Moldavie, perspectives d’une enclave énergétique

Le 18 septembre 2009, le maire de Chisinau Dorin Chiroaca, leader du Parti libéral, s’est prononcé en faveur d’une «renationalisation» de l’entreprise Moldovagaz, détenue à 50 % par Gazprom: «C’est une fierté pour un pays de posséder une telle compagnie!». 


Photo Gonzague FlutschLa question fait débat au sein de l’Alliance pro-européenne arrivée durant l’été au pouvoir. Il en va de la souveraineté énergétique de la Moldavie et Dorin Chiroaca le sait bien, puisque sa municipalité a régulièrement affaire à Moldovagaz sur la question de l’approvisionnement de la société de chauffage public, Termocom. Mais quelles sont aujourd’hui les possibilités réelles d’une affirmation de la politique énergétique moldave vis-à-vis de la Russie?

La question énergétique en Moldavie cristallise les enjeux auxquels doit aujourd’hui faire face cette petite république enserrée entre monde slave et monde latin. Ce pays de 33.841 km² dans sa totalité se trouve, depuis l’adhésion de la Roumanie, aux portes de l’Union européenne à l’Ouest tout en restant confronté à l’Est à l’épineuse question de la région indépendante -de fait- de Transnistrie. Si le problème des apports énergétiques est si révélateur de la position actuelle de la Moldavie en tant que zone de contact des intérêts européens et russes et de ses perspectives de développement à plus ou moins long terme, c’est tout simplement parce que ce pays est dépendant à plus de 97% des importations. Il s’agit dès lors de s’intéresser aux rôles joués par ses partenaires énergétiques dans la structuration du secteur afin de considérer la politique gouvernementale et d’évaluer les possibilités d’un futur désenclavement. En effet, outre une absence presque totale de ressources nationales, la Moldavie présente les caractéristiques d’une enclave énergétique aux mains de la Russie, puisqu’elle ne contrôle aujourd’hui aucune connexion stratégique aux réseaux occidentaux, qu’il s’agisse des lignes d’électricité ou des grands corridors d’hydrocarbures approvisionnant l’Europe occidentale.

Les difficultés de la libéralisation

En 1991, lors de l’indépendance, la Moldavie a hérité d’infrastructures énergétiques soviétiques vieillissantes qui la lient à deux ex-républiques soviétiques, l’Ukraine et la Russie. Les difficultés économiques auxquelles elle doit faire face l’empêchent de procéder à la nécessaire modernisation du secteur. Ainsi, en 1997, la libéralisation du secteur de l’énergie est engagée afin d’ouvrir le marché aux investisseurs étrangers. L’Agence nationale de régulation de l’énergie est alors créée, dans le but de garder dans le giron de l’Etat le contrôle de la politique énergétique par la fixation des prix et l’accord de licences aux différents agents privés entrés sur le marché. Le capital des grandes compagnies publiques est ouvert.

Le secteur de l’électricité voit Moldenergo, entreprise qui centralisait toutes les fonctions, séparée en trois domaines: la production, le transport et la distribution. Le transport et le dispatcher central, de par leur intérêt stratégique, restent au sein de l’entreprise publique Moldtranselectro. La production électrique est assurée par les centrales thermoélectriques CET-1, CET-2 (situées dans la banlieue de Chisinau) et CET Nord (à Balti, deuxième ville du pays), ainsi que par la centrale hydraulique roumano-moldave de Cotesti. Cinq compagnies de distribution sont créées pour couvrir le territoire moldave. En 2000, l’Espagnol Union Fenosa acquiert trois d’entre elles: RED Chisinau, RED Centru et RED Sud qu’il fusionne en RED Union Fenosa. Il devient alors le principal investisseur dans le secteur de l’électricité en Moldavie, capable d’assumer 70% de la distribution et les frais de modernisation des lignes. La part de pertes d’électricité lors du transport et de la distribution est ainsi passée de 36,4% en 2001 à 16% en 2008. Pourtant, au début des années 2000, trois tentatives de privatisation des entreprises de distribution restées publiques échouent faute d’un nombre suffisant d’acheteurs potentiels. L’enjeu majeur reste, avec la modernisation du réseau, celui de l’augmentation des capacités de production d’électricité. En effet, la Moldavie importe 70% de l’électricité qu’elle consomme. Avec la crise, la consommation d’électricité a retrouvé en 2008 son niveau de 1997, à environ 3.300.000 kWh, alors que la production de la rive droite du Dniestr est restée à 940.000 kWh.


La centrale thermoélectrique CET-1 de Chisinau
Photo: Gonzague Flutsch

Une enclave russe

La question de l’importation de l’électricité ne serait pas si inquiétante si la Moldavie s’approvisionnait, comme elle le faisait jusqu’au début de 2009, auprès de l’Ukraine. Cependant, et ce officiellement suite à une augmentation des tarifs ukrainiens, le pays a décidé de se tourner vers la Transnistrie. Cette région séparatiste a hérité de l’essentiel du patrimoine industriel de la République socialiste soviétique de Moldavie et, notamment, de la centrale thermoélectrique de Cuciurgan. Avec une capacité installée de 2.520 MgW, celle-ci est la plus puissante du sud de l’Europe. Elle couvrait à l’époque soviétique la demande en électricité de toute la Moldavie (90%), ainsi que du sud de l’Ukraine et d’une partie de la Bulgarie. Privatisée en 2004, elle a été rachetée par une entreprise belgo-russe, Saint Gidon Invest, pour 29 millions de dollars, alors que sa valeur était alors de 500 millions de dollars. Après la faillite mafieuse de l’investisseur, la compagnie russe Inter RAO EES a procédé au rachat de la centrale de Cuciurgan. Aujourd’hui, celle-ci assure la quasi-totalité de la demande «extérieure» moldave d’électricité.

La notion d’«enclave énergétique russe» se justifie en pratique par le contrôle direct ou indirect, par la Russie, de pratiquement l’ensemble du secteur énergétique moldave, approvisionnements extérieurs comme production nationale. Il a été vu que l’essentiel de l’électricité importée provient de la centrale de Cuciurgan, détenue par une compagnie russe. Mais c’est surtout la maîtrise du réseau gazier par Gazprom qui permet à la Russie de noyauter le secteur énergétique dans sa totalité. La Moldavie produit aujourd’hui une quantité de gaz naturel suffisante pour alimenter dix villages. Tout le reste est importé de Russie auprès de Gazprom. La compagnie Moldovagaz, créée en 1999, est détenue à 50% par le géant russe. 35,3% sont possédés par la Moldavie et 13,44% par la République transnistrienne, le reste ayant été acquis par des particuliers. Elle est en charge de l’importation, du transport et de la distribution du gaz en Moldavie. Le territoire moldave est traversé par deux gazoducs magistraux, gérés par Moldovatransgaz, une filiale de Moldovagaz. L’un, au Nord, est destiné à l’Ukraine et à la Slovaquie. L’autre, au Sud, passe par Tiraspol en Transnistrie et approvisionne les pays balkaniques et la Turquie. En 2005, les recettes de transit couvraient jusqu’à 30% de la facture de gaz moldave. Cependant, l’augmentation progressive des prix par Gazprom, qui ont atteint 363 dollars pour 1.000 m3 en 2008, a depuis fait chuter la part du transit à 10%.

Par ailleurs, la Russie contrôle aussi le secteur énergétique de façon indirecte. Gazprom vend du gaz à Moldovagaz, dont il est actionnaire majoritaire; ce gaz sert à approvisionner les centrales thermoélectriques moldaves, ainsi que la Transnistrie et la centrale de Cuciurgan, par le biais de Tiraspoltransgaz. Or, cette dernière contracte d’immenses dettes vis-à-vis de Moldovagaz, et ce alors que l’électricité produite en Transnistrie est aujourd’hui en partie exportée en Moldavie. Les centrales moldaves, qui produisent parallèlement électricité et énergie thermique destinée aux réseaux de chauffage public, sont, elles aussi, historiquement mauvaises payeuses, entre autres parce qu’elles sont créancières des compagnies de distribution d’énergie thermique telles que Termocom à Chisinau. Ainsi Gazprom est régulièrement en situation de créancier de Moldovagaz, elle même créancière du reste du secteur énergétique moldave. La compagnie russe détient là un moyen de pression efficace sur la politique énergétique moldave, la fixation des tarifs et la réalisation d’investissements; elle cherche même à obtenir le contrôle total de Moldovagaz en remboursement des dettes.

Politique et sécurité énergétique

Dans ce contexte, les possibilités pour les autorités moldaves d’un désenclavement et d’une sécurisation des apports paraissent donc réduites. Tout d’abord à cause d’un manque avéré de moyens financiers. Ensuite parce que le gouvernement moldave a toujours été politiquement impuissant face à la pression russe. En 2007, il a publié les grandes lignes de la Stratégie énergétique à horizon 2020, définie comme branche fondamentale du progrès économique et facteur clé de la réussite du programme de stabilité sociale. La sécurité énergétique passe ainsi par un marché concurrentiel, la modernisation des infrastructures, le développement des énergies renouvelables et l’intégration au marché énergétique européen.

Concernant la modernisation des infrastructures et l’augmentation de la capacité des centrales électriques -moins coûteuse que la construction de nouvelles unités-, la Moldavie est dépendante des financements internationaux, notamment de la Banque mondiale. Cette dernière conduit actuellement un projet de 20 millions de dollars dans ce but nommé «Energie II». Mais les dettes évoquées plus haut contractées par les centrales constituent un frein à des investissements sereins à long terme. Il s’agirait de séparer physiquement la gestion de la dette, que prendrait en charge la Banque mondiale, de l’usine en elle-même. C’est ainsi que, pour l’instant, aucun projet n’est envisagé à court terme.

Les énergies renouvelables paraissent à beaucoup prometteuses. Les autorités moldaves placent de grands espoirs sur leur développement, mais les évaluations des potentiels éoliens, solaires, hydrauliques et de valorisation énergétique de la biomasse remontent à 2002. Aujourd’hui, les technologies ont évolué. Par exemple, l’altitude des vents exploitables a diminué. Selon l’Agence internationale de régulation, les énergies renouvelables pourraient fournir 2,8 millions de tonnes équivalent pétrole, soit plus que la consommation globale de carburant fossile en Moldavie. Pour l’instant, leur part reste toutefois marginale, puisqu’elle consiste essentiellement en la centrale hydroélectrique de Costeti, qui produit 1,2% de l’électricité consommée, et en l’utilisation domestique de la biomasse pour le chauffage et la fabrication de carburant. Enfin, la Moldavie pourrait s’inspirer du système de financement du développement des énergies renouvelables basé sur les «certificats verts» mis en place chez son voisin roumain[1].

L’ouverture au marché européen d’un «voisin proche»

A court et moyen termes, la politique la plus réaliste de sécurisation énergétique réside dans l’intégration au réseau européen. Il existe différents projets de construction de lignes électriques reliant les nœuds de l’ouest de la Moldavie à la Roumanie. Les travaux de modernisation et les réformes d’ouverture du marché permettraient alors à la Moldavie de rejoindre le Réseau Européen pour les Opérateurs de Transmission d’Electricité. Concernant le gaz, le constat est le même que pour le reste de l’Europe: il n’existe pas aujourd’hui d’alternative sérieuse au gaz russe. Pour la Moldavie, les possibilités sont d’autant plus réduites qu’elle ne se situe pas sur la route des projets européens alternatifs. Ainsi, il est estimé qu’une connexion au futur gazoduc Nabucco, pour hypothétique qu’elle soit, coûterait environ un milliard de dollars, prix difficilement soutenable aujourd’hui par la Moldavie. En ce qui concerne le projet ukrainien de White Stream[2], il n’est pas encore possible de considérer sérieusement un éventuel raccordement.

La Moldavie est aujourd’hui toute tournée vers l’Ouest et les possibilités d’ouverture au marché européen. Depuis l’arrivée au pouvoir de l’opposition libérale pro-européenne, les relations avec la Roumanie sont en voie de normalisation. La sécurité énergétique du pays par la diversification des sources et des investisseurs semble plus accessible. Cependant, l’implication russe dans le secteur énergétique, son poids dans les négociations concernant le problème transnistrien qui est aussi, on l’a vu, lié à la question énergétique, laissent sceptique quant à une réelle autonomisation vis-à-vis de l’imposant voisin russe. Il paraît peut-être plus réaliste d’espérer une affirmation politique de Chisinau face à Moscou, comme l’ont réussi par exemple les Etats Baltes, car Russes comme Européens conservent un intérêt stratégique à négocier avec une Moldavie politiquement et socialement stable, qu’elle soit considérée comme un «étranger proche» ou dans le cadre d’une «politique de voisinage».

Notes :
[1] En 2005, la Roumanie a instauré le système «Opcom» de certificats verts émis lors de la production d’1 MWh par une source d’énergie renouvelable. Le marché des certificats, parallèle à celui de l’électricité, permet le financement des énergies vertes puisque les distributeurs se doivent d’acquérir un nombre de certificats verts correspondant au quota d’électricité issue d’énergies renouvelables imposés par l’Agence de régulation.
[2] Le projet de gazoduc White Stream, cher à la Premier ministre ukrainienne Ioulia Timochenko, a été présenté pour la première fois en 2005. Il est supposé relier l’Europe centrale (notamment l’Ukraine et la Roumanie) à la mer Caspienne via la Géorgie.

Photos : Gonzague Flutsch

* Gonzague FLUTSCH est étudiant en relations internationales à l’Institut d’études politiques de Lyon.