissance de la région, de ses particularités et de la complexité de son histoire. Sa fermeture au monde occidental pendant la période soviétique n’a fait que renforcer cette méconnaissance et accentuer les présupposés d’un espace uniforme. En outre, la conception stratégique fait de l’Asie centrale un ventre mou du continent eurasien, une zone de transit, ce qui tend à définir la région en négatif, à en nier l’importance -si ce n’est comme une zone de luttes d’influence dans le cadre d’un nouveau Grand Jeu- et ainsi à en nier les particularités internes. L’Union européenne s’est pleinement inscrite, du moins au début de son action dans la région, dans cette tendance générale à faire de l’Asie centrale un espace uni et uniforme.

Cette représentation a directement influencé les politiques qu’elle y met en œuvre. Ce qui s’exprime notamment par la promotion du niveau régional, au détriment du niveau national. En effet, l’Union européenne envisage les problèmes des Républiques d’Asie centrale dans une perspective commune: elles seraient soumises aux mêmes enjeux, aux mêmes problèmes fondamentaux, justifiant alors une action non seulement régionale, mais également uniforme sur l’ensemble de leurs territoires. La mise en avant récurrente dans les discours de l’UE des share challenges ou common problems[2] est révélatrice de ce présupposé : avant d’être un espace constitué de cinq Républiques, qui seraient réunies sous une même dénomination pour des raisons d’organisation et de rationalisation de la politique extérieure, l’Asie centrale serait un espace qui possède sa propre unité et des problématiques communes. Le tout est donc privilégié sur le particulier.

Mais peut être, plus encore que la perception d’un espace uniforme, ce sont les objectifs stratégiques de l’UE qui font du régional le niveau privilégié de l’action.

Le promu: le régional comme présupposé exclusif des projets

La construction régionale est un objectif majeur de la plupart des organisations internationales de développement, Union européenne en tête. La coopération régionale, qui en est l’instrument, permet, selon la Commission, de répondre en grande partie aux impératifs du développement, et de synthétiser sous une seule notion les quatre grandes priorités du développement (Economie, Démocratie, Sécurité, Aspects sociaux). Ainsi, selon le site Internet de la délégation de la Commission européenne, « l’UE considère qu’une coopération régionale effective entre les pays d’Asie Centrale est le meilleur moyen d’assurer la stabilité, la croissance économique, la sécurité, la paix et la prospérité, ainsi que la viabilité environnementale. A long terme, cela conduira à une amélioration du niveau de vie des citoyens des pays concernés. »[3] La construction régionale est donc revendiquée comme une priorité de la politique de l’Union, comme une solution aux problèmes de développement et de stabilité. L’ensemble des stratégies mises en place, des discours comme des programmes mettent ainsi en avant principalement l’aspect régional et la nécessité d’une coopération, avant de considérer les espaces nationaux.

La promotion de la construction régionale se retrouve dans les deux casquettes de la Commission européenne: la diplomatie et l’aide au développement. Dans ses relations diplomatiques avec les Etats centrasiatiques, l’Europe cherche à inciter ces derniers à renforcer leurs relations mutuelles et à bâtir des coopérations renforcées. Au titre des initiatives prises par la Commission pour pousser les Etats à construire un espace régional, si ce n’est intégré tout au moins de coopération, on peut citer le Dialogue politique centrasiatique dans le cadre duquel des ministres des cinq pays sont, sous l’impulsion de l’UE, réunis une fois par an et incités à négocier entre eux, l’Union ne jouant alors qu’un rôle d’arbitre. Cette promotion de la coopération régionale révèle la volonté de l’Union européenne de promouvoir son propre modèle d’intégration. Alors qu’elle se défend de vouloir, à l’instar d’autres puissances mondiales, exercer une autorité sur la région, elle se pose en modèle, propose une technique d’intégration sur le long terme, en se basant sur sa propre histoire. Les efforts constants déployés par la délégation de la Commission européenne en vue de promouvoir le fonctionnement de l’UE sont, à ce titre, révélateurs. Le dernier exemple en date est un discours de l’ambassadeur de la délégation de la Commission européenne sur la nécessité d’une intégration économique: il y propose à ses interlocuteurs de suivre la méthode des petits pas à l’européenne[4].

En ce qui concerne l’aide au développement, un important effort est également mené pour construire une région intégrée. Dans les locaux de la Délégation européenne pour l’Asie centrale, une plaisanterie court selon laquelle, pour qu’un projet ait des chances d’être financé, quelle que soit sa nature ou son étendue géographique, il faut qu’apparaisse dans sa description l’idée de développement de la coopération régionale. En outre, sur les trois piliers de l’action du programme européen TACIS, les deux premiers –qui sont d’ailleurs les plus financés– adoptent une perspective radicalement régionaliste.

Le vécu: cause de réajustement et de réorientation

Deux éléments viennent toutefois contrebalancer cette approche: l’existence des Etats, et donc la nécessité de relations bilatérales, mais aussi et surtout la confrontation au terrain, qui amène une évolution ou une reconsidération de l’approche développée par l’UE dans la région.

On assiste, depuis peu, à un certain infléchissement de la perspective régionale de l’UE en Asie centrale. Celui-ci s’explique en effet en grande partie par la différentiation croissante entre les Etats centrasiatiques, l’absence de réelle volonté de coopération mutuelle étroite, et donc par le relatif échec de la stratégie de construction régionale. Au fur et à mesure que l’Union affine sa connaissance du terrain, et alors que ce terrain lui-même est en constante évolution, l’approche et les stratégies d’action européennes subissent elles aussi des modifications.

De plus, il faut garder à l’esprit que si, d’une part, la connaissance du terrain nécessite du temps surtout dans un contexte aussi mouvant que celui de l’Asie centrale post-soviétique, d’autre part il convient de prendre en compte les contraintes institutionnelles particulières au fonctionnement de l’UE, qui en ralentissent les réajustements. Les budgets sont en effet débloqués pour des programmes définis sur cinq ans. Aussi, malgré les critiques (notamment du très écouté International Crisis Group[5], n’est-ce qu’à partir de 2007, lors de la présidence allemande, à l’occasion de la publication d’un nouveau programme stratégique quinquennal et parallèlement à la clôture du programme TACIS, que l’UE a pu appliquer sa connaissance du terrain dans son approche de la région. A cette occasion, l’ensemble de la politique européenne en Asie centrale a été remise à plat, et les différents acteurs, internes ou externes, ont été consultés. A la suite de la publication de la nouvelle stratégie européenne, le Haut Représentant à la PESC, Javier Solana, déclarait : « Consciente de la spécificité de chaque pays d’Asie centrale, légitimement soucieux d’affirmer son indépendance, l’Union a prévu de consacrer les trois quarts de ses projets à la coopération bilatérale »[6]. Il ne s’agit pas là d’un bouleversement de la politique européenne dans la région, mais d’une importante modification en termes d’approche. Dans le nouveau programme stratégique 2007-2013, plus de 60 % de l’aide apportée à l’Asie centrale sera ainsi consacrée à des programmes nationaux, et seuls certains domaines seront envisagés d’un point de vue régional.

[1] Vincent Fourniau, « Qu’est ce que l’Asie centrale ? », Outre Terre, n° 16, 2006.
[2] Le programme stratégique de la Commission européenne Central Asia Strategy 2000-2005, notamment, insiste sur ce thème des problèmes et des défis communs.
[3] http://delkaz.ec.europa.eu/joomla/index.php?option=com_content&task=view&id=23&Itemid=34
[4] Discours de l’ambassadeur A. Van der Meer, « A Perspective on Regional Cooperation in Central Asia ». Disponible sur le site de la délégation http://delkaz.ec.europa.eu/
[5] En 2006, l’International Crisis Group a publié un rapport, Central Asia: what role for the European Union, dans lequel il recommande à la Commission « d’arrêter de considérer l’Asie centrale comme une région uniforme. »
[6] Javier Solana, « Pour un nouveau partenariat entre l’Union européenne et l’Asie centrale ». Discours disponible sur le site du Conseil de l’UE.

* Thomas HUET est doctorant associé au LAIOS, EHESS.

Vignette : © Berthold Kemptner

244x78