Si l’Europe de l’Ouest s’alarme d’une désindustrialisation « subie », celle-ci est menée de manière presque « volontaire » dans les villes des États post-soviétiques. La place de l’usine, autrefois élément majeur du paysage urbain, y est en effet remise en cause et un nouvel équilibre se forme, où la production doit cohabiter avec les autres fonctions urbaines.
À la différence de l’Ouest, les zones industrielles urbaines post-soviétiques occupent une part considérable du territoire administratif des villes : près de 15 % à Ekaterinbourg, 20 % à Minsk et à Moscou, 30 % à Kiev. Elles ne se situent pas qu’en périphérie: à Saint-Pétersbourg, une « ceinture grise » encercle le cœur historique et représente 40 % de la surface du centre de la ville.
Ces chiffres ne reflètent en rien le poids de ces zones dans l’économie locale, qu’il s’agisse d’emplois ou de ressources fiscales. On estime en effet qu’à Kiev, 40 % des zones industrielles ne sont pas fonctionnelles. Dans celles qui le sont, les infrastructures obsolètes posent donc elles aussi avec insistance la question du réaménagement.
Enfin, ces zones sont une source – latente ou permanente – de pollution. Les normes soviétiques ont permis – avec des restrictions telles que les périmètres sanitaires – la localisation d’usines en territoire urbain. Mais ces exigences n’ont pas évolué aussi rapidement qu’à l’Ouest, et la présence de ces zones est de moins en moins tolérée par les riverains et les autorités publiques.
Le territoire, l’économie et l’environnement ne pèsent pas toujours du même poids dans les projets d’aménagement. Une rapide typologie des villes nous aide aussi à mieux saisir les processus à l’œuvre :
- Les villes mono-industrielles (monogorod), où une entreprise industrielle réalise la majorité, voire l’essentiel de l’activité. Près de 400 villes en Russie, parmi lesquelles Togliatti (700 000 habitants), siège du producteur automobile AvtoVAZ ou Naberejnye Tchelny, peuvent être classées dans cette catégorie. L’aménagement des zones doit y composer avec des contraintes socio-économiques fortes.
- Les grandes villes régionales, dont la population peut dépasser le million d’habitants. L’économie y est suffisamment diversifiée pour que le réaménagement d’une zone ne représente pas un traumatisme important. Toutefois, les facteurs incitatifs ne sont pas nécessairement plus nombreux.
- Les « capitales », enfin, où la pression foncière et l’attention des pouvoirs publics peuvent provoquer des changements plus rapides.
Les recettes du succès
Aujourd’hui, la part de l’industrie dans l’économie des pays post-soviétiques, bien que toujours considérable[1], diminue avec l’émergence des services (finances, TIC, etc.). Les pouvoirs publics se montrent soucieux de promouvoir ces derniers, à travers des projets emblématiques – tels que le technopôle Skolkovo créé de toutes pièces dans la banlieue ouest de Moscou. Et s’ils affirment aussi leur soutien à des secteurs plus traditionnels, c’est pour mieux rappeler la nécessaire modernisation de ces derniers. Se transformer ou mourir lentement, telle est l’alternative qui semble donc se dessiner pour les zones industrielles urbaines.
Il existe de nombreux exemples heureux de réaménagement de par le monde. Ces projets réussis ont su mobiliser suffisamment de capitaux et mettre en place une activité pérenne à la place du lieu de production. La reconversion de la Ruhr est par exemple reconnue à l’échelle européenne depuis la désignation d’Essen comme capitale de la culture en 2010. À l’Est, l’aménagement de la manufacture de Łódź, en Pologne, qui est devenue l’une des principales attractions de la ville, est elle aussi souvent citée en exemple.
Artistes, promoteurs, industriels, édiles et grand public : la ronde des acteurs
En Russie, le « redéveloppement » des zones industrielles –pour reprendre le terme anglo-saxon « redevelopment »– a, lui aussi, pris de l’ampleur au début des années 2000. Moscou abrite les projets les plus emblématiques, à vocation ouvertement culturelle. Le centre de design Art Play a été l’un des premiers du genre: conçu dans les années 1990 et ouvert en 2003 dans les locaux de l’ancienne usine textile Krasnaïa Rosa 1975, il abrite des studios et des boutiques de design. Ouvert en 2007 à l’emplacement d’une usine de bière et de vin, le centre culturel Winzavod abrite quant à lui sur 20 000 m2 plusieurs galeries d’art contemporain renommées, parmi lesquelles XL, Aydan et Gelman. Bien que nombreux[2] et fortement intégrés à la vie culturelle de la capitale, ces lieux ne sont toutefois pas révélateurs d’une tendance de fond, car il s’agit généralement d’initiatives isolées, peu rentables, et souvent éphémères. Si des centres tels que Winzavod ou Garaj perdurent aujourd’hui, c’est ainsi en grande partie grâce au soutien d’hommes ou femmes d’affaires, ici respectivement Roman Trotsenko et Daria Joukova. La « ville créative » célébrée par Richard Florida[3] n’est donc pas toujours au rendez-vous.
La plupart des projets d’aménagement, en raison des coûts qu’ils impliquent, relèvent de l’initiative des promoteurs. L’abondance des zones industrielles en centre-ville se révèle pour eux une manne, qui ne les dispense toutefois pas de concevoir un business plan solide. En effet, les avantages évidents de ces terrains, liés à la centralité, à l’accès aux infrastructures essentielles (eau, électricité, etc.), à la desserte en transports, ne pèsent parfois pas assez lourd face à des dépenses moins évidentes. Les coûts de démolition/reconstruction peuvent ainsi grimper rapidement pour un site classé au patrimoine, comme tel est de plus en plus fréquemment le cas. En outre, les dépenses de dépollution sont presque systématiques et peuvent nécessiter d’ôter une épaisseur de terrain allant jusqu’à plusieurs mètres. Si Moscou et Saint-Pétersbourg abritent de nombreux projets de grande envergure, des villes comme Tcheliabinsk[4], Perm[5], Voronej ont procédé à des reconversions entamées dès le début des années 2000 : les projets les plus fréquents portent sur des complexes d’habitation, des centres commerciaux et, dans une moindre mesure, des immeubles de bureaux. D’autres projets, moins conventionnels, sont réalisés également en région, à l’image du Centre Likiorka Loft de Toula, centre commercial et de bureaux aménagé dans une ancienne usine de liqueur dont l’architecture a été largement conservée.
Enfin, les industriels eux-mêmes sont à l’initiative de certains projets de redéveloppement de leurs territoires. Ils s’y impliquent soit en tant qu’actionnaires (souvent en nature via l’apport de terrain), soit en tant que maîtres d’ouvrage, notamment lorsque le projet vise à maintenir une activité productive sur les lieux. C’est ce schéma qui a été suivi à Ekaterinbourg, pour la création du technopôle « Priborostroenie » dédié aux appareils électronique, qui occupe depuis 2011 une partie du territoire de l’usine NPO Avtomatiki. Cependant, la plupart du temps, les entreprises représentent une «entrave» au réaménagement: ne subsistent en effet en ville que des sociétés insuffisamment pourvues en ressources pour aller s’établir ailleurs. La vente du terrain ne couvre quasiment jamais à elle seule les frais de relocalisation.
Les pouvoirs publics ont donc un rôle à jouer pour faciliter l’aménagement de ces territoires. À Moscou et Saint-Pétersbourg, de grandes ambitions ont été affichées au cours des dernières années, en termes de diminution de l’emprise des zones industrielles. Le succès a été relatif à Saint-Pétersbourg mais les résultats plus rapides à Moscou, où les objectifs fixés par le schéma directeur pour 2030 sont déjà en passe d’être atteints. La municipalité de la capitale a eu recours à divers outils, parmi lesquels le transfert en région des entreprises dont elle est actionnaire ou une concertation plus étroite avec le privé. Avec les promoteurs et les investisseurs, la ville définit une liste de projets d’aménagement prioritaires, pour lesquels elle s’engage à certaines dépenses de voirie. D’autre part, elle se montre réceptive aux idées extérieures. Le réaménagement de l’usine automobile ZIL (300 hectares) a ainsi été soumis au début de l’année 2012 aux réflexions de quatre bureaux d’études[6]. Toutefois, et comme ne doit pas le faire oublier cette effervescence de projets, les pouvoirs publics annoncent clairement vouloir conserver une industrie à l’intérieur de la ville. La perte de superficie n’équivaut donc pas à une perte de production, mais à un gain d’efficacité[7]. En région, en revanche, et a fortioridans les villes mono-industrielles, les pouvoirs publics se montrent plus hésitants à modifier l’équilibre socio-économique de la ville ou à se priver d’une part non négligeable de leurs recettes fiscales. Les initiatives publiques y aboutissent donc à un remodelage en douceur, qui vise généralement au maintien de l’activité sous de nouvelles formes. La décision de créer un cluster équipementier automobile adossé à l’usine Autopribor de Vladimir est l’un des derniers exemples en date.
Le public, enfin, semble de plus en plus désireux de réinvestir ces espaces productifs. C’est ce qui explique en partie le succès des nouveaux lieux de culture moscovites ou d’événements ponctuels comme on en trouve à Ekaterinbourg, qui a organisé en 2010 sa première Biennale industrielle. Ce besoin semble être également reconnu par les promoteurs privés, qui intègrent une part croissante d’équipements dans leurs réalisations.
La réappropriation par les villes de l’ex-URSS de leur héritage industriel depuis une dizaine d’années révèle bien le potentiel urbain, économique, voire culturel immense de ces territoires. Pour l’exploiter, les acteurs doivent cependant relever plusieurs défis, parmi lesquels la dépollution des sites et la mise en place d’un cadre juridique stable et rassurant pour les investisseurs.
Notes :
[1] La part de l’industrie dans le PIB s’établit à 45 % au Bélarus, 38 % au Kazakhstan, 37 % en Russie, 35 % en Ukraine (CIA World Factbook, 2011).
[2] On peut encore citer sur la seule ville de Moscou la Galerie Strelka, l’usine Arma, Proekt Fabrika, l’usine Flacon ou le centre Garaj.
[3] Richard Florida (The Rise of the creative class, 2002) voit dans une nouvelle classe d’artistes et de professions intellectuelles un moteur pour le développement urbain. Selon lui, la Russie dispose, en termes absolus, de la deuxième population créative au monde, derrière les États-Unis.
[4] Plusieurs centres commerciaux ont été ouverts à l’emplacement des usines Kalibr, Stroïmachina, Molnia et du combinat textile.
[5] On peut citer à titre d’exemple le complexe d’habitation Solnetchny Gorod, construit à l’emplacement de l’usine PNPPK.
[6] Mecanoo (Pays-Bas), Valode et Pistre (France), Uberbau GBR (Allemagne) et Proekt Meganom (Russie) ont présenté leurs projets en mars 2012. Les projets allemand et russe ont été déclarés finalistes. Tandis que le premier propose un partage en cinq zones (dont un musée, un parc, un centre d’affaires, un campus et des infrastructures), celui de Meganom met l’accent sur l’éducation et le logement.
[7] Sur la période 2012-2013, le Comité pour l’architecture et l’urbanisme de Moscou a planifié 37 projets représentant un quart des zones industrielles du centre-ville.
Autres sources :
- Anna Hodyreva, « Osobennosti souchtchestvovania i razvitia indoustrialnyh territoriï Ekaterinbourga », revue Arhitekton : izvestia vouzov, n°34 – supplément de juin 2011.
- Maria Fadeeva, « Kreativnaïa nedvijimost », revue Ekspert, n°21 (706), 2010.
- Valentin Olenkov, Gradostroitelnoe planirovanie na narouchennyh territoriah SSSR, Moscou, 2007.
- http://www.redeveloper.ru/
* Diplômé en études franco-russes et en ingénierie des services urbains.
Vignette : Institut Strelka (© Wikimedia).
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