Nord Stream ou la politique européenne de l’énergie à l’épreuve

Le Nord Stream a pour vocation d’approvisionner l’Europe en gaz russe via un tube sous-marin qui reliera directement la Russie à l’Allemagne, évinçant la notion de «pays de transit». En l’occurrence, le fait que les Etats «évités» soient membres de l’UE n’a pas ému Bruxelles, qui a déclaré ce projet prioritaire et relevant des orientations énergétiques du réseau trans-européen communautaire. Pourtant, l’installation du Nord Stream prend du retard, cumulant les difficultés…


NordStream.comL’accord portant création de ce projet a été signé en septembre 2005. Il prévoit qu’à terme, le Nord Stream acheminera le gaz des gisements de Ioujno-Rousskoe (oblast de Tioumen) puis de Shtokman (mer de Barents), depuis Vyborg (Russie) jusqu’à Greifswald (Allemagne), empruntant une route sous-marine d’environ 1.200 km. Initialement, le gazoduc aurait dû entrer en fonction dès 2010. Côté russe, la construction de la partie terrestre du tube est bien avancée, notamment de Griazovets jusqu’à la station de compression de Vyborg (917 km). Mais le tronçon maritime, lui, pose problème. On estime aujourd’hui qu’une première conduite, d’une capacité annuelle de 27,5 milliards de m3, devrait entrer en exploitation au plus tôt à la fin de 2011, la seconde (qui portera la capacité du gazoduc à 55 milliards de m3) – fin 2012. Ce qui suppose de pouvoir commencer l’installation des tubes sous-marins dès le début de 2010. Le budget total du projet est évalué à 7,4 milliards d’euros. Le consortium Nord Stream AG, responsable de la mise en œuvre et de l’exploitation du tube, est enregistré dans le paradis fiscal suisse de Zug. Il est actuellement détenu à 51% par Gazprom, 40% par les Allemands Wintershall Holding et E.ON Ruhrgas[1], et 9% par le Néerlandais Gasunie.

Un projet controversé d’emblée

S’il bénéfice du soutien d’un certain nombre de pays (Russie, Allemagne, Pays-Bas, France, Italie…) et de celui de la Commission européenne, le Nord Stream a néanmoins suscité la polémique, dès la signature qui en a porté création en septembre 2005. C’est la Pologne qui a réagi le plus rapidement et le plus véhémentement, suivie sur cette voie par la Lituanie, tandis que la Lettonie et l’Estonie se faisaient plus discrètes mais pas moins amères. C’est que ces quatre pays, qui venaient alors tout juste d’adhérer à l’Union européenne, avaient en tête une alternative au Nord Stream: le gazoduc Ambre, qui aurait de même permis d’acheminer le gaz russe jusqu’en Allemagne, mais par voie terrestre et via leurs propres territoires. Leurs arguments (moindre coût, sécurité plus grande, moindres risques environnementaux, plus grande équité au sein de l’UE), se sont heurtés à ceux des deux grands amis signataires, V.Poutine et G.Schröder, qui avançaient la sécurité de l’offre et l’accroissement prévu de la consommation européenne. Ils ont été rapidement relayés par le Commissaire européen à l’énergie, le Letton (!) Andris Piebalgs qui, régulièrement, répète que l’UE est favorable au Nord Stream parce qu’il sécurise ses approvisionnements gaziers. La nature pan-européenne du gazoduc a été affirmée en 2006 par l’octroi du statut de projet relevant des orientations énergétiques du réseau trans-européen de l’UE. Au grand dam des quatre nouveaux entrants, s’indignant de n’être pas traités comme membres de plein droit puisque voyant leurs intérêts sacrifiés sur l’autel d’un intérêt communautaire qui, pour leur être contraire, n’en est pas moins apparu comme supérieur[2]. Pour eux, l’alternative était simple: soit tenter de torpiller le projet (ou, du moins, de le retarder), soit s’en accommoder. Ils semblent n’avoir pas vraiment tranché, hésitant entre déclarations hostiles au gazoduc et, pour certains, propositions de coopération, voire de raccordement.

L’argument environnemental

Presque fermée et peu profonde, la mer Baltique n’a pas été épargnée par l’homme. Elle a notamment été traitée comme une poubelle fort pratique pendant et à l’issue de la Seconde Guerre mondiale : au moins 80.000 tonnes de munitions contenant plus de 14 sortes de substances toxiques y auraient été ensevelies; plus de 35.000 tonnes de munitions reposeraient près de l’île de Gotland (Suède) et de celle de Bornholm (Danemark); environ 5.000 tonnes d’obus chimiques (contenant du gaz moutarde) auraient été ensevelis au large de Liepaja (Lettonie); de même que des sous-marins et épaves diverses… Or, le projet d’installation du tube implique de creuser les fonds marins, parfois à l’aide d’explosifs.

L’argument environnemental a été, dans un premier temps, avancé par les quatre nouveaux Etats membres qui s’opposaient au projet, au premier rang desquels la Lituanie, par la voix du Président Valdas Adamkus. En vain. Puis, au début de 2008, le Parlement européen a reçu une pétition initiée par la Pologne et la Lituanie, signée par 28.000 personnes et qui n’a sans doute pas été sans effet sur l’adoption, en juillet 2008, d’une résolution sur l’impact environnemental du gazoduc[3] et sur la décision de demander une évaluation indépendante en ce sens. Celle-ci[4] a été rendue publique en mars 2009. Ses résultats sont loin de convaincre tous les protagonistes même si le consortium Nord Stream multiplie depuis les réunions publiques dans les 9 pays concernés -directement ou pas- par le passage de ce tube. Pour le Consortium, l’enjeu est essentiel puisque la pose des conduites ne pourra commencer que lorsque les permis environnementaux auront été délivrés (selon Paul Corcoran, directeur financier du Consortium, ils devraient l’être en décembre 2009, afin que la construction puisse débuter au printemps suivant).

Quant au tracé du tube, il a été revu à maintes reprises et risque de l’être encore. Il ne passera pas dans les eaux territoriales estoniennes, lettones, lituaniennes ni polonaises, ce qui lève une hypothèque: ces quatre pays résolument hostiles ne pourront pas empêcher le projet. En revanche, dans sa partie sous-marine, le tube ne passera dans les eaux territoriales russes que sur 140 km environ. Le reste relèvera des eaux territoriales ou des zones finlandaises, suédoises, danoises et allemandes. C’est donc de leur approbation que dépend le feu vert qu’attend le Nord Stream.

Etats baltes et Pologne toujours hostiles

S’ils n’ont donc pas un droit de veto sur le projet, ces quatre pays n’en exercent pas moins une influence certaine, par les débats qu’ils suscitent. Des chercheurs estoniens ont, par exemple, contesté l’exactitude de l’étude environnementale: Iva Puura, qui siège à la Commission de conservation de la nature de l’Académie estonienne des sciences, a noté que l’examen des sédiments à une profondeur de 5 cm ne serait pas suffisant et suggéré une profondeur de 30 cm, rappelant que des études antérieures faisaient état de substances dangereuses enfouies à au moins 10 cm.

Des terrains plus politiques sont également utilisés pour contrer le gazoduc: la Pologne a ainsi bloqué la candidature du Finlandais Paavo Lipponen au poste de chef de la diplomatie européenne, en remplacement de Javier Solana, au motif que le Finlandais collabore depuis août 2008 avec le consortium Nord Stream. La présidente lituanienne, Dalia Grybauskaite, elle, s’est alliée au nouveau président du Parlement européen, le Polonais Jerzy Buzek, pour contredire le Commissaire Piebalgs en affirmant n’avoir jamais entendu dire que le Nord Stream serait prioritaire pour l’UE. Occasion pour la Présidente de noter que le gazoduc n’a bénéficié d’aucun financement communautaire. Le Président letton Valdis Zatlers, lui, réitère régulièrement son attachement au projet Ambre, avançant l’argument économique.

De son côté, Alexeï Miller, le puissant patron de Gazprom, balaye d’un revers de manche les réticences exprimées et dénonce des intrigues politiques qui n’ont strictement rien à voir avec l’économie ou l’environnement.

Les pays nordiques s’en mêlent

On l’a vu, depuis 2005, la logorrhée balto-polonaise n’a pas vraiment ému les tenants du Nord Stream. Tout le paradoxe est là: aujourd’hui, ce sont la Finlande, la Suède, voire le Danemark et l’Allemagne qui émettent des restrictions au gazoduc, entravant sa marche et augmentant d’autant son coût, à force de le retarder.

L’Agence finlandaise pour l’environnement a donné son accord au projet le 2 juillet 2009, tout en demandant des compléments d’information aux études environnementales. Mais la Finlande a suscité quelques sueurs froides au Consortium, à l’occasion d’une affaire rocambolesque qui a failli tourner au scandale: au cours de l’été 2009, l’homme d’affaires Erkki Sederkvist, bien connu pour ses positions nationalistes, a déposé auprès des autorités de son pays une demande d’autorisation d’exploitation minière au large d’Helsinki. E.Sederkvist est en effet persuadé d’y trouver des gisements de cuivre, fer, cadmium, cobalt et platine. Or le filon serait disposé précisément sur le tracé du Nord Stream. Le Consortium lui aurait alors proposé une belle somme en échange du retrait de son projet, offre repoussée par ce patriote qui a fait une contre-proposition: il renoncerait à son exploitation minière si la Russie s’engageait à rendre la Carélie à la Finlande! Le 25 septembre, la demande d’exploitation minière a été refusée par les autorités finlandaises au nationaliste épris de Carélie. Toutefois, si ce dernier avait décidé de faire appel, il aurait pu repousser l’autorisation demandée par le Nord Stream d’environ deux ans, compte tenu de l’encombrement de la justice finlandaise!


Le trajet du gazoduc Nord Stream
Source: Pierre Verluise, http://www.diploweb.com/cartes/nordstream08031.htm

Les réticences concernant les études environnementales sont les mêmes en Suède, qui dénonce des informations fausses et trompeuses et s’inquiète de l’impact de l’ouvrage sur une mer déjà très abîmée. Mais c’est tout particulièrement l’île de Gotland qui fait souci au Consortium: en effet, le tube doit passer à sa proximité et l’administration locale refuse de soutenir le projet, arguant d’inquiétudes écologiques (s’y ajoute une réflexion plus philosophique, qui voit dans le tube une entrave à l’encouragement des énergies renouvelables). Plus généralement, l’installation d’une plateforme de maintenance près de l’île inquiète les autorités suédoises qui la perçoivent comme une menace pour l’environnement mais, sans doute aussi, pour la sécurité du pays. Les Suédois ayant largement amoindri leur présence militaire dans la Baltique depuis l’éclatement de l’URSS, il est vraisemblable qu’ils ne voient pas d’un bon œil les Russes réinvestir cette mer: les exercices militaires organisés par la Russie en Baltique -intitulés «Ouest 2009»-, consistant en une simulation de défense d’installations pétrolières et gazières, n’ont pas calmé leurs craintes.

Paradoxalement, l’Allemagne elle-même se situe brusquement sur ce terrain puisque la Bundeswehr a adressé une demande officielle au Consortium en vue d’un changement de tracé: l’Armée allemande s’inquiète en effet de voir passer le tube à proximité du polygone maritime de l’île de Rügen, fréquemment utilisé pour ses exercices militaires. Quid, demande la Bundeswehr, du tube s’il est endommagé lors de manœuvres maritimes? Quid, est-on tenté de penser, de la confidentialité de ces manœuvres au-dessus d’un tube russe?

Le Danemark est sans doute le plus en retrait pour le moment. Si ce n’est que le refus de la Pologne de voir le tube traverser ses eaux territoriales a forcé le Consortium à en déplacer la trajectoire: il passera donc au nord et non au sud de l’île de Bornholm (ce qui allonge le trajet de 8 km). La présence de munitions immergées dans cette zone reste inquiétante.

Une politique européenne de l’énergie réclamée mais repoussée

Dans le cas du Nord Stream, force est de constater que la politique européenne de l’énergie n’a pas fonctionné. Si l’intérêt général de l’ensemble communautaire existe bien, il passe par des intérêts individuels suffisamment divergents pour entraver la mise en place de cette politique. Il est cocasse de constater que les arguments de certains pays anciennement membres de l’UE sont suffisamment forts pour contrarier aujourd’hui la réalisation d’un projet qui déplaisait d’emblée à des Etats membres qui avaient qualité de «nouveaux» mais n’ont pas eu la puissance de l’empêcher.

Si, dès sa signature, le projet a mis en lumière le fait que le partenariat énergétique russo-européen fonctionnait sur un mode bilatéral[5], quatre ans plus tard, il révèle surtout les déficiences de cette politique européenne de l’énergie. Le ministre finlandais des Affaires étrangères Alexander Stubb estime, lui, que le Nord Stream a affaibli l’unité de l’UE, parce que la consultation entre pays membres a été négligée. Mais cette incapacité à parler d’une même voix est-elle une conséquence de ce projet ou a-t-elle été révélée à cette occasion? De même, certains veulent voir dans ce projet un instrument politique destiné à semer la zizanie au sein de l’UE. Ne peut-on en faire la lecture inverse et imaginer que la peur provoquée par l’attitude de Gazprom aurait pu pousser les Européens à plus de solidarité, alors qu’aucun pays européen n’est capable à lui seul d’infléchir le rapport de forces avec un grand pays producteur d’énergie?

Certes, pour le moment, la politique européenne de l’énergie -hormis nucléaire- ne dispose pas de base juridique. De fait, la politique énergétique relève principalement de la compétence des Etats et l’UE n’a donc pas, conformément au principe de subsidiarité, vocation à se substituer à eux dans ce domaine. Mais les choses pourraient changer avec l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne qui entérine l’émergence d’une politique énergétique autonome au niveau européen. Il ne manquera plus, alors, que la volonté politique de la mettre en œuvre.

Notes :
[1] Les parts respectives des partenaires allemands passeront à 15,5% dès que le Français GDF Suez aura obtenu 9% des actions, vraisemblablement aux termes d’un accord qui doit être signé d'ici la fin de 2009.
[2] Céline Bayou & Pierre Verluise, «Russie, énergie et géopolitique», in Annette Ciattoni (dir.), La Russie, Ed. Sedes, Paris, 2007, pp.81-110.
[3] http://www.europarl.europa.eu/oeil/file.jsp?id=5484682¬iceType=null&language=fr
[4] http://www.nord-stream.com/environmental-impact-assessment-permitting/international-consultation-process/nord-stream-espoo-report.html). La Convention Espoo, qui porte sur l’évaluation de l’impact environnemental dans un contexte transfrontière, a été adoptée en 1991 dans le cadre de l’ONU et est entrée en vigueur en 1997. La Russie en est signataire.
[5] Céline Bayou, «Le gazoduc nord-européen: révélateur d’une nouvelle géopolitique des rapports Russie-Union européenne», Diploweb, www.diploweb.com/forum/bayou06054.htm, mai 2006.

Photo vignette : NordStream.com