L'Ukraine, par sa taille, son tiraillement géographique entre l'Est et l'Ouest et son histoire mouvementée, est sans conteste un voisin problématique pour la Russie. Cette dernière conserve d'ailleurs à son égard, 18 ans après la dissolution de l'URSS, une relation quasi-passionnelle: chaque dispute entre les deux voisins secoue l'Europe tout entière, comme en témoignent les fameuses crises gazières, devenues un événement hivernal presque aussi ponctuel que la galette des rois.
Kiev a hérité, à la fin de l'ère soviétique, d'un cadeau empoisonné: un immense réseau de gazoducs qui acheminent 80% du gaz russe exporté vers l'Ouest, Gazprom assurant un quart des besoins européens. Les infrastructures vieillissantes du réseau sont mal entretenues mais la voie de transit qui traverse l’Ukraine reste pour l'heure incontournable, en attendant la réalisation des projets concurrents que sont Nord Stream et South Stream[1].
L'Ukraine possède également d’importants sites de stockage souterrain de gaz, propices à l’optimisation du transit, d'une capacité de 32 milliards de m3. Ils font de ce pays le deuxième réservoir de gaz en Europe, après la Russie. A supposer que des investissement conséquents soient réalisés, cette capacité de stockage pourrait être portée à 38, voire 39 milliards de m3.
Indispensable Ukraine, qui menace donc de fermer le robinet à chaque fois que la Russie hausse le ton, prenant en otage les consommateurs européens. Seul hic, le pays est lui-même très dépendant de son grand voisin, qui continue de lui facturer un gaz moins cher que celui payé par les Européens, s'assurant ainsi l'allégeance du pouvoir en place. Cette partition déjà délicate est devenue injouable ces quatre dernières années, avec l'arrivée au pouvoir de «l'équipe orange» et l'implication grandissante d'un tiers, l'Union européenne, qui ne cesse d'appeler à plus de transparence.
La mainmise de la Russie sur le réseau de distribution du gaz en Ukraine
Pour la Russie, l'arme énergétique est propice à maintenir son influence sur ses anciens vassaux, comme le souligne Alexandre Todioutchouk, conseiller auprès du ministre ukrainien de l'Énergie en 2008 et aujourd'hui expert et professeur dans une école de commerce ukrainienne. «Quand j'écoute mes confrères politologues russes, je retrouve souvent cette phrase: il ne sert à rien de chercher à restaurer les anciennes frontières de l'URSS par des batailles difficiles, il suffit d'avoir la main sur le système énergétique».
Ainsi, la Russie mène vis-à-vis de l'Ukraine une politique énergétique de plus en plus agressive, mue par la volonté à peine masquée de prendre le contrôle du système de distribution du gaz. Pour Mikhaïlo Gonchar, politologue ukrainien reconnu et proche des instances européennes, ce scénario est tout à fait «réaliste»: «L’étude de la stratégie énergétique russe montre que son but est de s'infiltrer sur les marchés étrangers et d'obtenir la copropriété des réseaux de distribution dans ces pays. Le système de distribution ukrainien est d'ailleurs déjà plus ou moins contrôlé par Gazprom, car ce marché est excessivement attractif pour la Russie du fait du nombre de consommateurs»[2].
Pour ce faire, la Russie tisse sa toile sur le territoire en multipliant les sociétés intermédiaires. La plus emblématique, RosUkrEnergo, enregistrée en Suisse mais détenue en coulisses par des capitaux mi-ukrainiens mi-russes, a été mise à mal lors des négociations consécutives à la crise de janvier 2009. Mais le schéma de distribution du gaz ukrainien reste contaminé par des structures opaques à capitaux russes. «Localement par exemple, le réseau de distribution se fait à travers les Oblgaz, les compagnies gazières régionales», rappelle Ildar Gazizoulin, économiste chez ICPS, un institut d'analyse fondé par l'américain George Soros. «Certaines actions de ces compagnies sont détenues par des sociétés privées dont la structure n'est pas très claire. Pullulent aussi beaucoup de sociétés intermédiaires ou offshore. Et, en effet, certaines de ces compagnies sont propriété de Gazprom, tandis que d'autres sont infiltrées par le groupe de Dimitri Firtach, un investisseur ukrainien proche de la Russie».
Les velléités russes sur le transit gazier
Outre la distribution intérieure, qu'elle grignote peu à peu, la Russie convoite également le système de gazoducs ukrainien et notamment sa capacité de transit vers l'Ouest de l'Europe, la part la plus lucrative de l'édifice gazier, la plus stratégique aussi. Car la Russie ne contrôle, pour l'instant et à la différence de la Biélorussie, ni les gazoducs ukrainiens, ni les stocks, au moins aussi importants que les tuyaux. D'où le coup de sang de l'Etat-major russe, suite à la visite de Ioulia Timochenko à Bruxelles, en mars 2009. Le chef du gouvernement ukrainien avait alors signé une déclaration commune avec la Commission européenne, lançant un processus de modernisation du réseau de gazoducs ukrainiens - un seul et même réseau à ramifications qui dessert tout à la fois le consommateur ukrainien et européen.
Exclus de l'accord, les partenaires russes avaient alors vu rouge: «Si les intérêts de la Russie sont ignorés, nous serons forcés de revoir les principes de nos relations sur ce sujet», avait déclaré Vladimir Poutine. Ioulia Timochenko, en pleine négociation pour un prêt de 5 milliards de dollars avec le Kremlin, a publiquement fait machine arrière, pour éviter toute querelle avec son homologue russe.
En revanche, le projet de consortium international autour du réseau de transport ukrainien a, lui, toutes les faveurs de Moscou. L'idée, lancée par l'ex-président ukrainien Léonid Koutchma, n'est pas neuve, et permettrait à Gazprom de prendre ouvertement des parts dans le système de transit ukrainien, comme elle a commencé à le faire pour la distribution interne. Kiev est bien plus réticent à ce projet qui lui ôterait une grande part de son pouvoir stratégique et priverait le pays d'une partie de la manne financière dégagée par le transit gazier. Véritable serpent de mer, le consortium a malgré tout peu de chances de voir le jour sans une vraie impulsion de l'Union européenne.
Le cercle vicieux de l’endettement des acteurs du système de distribution
Pays régulièrement taxé de voleur de gaz, mauvais payeur et partenaire non fiable par les médias russes, l’Ukraine est de toute évidence victime d’une stratégie délibérée de discrédit de la part de Moscou. La crise de janvier 2009 a été à ce titre exemplaire, même si Moscou a également perdu quelques plumes dans la déferlante médiatique.
Cette tactique est facilitée par la déliquescence manifeste des structures gazières ukrainiennes. Naftogaz, compagnie nationale chargée de la distribution du précieux combustible, croule sous le poids de sa dette, estimée autour d'un milliard d'euros. Une faillite structurelle, selon Olexandr Todiytchouk: «Les plus mauvais payeurs sont les entreprises publiques car elles fonctionnement sur le budget de l'Etat. Mais le vrai problème, c'est que Naftogaz se base, pour déterminer ses tarifs, sur le prix du gaz produit en Ukraine, très peu cher.»[3]. Sans compter une consommation ukrainienne exorbitante au vu de la piètre intensité énergétique du pays, estimée pour le premier trimestre 2009 à 65 milliard de m3 au total, quand la moyenne se situe habituellement autour de 75 milliard de m3.
Le jeu des leaders politiques ukrainiens
La compagnie tente donc depuis des mois de restructurer sa dette auprès de créanciers internationaux, alors qu'il y aurait urgence à réformer en profondeur la structure de Naftogaz. «Créée en 1998, cette société publique a dès le départ servi à concentrer les flux financiers nécessaires aux stratégies politiques et électorales du leadership ukrainien, de tous bords», diagnostique Volodymyr Omelchenko, analyste au centre Razoumkov, à Kiev. «Ce n'est donc pas un business comme les autres, et personne n'a envie de changer cela».
En effet, aucun des différents leaders politiques qui se sont succédé à la tête de l'exécutif ukrainien depuis l'indépendance n'a réellement entamé les réformes nécessaires à la consolidation des structures gazières ukrainiennes, chacun trouvant son intérêt à des prix bas et à la persistance d'un système opaque. Surtout, les divisions politiques internes à l'exécutif ukrainien annulent toutes les chances de peser face à un pouvoir russe plus en forme que jamais.
Viktor Iouchtchenko, arrivé au pouvoir au lendemain de la Révolution orange, chantre de la transparence et de la démocratie «à l'européenne», n'a pas mené les réformes nécessaires, pieds et poings liés par les différents clans économiques ukrainiens. Sa rivale Ioulia Timochenko a, elle aussi, rangé les armes à la suite des douloureuses négociations de l'hiver 2008-2009, en vue d'un possible soutien russe lors de l’élection présidentielle de janvier 2010.Quant à Viktor Ianoukovitch, pour l'instant seul concurrent sérieux du Premier ministre, il a toujours su se montrer favorable au Kremlin, surtout en période électorale…
Une nécessaire augmentation des prix?
Pour nombre d'experts ukrainiens et occidentaux, l'une des solutions à cette bataille gazière passe, logiquement, par une augmentation du prix du gaz payé par l'Ukraine, afin de ramener les négociations de la sphère géopolitique à la sphère économique. C'est toute la philosophie du contrat signé en janvier 2009 qui prévoit, à terme, un alignement sur les tarifs européens. Reste à savoir comment Kiev peut répercuter cette hausse sur les consommateurs ukrainiens.
La distorsion des prix, maintenue à des fins populistes, est aussi l'une des clés de voûte de la stabilité de la société ukrainienne, extrêmement fragilisée en cette période de crise financière. Les habitants, hormis la frange la plus éduquée et la plus aisée, ne veulent pas entendre parler d'augmentation, alors que la hausse récente des charges communales est encore dans toutes les têtes et a provoqué colère et manifestations. Très méfiants vis-à-vis des structures monopolistiques et étatiques comme Naftogaz, largement corrompues, de nombreux Ukrainiens demandent au secteur privé de prendre le relais. Cette libéralisation, appelée également de ses vœux par une partie de la classe politique ukrainienne, n'est pas sans équivoque, au vu de la persistance dans la sphère économique des clans oligarchiques, rarement favorables à l'intérêt général et qui ne feraient qu'une bouchée de l'entreprise publique.
Un modèle ukrainien dans la gestion du gaz, qui permettrait de ne pas pénaliser la population tout en réduisant la dépendance énergétique, reste à trouver. L'Europe est apparue un certain temps comme un acteur majeur de cette réforme, avec notamment la signature en décembre 2005 du mémorandum UE-Ukraine sur l'énergie. Depuis, écartelée entre Kiev et Moscou, incapable de mettre sur pied une véritable politique énergétique commune, l'UE peine à convaincre. «Le dialogue avec l'Union européenne est difficile car elle ne parle pas d'une seule voix», analyse Mikhaïlo Gonchar. «Ce n'est pas seulement un conflit entre l'Ukraine et la Russie, mais c'est aussi un combat politique entre la Commission et les compagnies énergétiques européennes, entre ceux qui veulent libéraliser le marché et les compagnies gazières, qui optent plutôt pour la persistance d'un marché non transparent». Son confrère, Volodymyr Omelchenko, n'est pas plus optimiste: «L'Union européenne sur ce sujet est molle, bien molle! Elle devrait avoir, vis-à-vis de l'Ukraine, une attitude bien plus stricte qui consisterait à dire ’Aucune perspective d'intégration et aucun crédit sans une réforme en profondeur du système gazier’. Car nous n'avons rien à attendre de la partie russe, qui ne bougera pas d'un iota, à moins d'un profond renouvellement démocratique».
Notes :
[1] La première portion du Nord Stream devrait entrer en opération au plus tôt en 2011; ce gazoduc reliera les champs gaziers russes de la mer de Barents à l’Allemagne, via l’oblast de Leningrad et une portion sous-marine de près de 1.200 km sous la mer Baltique. Au Sud, le South Stream devrait acheminer, à compter de 2013, du gaz de Sibérie occidentale (celui là même qui transite aujourd’hui par l’Ukraine) vers l’Italie et l’Europe du Nord, via la Bulgarie (après 900 km sous la mer Noire) puis soit la Roumanie et la Hongrie, soit la Serbie et la mer Adriatique.
[2] En fait, pour le moment, le système de distribution intérieure est maîtrisé au sommet par Naftogaz, société 100% étatique qui reçoit chaque année une dotation du gouvernement pour exploiter, acheter et distribuer le précieux combustible sur le territoire national, ce qui se fait viaune myriade de filiales publiques ou semi-publiques.
[3] Voir l’article de Marc-Antoine Eyl-Mazzega.
Photo : Délégation de Gazprom en Ukraine en juillet 2008 (Source : www.gazprom.com)
* Mathilde GOANEC est journaliste.
Consultez les articles du dossier :
- Dossier #52 : "Dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie"
Tous les pays de la région est-européenne et de l’Asie centrale ont un lien énergétique fort à la Russie. A tel point que l'énergie leur pose véritablement une question de…