« Si quelqu’un veut creuser la terre pour y enterrer des tubes, il est libre de le faire, cela nous est égal », a déclaré le président russe Vladimir Poutine, lors de la signature au Kremlin de l’engagement de la Hongrie dans le projet South Stream, en février 2008. Depuis le lancement, en novembre 2007, du projet de ce gazoduc russo-italien qui a pour objet de concurrencer le pipeline Nabucco soutenu par l’Union européenne (UE) et les États-Unis, une véritable guerre psychologique oppose Moscou à Bruxelles et Washington.
La principale raison d’être du projet Nabucco est d’éviter le territoire et le gaz russes, afin de réduire la dépendance énergétique européenne, alors que 41 % du gaz qu’elle consomme provient de Russie (dont une partie est achetée par Gazprom en Asie centrale). Mais, en raison de problèmes d’approvisionnement et de divergences financières entre les États membres de l’UE, les travaux de terrassement pour le passage de Nabucco, lancés dès 2002, n’avancent que très lentement. Ce qui a permis à la Russie de proposer la voie alternative du South Stream.
Le projet Nabucco
Le tracé du gazoduc Nabucco s'étend sur 3 300 kilomètres. Il démarre avec deux branches, l'une partant de la frontière turco-géorgienne, la seconde de la frontière turco-iranienne, traverse la Bulgarie, la Roumanie et la Hongrie. A Baumgarten en Autriche, il rejoint le réseau européen.
Le consortium Nabucco Gas Pipeline International GmbH, a été créé à Vienne en 2004. Composé à parts égales (20 %) de l’Autrichien OMV, du Turc Botas, du Bulgare Bulgargaz, du Roumain Transgaz et du Hongrois MOL, il s'est adjoint, à partir de février 2008, l'Allemand RWE. La participation des partenaires s'en est trouvée réduite à 16,67 % chacun.
La phase active de la pose du gazoduc devrait débuter en 2011, ce qui permettrait à Nabucco d’être opérationnel en 2014. Il aura une capacité maximale de 31 milliards de m3 de gaz par an et nécessitera un investissement de 7,9 milliards d'euros[1].
En septembre 2009, le problème structurel de son approvisionnement était très loin d’être résolu puisque seulement 3 milliards de m3 de gaz azerbaïdjanais étaient, théoriquement, disponibles pour l’année 2015. Or, la rentabilité de Nabucco n’est assurée que s’il transporte le volume de gaz prévu. C’est pourquoi l’UE compte sur d’autres sources d’approvisionnement (Asie centrale, Irak, Iran) mais aucune ne semble réellement satisfaisante.
L’acheminement de gaz d’Asie Centrale (Kazakhstan et Turkménistan) suppose la construction d’une liaison passant sous la mer Caspienne. Mais depuis l’éclatement de l’Union soviétique en 1991, les pays riverains (Russie, Azerbaïdjan, Kazakhstan, Turkménistan et Iran) n’ont pas réussi à définir son statut[2]. De ce fait, tout projet transcaspien nécessitera l’accord des cinq États, dont celui de la Russie, vis-à-vis de laquelle l’UE cherche à réduire sa dépendance énergétique.
En avril 2008, Bruxelles a annoncé la conclusion d’un accord avec Bagdad pour la livraison de 5 milliards de m3 de gaz irakien. Mais la viabilité de cet accord demeure fortement dépendante de la sécurisation et de la stabilisation économique et politique du pays à long terme.
L’Iran, qui détient les deuxièmes réserves gazières au monde après la Russie, pourrait aussi être une source précieuse pour le remplissage de Nabucco, mais les suspicions américaines et européennes envers Téhéran à propos de son programme nucléaire rendent difficile l’instauration d’une coopération.
En dépit de la signature, le 13 juillet 2009, d’un accord de transit, longtemps différé, entre les pays européens et la Turquie, et de l’engagement pris au mois de mai par la Banque européenne d’investissement de financer jusqu’à 25 % du projet, l’incertitude continue de peser fortement sur son approvisionnement.
Le projet South Stream
Cette incertitude a bénéficié à Moscou qui en a profité pour avancer le projet South Stream et s'associer à l'Italie. C'est ainsi que le président Vladimir Poutine et son homologue Romano Prodi signent, le 22 novembre 2007, un accord pour le projet de gazoduc alimentant l’Europe. Le tube sera exploité par une co-entreprise détenue à parts égales par Gazprom et l'Italien Eni.
A partir de la station de compression de Bregovaya, sur la côte russe, le tracé du South Stream passe sous la mer Noire (soit 900 kilomètres), à une profondeur maximale de 2 000 mètres pour atteindre Varna en Bulgarie.
A partir du territoire bulgare, une branche sud passant par la Grèce atteindra le détroit d’Otranto au sud de l’Italie, et une branche nord traversera la Bulgarie, la Serbie, la Hongrie et la Slovénie jusqu’au nord de l’Italie. En 2007, le coût estimé de South Stream était de 14,8 milliards de dollars et il devait permettre l’exportation de 31 milliards de m3 de gaz vers l’Europe à l’horizon 2013. Mais depuis, à l’image de Nabucco, les délais, les coûts ainsi que la capacité ont été modifiés. Le 15 mai 2009, lors de la signature d’accords portant sur la construction et la maintenance du gazoduc entre Gazprom et les pays de transit, ce dernier a annoncé que South Stream aurait une capacité annuelle de 63 milliards de m3 et serait mis en service le 31 décembre 2015. L’augmentation du coût demeure le principal problème. Les nouveaux calculs montrent qu’il pourrait atteindre 25 milliards d’euros, soit plus de trois fois le coût de Nabucco.
Mais, contrairement à ce dernier, South Stream sera totalement pourvu en ressources, car, selon Vladimir Poutine, son pays pourra fournir l’Europe en gaz pour les cent prochaines années.
Cette garantie d’approvisionnement constitue un atout de poids et a fortement pesé sur la décision des gouvernements d’Europe de l’Est, lorsqu’ils ont dû choisir entre Nabucco et South Stream.
Tracés comparés des gazoducs Nabucco et South Stream
(Sophie Tournon / Regard sur l’Est – 2009)
L’Europe de l’Est en ordre dispersé
Si la Roumanie a exprimé un choix clair pour Nabucco tandis que la Serbie et la Slovénie se sont exprimées en faveur de South Stream, il n’en va pas de même pour la Bulgarie et la Hongrie qui ont adhéré aux deux projets.
Les relations actuelles entre les pays d’Europe de l’Est et Moscou dépendent des rapports qu’ils ont entretenus avec l’Union soviétique. De ce fait, comme le relève Pierre Verluise, « il en résulte des représentations variées de la Russie postsoviétique »[3]. En 2004 et 2007, l’adhésion à l’UE des anciens membres du camp socialiste a montré la complexité de leurs rapports avec Moscou, en révélant une dichotomie entre le discours politique, souvent critique, et le discours économique, davantage pragmatique.
Ainsi, au cours de l’année 2008, tout en étant associées au projet Nabucco, la Bulgarie et la Hongrie, qui importent respectivement 90 % et 60 % de leurs besoins gaziers de Russie, ont signé des accords avec le Kremlin pour rejoindre South Stream. Ces deux pays cherchent avant tout à diversifier et à sécuriser leurs approvisionnements, car ils demeurent sceptiques quant à la réalisation de Nabucco.
En évitant le territoire ukrainien, South Stream leur garantit des livraisons stables car il signifie la fin des coupures consécutives aux conflits gaziers russo-ukrainiens, comme cela a encore été le cas en janvier 2009.
D’autre part, ces pays ont négocié des avantages économiques en échange de leur participation au projet russo-italien. La Hongrie a obtenu la construction d’un réservoir pouvant contenir 1 milliard de m3 de gaz russe, ce qui contribuera aussi à améliorer la sécurité énergétique du pays. De son côté, la Bulgarie a demandé un prêt à Moscou pour l’aider à financer la construction d’une centrale nucléaire dont le coût s’élèverait à 4 milliards d’euros et devrait diminuer sa dépendance énergétique.
Par ailleurs, le passage de South Stream constituera une source additionnelle de revenus, puisque Sofia et Budapest percevront des droits de transit.
Contrairement au pragmatisme bulgare et hongrois, et en dépit des pressions italo-russes, les Roumains continuent de soutenir Nabucco. Mais ce choix semble logique tant il est dans la continuation de la politique d’indépendance vis-à-vis de Moscou héritée de l’ère Ceaucescu.
De plus, la Roumanie demeure le premier producteur de gaz (33 millions de m3/jour, 56 % de ses besoins) et de pétrole (105 000 barils/jour, 50 % de ses besoins) d’Europe centrale et orientale ce qui lui permet de jouir d’une relative indépendance en la matière et de jouer un rôle actif dans le développement de la stratégie énergétique de l’UE.
La spécificité serbe
Le cas de la Serbie est particulier à plusieurs titres: elle est issue de l’éclatement de la Yougoslavie, ravagée par les guerres de Croatie et du Kosovo, isolée internationalement, elle n’est pas membre de l’UE. Depuis les années 1990, cette situation a conduit le pays, reconnaissant du soutien indéfectible de la Russie pendant ses heures sombres, à se rapprocher économiquement et politiquement de Moscou.
Le 9 septembre 2008, le parlement serbe a ratifié le pacte énergétique qui octroyait 51 % des parts de Naftna Industrija Srbije (NIS), le monopole public énergétique national, à Gazprom en échange de la participation de Belgrade à South Stream. Les termes de l’accord, favorables à la Russie[4], peuvent être considérés comme une récompense des efforts russes pour éviter la sécession du Kosovo.
Mais Belgrade, qui importe 90 % de son gaz de Russie, voit aussi dans South Stream le moyen de garantir une énergie moins coûteuse, une croissance économique plus rapide et la création de 100 000 emplois.
De plus, la Serbie accueillera la plus grande partie du tracé terrestre sur son territoire, soit plus de 450 km, et abritera un réservoir souterrain d’une capacité de 300 millions de m3. Le volume de gaz transporté par le tronçon serbe a été doublé, de 10 milliards de m3 annuels à 23 milliards, ce qui doublera aussi les recettes liées au transit.
Par ailleurs, Moscou a promis d’investir 500 millions d’euros dans la modernisation de l’infrastructure énergétique serbe.
Enfin, si d’autres pays balkaniques venaient à se brancher sur la section serbe de South Stream, Belgrade percevrait des droits de transit supplémentaires.
Finalement, en 2009, la réalisation des deux projets de gazoduc demeure incertaine pour des raisons d’approvisionnement ou de coût. A l’horizon 2013-2015, l’amélioration de l’efficacité énergétique et le développement des énergies renouvelables dans les pays de l’Est pourraient constituer une alternative sérieuse au desserrement de la contrainte russe.
Notes :
[1] Les prévisions réalisées en 2002 envisageaient une mise en service du gazoduc en 2012 et un coût compris entre 5,3 et 5,8 milliards d’euros.
[2] Il existe deux options: soit la Mer Caspienne est considérée comme un lac (positions russe et iranienne), soit elle est reconnue comme une mer (positions azerbaïdjanaise, kazakhe et turkmène). Dans le premier cas, la mer Caspienne est détenue et exploitée en commun, dans le second cas, elle est délimitée en secteurs nationaux.
[3] Pierre Verluise, « 20 ans après la chute du mur », Ed. Choiseul, 2009, p. 217.
[4] Gazprom a acquis 51 % de NIS pour un montant de 400 millions d’euros tandis que le cabinet Deloitte avait évalué la totalité du groupe serbe à 2,2 milliards d’euros.
* Philippe Condé est docteur en Economie Internationale, spécialiste de la CEI, membre du TEAM.
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