Energie : l’ex-Empire joue-t-il la «carte russe»?

Le Britannique Edward Lucas l’affirme: les Occidentaux seraient en train de perdre «la nouvelle guerre froide» contre la Russie et ce, notamment, en Lettonie et en Bulgarie. L’auteur qualifie ces pays, ainsi que la Moldavie, de «swing states» dans ce nouvel affrontement entre un Occident divisé, sensible à l’argent et dépendant des matières premières russes, et une Russie dont la «démocratie souveraine» serait un cocktail «d’auto-justice, de nationalisme et de xénophobie»![1]


Port de Ventspils en Lettonie (Antoine Lanthony) Parmi les pays ayant intégré l’Union européenne (UE) en 2004 et 2007, une approche plus nuancée semble pourtant nécessaire, notamment à propos des questions énergétiques.

De Tallinn à Sofia : des situations variées

Les Etats d’Europe médiane se trouvent confrontés aux mêmes problématiques: dépendance aux matières premières russes, faible poids face aux «grands» Etats ou nécessité d’améliorer l’efficacité énergétique sont des traits partagés par tous. Des différences existent néanmoins, en termes de sources propres d’énergie, de proportion de matières premières russes importées et surtout de volonté de nouer ou non des partenariats avec la Russie.

Les Etats baltes disposent d’un réseau énergétique (oléoducs, gazoducs, réseau électrique) qui est encore majoritairement celui de l’Union soviétique (URSS). Ces pays ont ainsi hérité d’une fonction de transit pétrolier, réalisé par des infrastructures maintenant concurrencées par de nouvelles installations russes, dont le terminal de Primorsk. Ces Etats sont dépendants de la Russie pour leur approvisionnement en matières premières (pas seulement énergétiques) et la majorité de leurs produits raffinés provient de Biélorussie. Les seuls éléments d’indépendance énergétique à l’échelle balte sont la centrale nucléaire d’Ignalina (qui doit néanmoins cesser totalement de fonctionner fin 2009) et la raffinerie de Mazeikiai en Lituanie (toutefois alimentée par du pétrole russe), l’hydroélectrique letton et quelques sables bitumineux en Estonie. Même la distribution est en partie russe, via Lukoil, et les compagnies gazières nationales sont majoritairement aux mains de Gazprom et du groupe allemand E.ON Ruhrgas, dans un schéma plus radical encore que celui de la compagnie gazière nationale finlandaise, dont la majorité des actions reste détenue par des acteurs finlandais (voir tableau).

Actionnariat des compagnies de distribution de gaz d'Estonie, Finlande, Lettonie et Lituanie

Sources: sites Internet des entreprises concernées (dernière consultation le 15 juillet 2009)

Ces conditions sont uniques parmi les nouveaux Etats-membres de l’UE et seule la Serbie, parmi les Etats potentiellement membres de l’UE, se trouve dans une situation comparable, suite au rachat par Gazprom, le 25 janvier 2008, de 51% des actions de la compagnie pétrolière nationale NIS et du fait de relations économiques et énergétiques intenses avec la Russie.

Mais, outre la Serbie, les appétits russes en Europe centrale et balkanique ont semblé récemment se porter sur la Hongrie, avec le rachat le 30 mars 2009 par Surgutneftegas de 21,2% des actions de la compagnie gazière et pétrolière MOL, et sur la Bulgarie avec laquelle la Russie pénètre le marché nucléaire civil de l’UE et où Lukoil a renforcé ses positions.

Gaz : Les pommes de discorde du transit et du stockage

Dans tous les pays de la région, les questions liées aux projets de gazoducs divisent d’une part Russes et Européens, d’autre part Européens entre eux.

Au Nord du continent, Nord Stream, projet de gazoduc sous-marin russo-germano-néerlandais (peut-être prochainement rejoint par la France) cautionné par l’UE et dont Gazprom est l’actionnaire majoritaire, doit relier la Russie à l’Allemagne en évitant tout pays de transit. Riga est la seule capitale riveraine à ne pas afficher de réticences vis-à-vis de ce projet, au contraire de l’Estonie, qui le présente comme écologiquement risqué, ainsi que de la Lituanie et de la Pologne, qui auraient souhaité un tracé terrestre parcourant leurs territoires.

Au Sud, alors que la Turquie est déjà approvisionnée par le gazoduc sous-marin Blue Stream en provenance de Russie, plusieurs projets sont en concurrence pour l’acheminement du gaz de la région Caspienne: South Stream est un projet russo-italien, dont les acteurs majeurs sont les entreprises Gazprom et ENI. Blue Stream II serait une extension de Blue Stream vers l’Europe, tandis que Nabucco est un projet européen. Tous ont besoin de l’appui d’Etats transit. Outre l’Italie, ceux acceptant de jouer la «carte russe» sont pour le moment, à divers degrés, l’Autriche, la Bulgarie, la Grèce, la Hongrie, la Serbie et la Slovénie. Trois d’entre eux (Autriche, Bulgarie et Hongrie), ainsi que la Roumanie, ont néanmoins signé le 13 juillet 2009 à Ankara, avec la Turquie, l’accord portant création du projet Nabucco. Certains pays n’hésitent donc pas à jouer plusieurs cartes. En outre, rien n’est figé, comme le montrent les cas bulgare -dont la position semble évoluer vers plus de fermeté à l’égard de Moscou- et roumain -alors que Bucarest n’a pas fermé la porte aux projets russes-.

Plus généralement, la Bulgarie, la Hongrie et la Lettonie ont développé depuis quelques années des liens privilégiés avec la Russie dans le domaine énergétique. De là à penser que, s’ils jouent ouvertement une «carte russe», celle-ci est forcément dommageable et donc opposée à l’UE, il n’y a qu’un pas… Après une décennie 1990 difficile, la Russie a connu une croissance économique forte et s’est trouvée en capacité d’investir. Son retour dans son ex-Empire, plus que jamais à la recherche de capitaux, n’a donc rien d’étonnant, d’autant que ces pays se sentent désormais protégés par le parapluie otanien, qui leur offre des garanties de sécurité jugées par certains suffisantes.

Les pragmatiques lettons aux affaires

La Lettonie est l’un des Etats de la région dans lequel la présence de capitaux russes est la plus élevée. Après avoir, sous l’influence des nationalistes, réorienté son économie vers l’Ouest dans les années 1990, le pays a connu des difficultés dans ses relations économiques avec la Russie, notamment sur le plan du transit énergétique: le port de Ventspils a en effet été largement délaissé au profit des ports russes entourant Saint-Pétersbourg et de celui de Tallinn en Estonie. De nouveaux dirigeants et hommes d’affaires ont progressivement replacé les relations avec la Russie sur des bases plus pragmatiques depuis 1998 et l’arrivée au pouvoir du Parti populaire. Deux autres formations, le Premier parti letton/Voie lettone et le Centre de la concorde (ce dernier étant majoritairement composé et soutenu par des russophones) ont appuyé cette tendance dans les années 2000, soutenues par de nombreux hommes d’affaires russophones. Ces deux partis forment la coalition au pouvoir à la mairie de Riga depuis juin 2009. L’ancien ministre des Transports et nouveau vice-maire de Riga Ainars Slesers (Premier parti letton/Voie lettone) a joué un rôle clé dans ce rapprochement en soutenant les grands projets de transports entre la Lettonie et l’ex-URSS. Il a ainsi été le principal promoteur du développement du port (dont il est également le nouveau directeur) et de l’aéroport de Riga, infrastructures jouant un rôle d’interface Est-Ouest. Profitant de ce climat favorable, les investissements russes en Lettonie se sont donc multipliés dans les années 2000 dans la finance, l’immobilier, l’industrie et l’énergie. Même les projets liés au transit et à l’énergie ont cessé d’être vus uniquement comme des projets à visée néo-impériale, tandis que l’ancienne Présidente Vaira Vike-Freiberga (de 1999 à 2007) n’a, au contraire de ses homologues baltes, jamais rompu les liens avec la Russie[2] et que l’amélioration des relations semble s’accélérer et se répandre à de nombreux échelons. Ainsi, le grand club de hockey sur glace créé en 2008 à Riga se nomme Dinamo, a pour actionnaire principal la filiale lettone du groupe russe Itera et compte parmi ses actionnaires minoritaires l’ancien Président letton Guntis Ulmanis et l’ancien Premier ministre Aigars Kalvitis.

Face aux promoteurs de ce rapprochement avec Moscou, les opposants comme Sandra Kalniete semblent aujourd’hui isolés, d’autant que, malgré quelques différends de taille comme les récurrentes questions de citoyenneté ou le conflit ayant opposé le port de Ventspils (en premier lieu son maire Aivars Lembergs) et les entreprises pétrolières l’utilisant comme terminal (conflit ayant abouti à une fermeture d’oléoduc, remplacé par des convois ferroviaires), les livraisons à la Lettonie «n’ont jamais été menacées»[3]. Les autorités ont ainsi adopté une position oscillant entre résignation et pragmatisme, estimant, depuis 2004 et l’adhésion de la Lettonie, que le parapluie otanien offre assez de garanties de sécurité pour qu’un retour des intérêts énergétiques et industriels russes ne constitue pas une menace sérieuse. Cette attitude explique la position lettone face au projet Nord Stream: puisqu’il est impossible de s’y opposer, autant en tirer avantage, notamment en utilisant les atouts que pourraient constituer les capacités naturelles de stockage proches de Riga.

Cependant, présenter la Lettonie actuelle comme jouant une «carte russe» et tirant de ce fait contre le camp européen est abusif: la Lettonie, comme ses homologues baltes, est liée au système énergétique russe. Il est dès lors assez logique de vouloir tirer profit du projet Nord Stream. Il est en revanche pour le moins troublant, à l’instar de la position estonienne, de condamner ce projet tout en participant, avec Gazprom, au projet Balticconnector devant relier, via un gazoduc sous-marin, la Finlande aux Etats baltes, afin de permettre la circulation de gaz entre ces différents pays et, en cas de besoin, d’alimenter la Finlande en gaz stocké près de Riga.

La Hongrie cible russe?

En Hongrie, l’ancien Premier ministre Ferenc Gyurcsany (du 29 septembre 2004 au 14 avril 2009) s’est révélé l’artisan d’un rapprochement avec la Russie. C’est lui qui a été à l’origine de l’accord de février 2008 portant sur la participation hongroise au projet South Stream. Suite à quoi un autre accord, crucial, a été signé en mars 2009 entre Gazprom et MOL, portant sur la construction d’un site de stockage de gaz; il répond à la stratégie russe consistant non pas tant à contourner l’Ukraine qu’à ne plus y stocker de gaz, ce rôle devant à terme être dévolu à plusieurs pays[4]. C’est également en mars 2009 qu’a été conclu un autre accord, cette fois entre Gazprom et la Banque hongroise de développement, portant sur la construction du tronçon hongrois du gazoduc.

La relation privilégiée entre la Hongrie et la Russie s’étant avant tout appuyée sur la relation entre Vladimir Poutine et Ferenc Gyurcsany, il est permis de se demander si la Hongrie n’a pas mal géré sa lune de miel et si la perspective du départ du dirigeant hongrois n’a pas accéléré certaines opérations. En effet, le 30 mars 2009, soit quelques jours après ces accords et avant le départ de Ferenc Gyurcsany, l’entreprise russe Surgutneftegas a racheté à l’autrichien OMV sa participation dans MOL, soit 21,2% des actions; les entreprises russes sont ainsi désormais majoritaires dans le projet du futur site de stockage et détiennent une minorité dans une entreprise partie prenante dans le projet de gazoduc Nabucco. L’ancien premier ministre hongrois aurait-il trop joué la «carte russe», aiguisant les appétits? Certains s’alarment en tout cas de la présence économique russe dans le pays et estiment que d’autres entreprises nationales pourraient bientôt être rachetées par des groupes russes, dans le cadre d’une stratégie globale[5].

Sofia tiraillée entre Bruxelles et Moscou

Historiquement proche de la Russie, la Bulgarie est un pays dans lequel les relations avec Moscou font débat. Libéral et hostile à une trop grande proximité avec la Russie, le nouveau Premier ministre Boïko Borissov, entré en fonction le 27 juillet 2009, a irrité Moscou en demandant le 13 juillet suivant au gouvernement sortant de geler temporairement les accords relatifs à tous les autres projets énergétiques, c’est-à-dire principalement ceux sponsorisés par la Russie. Il s’agit du projet de centrale nucléaire sur le site de Belene, devant être réalisée par un consortium emmené par Atomstroyexport et autour de laquelle les avis divergent et les polémiques enflent (l’utilité du projet et les modalités d’exploitation ultérieures sont mises en question), mais aussi de South Stream et du projet d’oléoduc Bourgas-Alexandroupolis devant acheminer du pétrole russe en mer Egée en évitant les détroits turcs. Si les projets de centrale nucléaire et d’oléoduc gréco-bulgare semblent difficiles à remettre en cause, il n’est pas exclu que les événements hongrois aient attiré l’attention du nouveau Premier ministre bulgare. Ce faisant, il se dessine un futur affrontement à Sofia entre le Premier ministre souhaitant modérer les relations avec la Russie et le Président, Gueorgui Parvanov, qui ambitionne de faire de la Bulgarie le hubénergétique des Balkans, en étroit partenariat avec Moscou[6].

A quelques exceptions près, l’actuelle posture bulgare est assez représentative des oppositions existant dans la plupart des pays d’Europe médiane: d’une part un groupe que l’on pourrait qualifier comme «nationaliste», ressentant une forte proximité avec l’ensemble euro-atlantique et considérant le développement des liens économiques avec la Russie comme une menace pour l’indépendance et la sécurité; d’autre part un groupe moins «nationaliste» et se présentant comme pragmatique, recherchant à travers les partenariats avec la Russie des opportunités de développement tout en jugeant que l’OTAN et l’UE sont in fine garantes de la sécurité et de l’indépendance.

Notes :
[1] Edward Lucas, «Why kowtow to brutal, cynical Russia», The Times, 5 février 2008.
[2] Tout en déclarant que la date du 9 mai 1945 ne constituait en aucun cas pour les Lettons une libération, Vaira Vike-Freiberga s’est rendue aux célébrations de Moscou et s’est ainsi démarquée de ses homologues baltes, qui ont décliné l’invitation de Vladimir Poutine.
[3] Entretien avec l’ancien ministre letton des Affaires étrangères Maris Riekstins, Telegraf, 16 janvier 2008.
[4] Vladimir Socor, «MOL, Gazprom to Build Gas Storage Site in Hungary Independent of South Stream», Eurasia Daily Monitor, vol.6, n°48, 12 mars 2009.
[5] «Risk Warning. Russian Economic Expansion Targets Hungary», Political Capital (Budapest Office), 2 avril 2009.
[6] «Bulgaria President Backs Russian-Sponsored Energy Projects», Novinite, 31 juillet 2009.

Photo : Port de Ventspils en Lettonie (Antoine Lanthony)

* Antoine LANTHONY est ingénieur généraliste, titulaire d’un master professionnel en sciences politiques (Université Lyon 3) et d’un master de recherche (Russie et CEI, Institut d’Etudes Politiques de Paris), membre de l’association Nouvelle Europe.