La Hongrie a célébré il y a peu l'anniversaire du «pique-nique européen». En août 1989, cette initiative[1] permit à de nombreux Allemands de l’Est de fuir vers l’Ouest, et fut ainsi une étape déterminante dans la chute du Rideau de fer. Elle fut l’occasion, pour la Hongrie, de reprendre le contrôle de ses frontières et de renforcer sa souveraineté vis-à-vis de l’Union soviétique. Vingt ans plus tard cependant, une dépendance certaine lie encore la Hongrie à la Russie. Si cette dépendance se manifeste par des canaux plus subtils qu’à l’époque soviétique, tels que gazoducs et oléoducs, elle n’en demeure pas moins pesante pour le pays.
Comme pour la plupart des pays de la région, elle est dénoncée de tous côtés. Les Hongrois subissent de plein fouet les effets des «guerres du gaz» entre Russie et Ukraine: leurs partenaires européens redoutent que cette situation ne pousse la Hongrie à s’aligner sur la Russie et à se détacher des efforts de construction d’un marché commun de l’énergie. La partie russe, quant à elle, considère cette dépendance «imaginée» comme «de la propagande» visant à blâmer Moscou pour les insuffisances hongroises en terme d’investissements énergétiques[2].
Les inconvénients de la pauvreté énergétique
Selon Eurostat, 62,5% des besoins énergétiques nationaux hongrois étaient importés en 2007[3]. La Hongrie est en effet un pays pauvre en ressources énergétiques, malgré la présence de quelques gisements gaziers dans la région de Hajduszoboszlo, près de la frontière roumaine[4]. Le pays dispose d'une unique centrale nucléaire, située à Paks dans le Sud, qui a atteint son pic de production en 2007. Ses réacteurs avaient alors réussi à produire 36,8% des besoins de consommation électrique. Mais la centrale de Paks inquiète désormais: inaugurée en 1982, on y compte déjà deux accidents sérieux, en avril 2003 et mai 2009. Mais, alors que ses quatre réacteurs avaient été construits pour durer trente ans, l'Orszaggyules, le Parlement hongrois, a voté à une écrasante majorité en 2005 le prolongement de leur activité pour vingt ans de plus, jusqu'en 2032. Quant aux énergies renouvelables, elles ne couvraient en 2007 que 5,1% des besoins nationaux en énergie.
Dans ce contexte de pauvreté énergétique, la Hongrie importe massivement charbon, pétrole et gaz. L'importation de ce dernier couvre 72% des besoins nationaux en gaz, ce qui fait de la sécurisation de l’approvisionnement un problème structurel. En effet, la totalité du gaz importé provient de Russie, et tout le transit s'effectue à travers la seule Ukraine (avec deux points d’entrée en Hongrie: l’un à la frontière ukrainienne, l’autre à la frontière autrichienne via la Slovaquie). Cette unicité de la source et de la route d’approvisionnement du gaz ne se révèle ni très saine ni très sûre pour les Hongrois.
Le gaz naturel couvrait en effet 45% de la consommation d’énergie du pays en 2007, et notamment la consommation privée des ménages. D’où des situations embarrassantes lors des «guerres du gaz» qui éclatent occasionnellement entre Russie et Ukraine. En janvier 2009, au plus fort d'un hiver rude, le ministre de l’Energie Csaba Molnar annonçait que les livraisons de gaz russe via l’Ukraine avaient diminué de 20%. Il demandait alors à ses compatriotes de se reporter sur des sources alternatives de chauffage, tels que des habits chauds...
La tentation de faire cavalier seul
Le défi majeur de la Hongrie depuis quelques années est donc d'assurer la sécurité de ses approvisionnements en gaz naturel. Mais alors que cette priorité semble coïncider avec les intérêts de ses voisins et l'objectif européen de créer un marché commun de l'énergie, les Hongrois sont régulièrement accusés de vouloir faire cavalier seul. En cause: le soutien gouvernemental apporté aux projets concurrents de gazoducs russes. Dès mars 2007 en effet, suite aux retards dans le projet Nabucco et à la première «guerre du gaz» russo-ukrainienne de l’hiver 2006, le gouvernement hongrois s'engageait à participer à l'extension du gazoduc russe Blue Stream[5]. Le New York Times titrait alors, sans laisser de place au doute: «La Hongrie préfère Gazprom à l'UE»[6]. Ce chantier d’extension étant désormais abandonné faute de rentabilité, c'est la construction du South Stream que les Hongrois soutiennent. Le Dr. Oszko Péter, actuel ministre des Finances, a annoncé en mars dernier que la section hongroise du gazoduc serait achevée d'ici 2015.
Devant les critiques émises par ses partenaires européens, l'ancien Premier ministre Ferenc Gyurcsany s’est efforcé de réfuter les accusations faisant de la Hongrie le «mouton noir» de l'Europe de l'énergie. Selon lui, prendre part aux projets russes ne remet aucunement en cause l’implication dans les chantiers européens, à supposer que ceux-ci voient le jour. Un entretien de mars 2007 dévoile clairement les positions de F.Gyurcsany à ce sujet: «Lequel de ces deux gazoducs existe?», répondait-il, à la question de savoir s'il ne favorisait pas Blue Stream au détriment de Nabucco. «Nabucco est un vieux rêve et un vieux plan. Mais nous n'avons pas besoin de rêves. Nous avons besoin de projets». «On ne peut chauffer les appartements qu'avec du gaz, et non avec des rêves». Faisant preuve d’un pragmatisme angoissé, tout en regrettant les dissensions manifestes entre les membres du consortium Nabucco, le Premier ministre entendait ainsi justifier le partenariat stratégique de son pays avec la Russie.
Mais, pour de nombreux experts, une telle approche risquerait de renforcer la dépendance hongroise au gaz russe dans les prochaines années, et consoliderait alors l'influence «économique, voire politique» de la Russie[7]. D’ailleurs, Surgutneftegas, une compagnie pétrolière russe opérant en Sibérie occidentale, a racheté fin mars dernier 9% des parts du groupe énergétique hongrois MOL. L'entreprise autrichienne OMV, qui lui a cédé ses parts, estime avoir obtenu un bon prix de vente. Et pour cause: alors que MOL avait clos son offre à l’action à 9.940 forints hongrois (soit environ 36,50 euros), son concurrent russe émit une offre de 19.212 forints (soit environ 70,70 euros), remportant ainsi facilement le marché[8]. La détermination de Surgutneftegas, société réputée proche du Kremlin, inquiète les experts autant en Hongrie qu'à Bruxelles.
Cela dit, l'attitude du gouvernement tient aussi d'une particularité structurelle de la politique étrangère du pays. Déjà considérés comme l’un des plus solides soutiens de la Russie en Europe centrale, les Hongrois ne semblent pas aussi inquiets du monopole de Gazprom que leurs partenaires européens. Et si l'UE et les Etats-Unis cherchent à rejoindre les gisements des pays d'Asie centrale, la Hongrie, elle, concentre ses efforts dans des projets visant à se passer de l'Ukraine, jugée peu fiable, comme pays de transit. Le professeur Evart Faber van der Meulen, de l'Université de Leiden, y voit la fusion déterminante des intérêts nationaux, entre exigences de sécurité de l'offre -côté hongrois- et de sécurité de la demande -côté russe-. Cette synergie sert également une ambition nationale, puisque le passage des gazoducs Nabucco et South Stream sur le territoire hongrois ferait du pays un pôle stratégique incontournable en Europe.
La recherche d'alternatives
En attendant que les obstacles politiques, financiers et techniques à ces grands investissements internationaux ne soient levés, l'exigence de sécurité énergétique demeure et la Hongrie, comme ses voisins, cherche des alternatives. Grâce à un prêt de 200 millions d'euros de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), le groupe énergétique national MOL aménage un réservoir de stockage à Algyo, dans le sud du pays. Selon R.Puliti, directeur de la division Energie de la BERD, le projet devrait «renforcer l'indépendance énergétique de la Hongrie et rendre l'Europe centrale mieux équipée pour répondre à toute rupture future de l'approvisionnement en gaz». Le réservoir devrait être mis en service le 1er janvier 2010 et contenir de quoi assurer aux principales villes du pays 45 jours d'offre en gaz. Il est cependant le premier du genre en Hongrie, et ne saurait en aucun cas constituer une solution idéale et définitive aux besoins du pays.
Renforcer l'indépendance énergétique de la Hongrie passe aussi par le développement d'énergies renouvelables. Réduire la part des importations de gaz et autres énergies fossiles, limiter la pollution et augmenter la qualité de vie, ou encore tenir les engagements européens et internationaux en matière de réduction de gaz à effet de serre: tout le monde n'y voit que des avantages. Mais les Hongrois, durement touchés par la crise économique et financière, sont en mauvaise position pour réaliser les investissements nécessaires et manquent de personnel qualifié. En mai 2007, l'ONG Energia Klub publia une étude sur le potentiel de la Hongrie en termes d'énergies renouvelables. Les pronostics étaient encourageants et envisageaient une forte augmentation de leur part dans la couverture des besoins nationaux: de 5,1% à plus de 45%; cela dit, la nécessité de former des professionnels et la rigidité de l’industrie lourde et obsolète étendaient les perspectives jusqu'à... 2050. Le gaz russe devrait donc rester primordial pour la Hongrie pendant un certain temps, d'autant que l'on prévoit une augmentation de la consommation nationale d'environ 25% d'ici 2018. Retrouver une souveraineté politique fut une lutte de longue haleine pour les Hongrois. Mais, en comparaison, acquérir une indépendance énergétique pourrait se révéler bien plus long et compliqué.
Notes :
[1] Le 19 août 1989, des partis de l'opposition démocratique hongroise et le mouvement paneuropéen d’Otto de Habsbourg organisèrent, avec l’accord des autorités de Budapest, un «pique-nique européen». A cette occasion, plusieurs milliers de personnes se réunirent près de la ville hongroise de Sopron, non loin de la frontière autrichienne, et le Rideau de fer fut ouvert durant trois heures. Quelques 661 Allemands de l’Est en profitèrent pour passer à l’Ouest.
[2] Citation d'Igor Savolsky, ambassadeur russe en Hongrie, Hungary Business News, Interfax Central Europe, Budapest, 5 janvier 2009.
[3] Etude Eurostat, juin 2009. A titre de comparaison, le taux de dépendance énergétique de l'UE-27 est de 53,8% et celui de la France de 51,4%.
[4] Les réserves contenues dans ces gisements se réduisent depuis 1986. On estime qu’une production annuelle de 3 milliards de m3 pourra couvrir 20% des besoins nationaux en gaz pour les vingt prochaines années.
[5] Blue Stream est un gazoduc sous-marin qui relie le sud de la Russie au nord de la Turquie. Il est en activité depuis novembre 2005.
[6] Dempsey Judy. «Hungary chooses Gazprom over EU», The New York Times, 12 mars 2007.
[7] Citation de Peter Kaderjak, directeur du Centre régional pour la recherche sur la politique énergétique à Budapest, The New York Times, 19 mars 2009.
[8] Calcul basé sur le taux de change au 10 septembre 2009: 1 € = 271,711 HUF
Sources principales
Site d'Eurostat: www.ec.europa.eu/eurostat
Site de la BERD: www.ebrd.com
Site de l'Energy Information Administration: http://tonto.eia.doe.gov/country/country_time_series.cfm?fips=HU#ng
www.pr-inside.com
The New York Times
Photo : Sébastien Gobert
Consultez les articles du dossier :
- Dossier #52 : "Dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie"
Tous les pays de la région est-européenne et de l’Asie centrale ont un lien énergétique fort à la Russie. A tel point que l'énergie leur pose véritablement une question de…