Nowa Huta – Cracovie : vers la réconciliation?

Nowa Huta est depuis toujours sujette à controverse. Tantôt considérée comme le symbole politique, économique et architectural par excellence du régime communiste et de ses excès, tantôt comme un lieu d’avant-garde culturelle et artistique prometteur, le quartier n’en conserve pas moins sa réputation sulfureuse, en contraste total avec la cité historique de Cracovie. Les deux parties de la ville, quoique intimement liées, persistent à se démarquer l’une de l’autre….


Les premiers blocs d’habitation qui accompagnent la construction du combinat métallurgique de Nowa Huta («Aciérie nouvelle»), en 1949-50, sont censés constituer une future nouvelle ville, fondée sur les principes du réalisme socialiste et qui doit à la fois refléter la puissance du pouvoir et la nouvelle société que ce dernier entend créer. Devenue un modèle du genre, bâti sur un terrain vierge et libre de tout héritage architectural, Nowa Huta est pensée et conçue avec logique par ses concepteurs. Malgré les contraintes de style imposées par le régime, ceux-ci s’efforcent dès le début d’intégrer dans leurs plans leur vision personnelle de la vie urbaine, dans l’objectif de créer un lieu où il fait bon vivre, satisfaisant tous les besoins de la population. D’où un plan à la structure ordonnée, organisé autour d’une place centrale. Cette place et les rues qui l’entourent sont d’ailleurs destinées à devenir la future «vieille ville» de Nowa Huta.

L’esthétique n’est pas absente du paysage bâti de Nowa Huta. Son architecture assez typée s’inspire d’abord des styles Renaissance, baroque et classique. On adopte ensuite un style moderne dans les années 1960, et postmoderne dans les années 1980. Cependant, la majorité des immeubles d’habitation constituent un ensemble de blocs plus ou moins uniformes, qui contrastent fortement avec l’architecture ancienne de la ville royale.

Quoi qu’il en soit, Nowa Huta est conçue et construite, à l’origine, indépendamment de Cracovie. Dès 1951, cependant, elle lui est rattachée et en devient un quartier, relié au centre en 1952 par la ligne de tramway n°5.

Incompréhension, reproches

L’existence même du quartier de Nowa Huta, sa fonction d’origine (accompagner l’essor du complexe industriel), et son architecture, posent tout de suite problème aux Cracoviens. Naît dès lors une incompréhension réciproque qui persistera avec les années et l’accroissement du quartier. Nowa Huta a toujours souffert d’une image négative, et à Cracovie même on ne lui fait toujours pas bonne presse. Il faut dire qu’elle représente l’extrême opposé de ce qu’est la ville royale, tant du point de vue de l’architecture que de son importance dans le cœur des Polonais. Si Cracovie se voit conférer le titre de plus belle ville de Pologne, Nowa Huta est souvent considérée comme l’une des plus laides, et ses habitants en payent constamment le prix.

Pour de nombreux Cracoviens, Nowa Huta reste une tare, un endroit à éviter. L’idée selon laquelle le gouvernement de la République populaire avait décidé de situer le combinat et son quartier à côté de l’ancienne capitale, pour la punir de son indocilité et de son refus de se soumettre à ses principes, subsiste dans les esprits[1]. Il apparaît que la localisation de la mine a été néanmoins décidée avant tout sur des critères géographiques et économiques, et pour les possibilités que Cracovie offrait en main d’œuvre et en infrastructures. La décision faisait partie d’un projet global d’industrialisation accélérée et planifiée du pays; l’intention fondamentale des décideurs politiques et des concepteurs du quartier n’était donc pas de détériorer les conditions de vie des Cracoviens.

Il est vrai cependant que le complexe industriel a une grande part de responsabilité dans la dégradation de l’environnement de la ville (visible sur les façades de ses édifices historiques) et des conditions de santé de ses habitants. Mais, dans les années 1950, les préoccupations écologiques n’étaient pas à l’ordre du jour, en Pologne comme ailleurs. Bien au contraire, l’essor de tels sites était perçu comme un signe de développement et de progrès. Malgré les nombreux espaces qui en font le quartier le plus vert de Cracovie, l’ancien quartier ouvrier demeure le symbole du désastre écologique qu’ont entraîné les politiques industrielles massives des régimes socialistes.

Il est vrai également que la construction du combinat, dès le début, a attiré une population de tous horizons, essentiellement des campagnes reculées de l’est ou des anciens confins. Une population jeune, pauvre, déboussolée et sans repères. Les premières années sur le chantier sont particulièrement difficiles. La mise en marche du site entraîne par la suite un accroissement significatif de la population ouvrière, mais le travail n’en demeure pas moins éprouvant. Avec le développement du quartier apparaissent alors les «hôtels ouvriers», repères des ivrognes, bandits et prostituées. Nowa Huta acquiert sa réputation de quartier dangereux, sinistre et sale, à la population peu fréquentable. Réputation qui la poursuit jusqu’à aujourd’hui.

La naissance d’une identité, une quête d’affirmation

Pour les milliers de gens qui s’y installent progressivement, Nowa Huta représente avant tout la promesse d’un emploi stable, d’un logement décent, d’une qualité de vie appréciable. Les ouvriers de la mine y travaillent pour subvenir à leurs besoins plus que pour soutenir la politique du régime. En outre, les habitants, perpétuant les traditions et les coutumes nationales, donnent peu à peu vie à leur quartier, lui confèrent une identité propre, à laquelle ils se réfèrent aujourd’hui et dont ils semblent être fiers.

Cela dit, si Nowa Huta est bien un quartier de Cracovie, il s’est toujours développé comme une ville distincte. Dans les années 1950, on y construit un grand nombre d’infrastructures: hôpital, lignes de tramway, magasins, restaurants, établissements scolaires, théâtre populaire… Plus tard, on construit également deux grands cinémas, deux stades, un parc aquatique, plusieurs centres culturels, dont le Centre de la Culture de Nowa Huta, aujourd’hui l’un des plus dynamiques du pays. Des projets de construction seront néanmoins ajournés, comme celui d’une mairie sur la place centrale. Le niveau d’instruction de la population s’élève, des spécialistes des domaines techniques et du bâtiment sont formés, parallèlement à l’essor du combinat. Dans les années 1960, les habitants se mobilisent pour obtenir le droit d’ériger une église, consacrée plus tard par celui qui allait devenir le Pape Jean-Paul II, alors cardinal Karol Wojtyla. Puis, dans les années 1980, Nowa Huta est reconnue comme un haut lieu de la contestation ouvrière, théâtre de nombreuses grèves et manifestations.

Tout cela confère au quartier une légitimité certaine, mais ne le rapproche pas pour autant de Cracovie. Les habitants de Nowa Huta ont rarement l‘occasion d’aller en centre-ville. Ils ne s’y rendent qu’occasionnellement, au prix de presque une heure de transport, pour les fêtes religieuses ou en escapade touristique, le plus souvent au château de Wawel, lieu de visite incontournable. Ils restent également convaincus que les magasins du centre-ville sont bien mieux approvisionnés que ceux de leur quartier, et se sentent délaissés par la municipalité. Pourtant, Nowa Huta connaît une croissance certaine avant la transition économique. Le district atteint une autosuffisance qui lui permet de s’affirmer progressivement, mais qui contribue également à maintenir une sorte de frontière avec le centre de Cracovie.

Les deux parties demeurent encore isolées. Depuis Nowa Huta, on se rend à Cracovie presque comme dans une ville étrangère. Depuis le centre-ville, dans la Cracovie historique, on a tendance à considérer les habitants de l’ancienne cité ouvrière comme de faux Cracoviens, venant d’un quartier qu’on leur a imposé, qu’ils n’ont jamais ni souhaité ni accepté. Les habitants de Nowa Huta ont souvent le sentiment d’être traités avec mépris, comme des citoyens de seconde zone, et finalement s’isolent encore plus.

Cela explique sans doute la confusion persistante qui règne autour du statut de Nowa Huta: tantôt désignée comme ville (comme pour marquer un peu plus la distinction), tantôt comme quartier… La réforme de 1990 n’a sans doute pas arrangé les choses : cette année-là, la ville a été réorganisée en 18 arrondissements; le quartier de Nowa Huta en englobe cinq. Pourtant, officiellement, «Nowa Huta» ne désigne plus depuis que le 18e arrondissement de Cracovie, ce qui correspond en fait à la partie la plus ancienne du quartier ouvrier. Cette réforme aurait pu permettre d’atténuer la division avec le centre-ville, chacun se référant désormais à sa nouvelle localité (Bienczyce, Mistrzejowice, Czyzyny, etc.). Mais il semble que les habitants des nouveaux arrondissements s’identifient toujours à la Nowa Huta d’origine, en opposition au centre.

Des tentatives de rapprochement?

Comment, dès lors, rapprocher deux moitiés qui s’opposent, mais qui doivent bien vivre ensemble?

Paradoxalement, la culture est sans doute le meilleur instrument pour réactiver la solidarité et la communication entre les quartiers. Nowa Huta semble vouloir miser sur son originalité historique, culturelle et architecturale pour attirer les regards, et sur son côté «avant-garde». Les initiatives s’y multiplient (salon du livre, concours cinématographiques), sur la base de coopérations entre les cinq arrondissements. Leurs présidents se réunissent régulièrement, sous le nom «Entente des quartiers de Nowa Huta», pour mettre en œuvre des projets communs à caractère social, destinés à améliorer la vie locale. Ils envisagent d’élargir la coopération à d’autres arrondissements défavorisés de Cracovie, comme celui de Podgorze.

Mais la coopération culturelle s’établit aussi avec le centre-ville. Ainsi, le Musée d’Histoire de Cracovie, dont le siège se trouve sur la place principale de la vieille ville, a ouvert en 2005 une antenne dans l’arrondissement même de Nowa Huta. Cette antenne est exclusivement consacrée à l’histoire et à l’architecture du quartier. On peut, par exemple, y voir actuellement une exposition retraçant son passé antique («L’héritage oublié de Nowa Huta»)[2].

Nowa Huta possède certes ses propres journaux (Glos-Tygodnik Nowohucki, Gazeta Nowohucka[3]), on lui consacre des ouvrages[4], les sites internet dédiés à la vie du quartier sont de plus en plus nombreux[5]. On la découvre sous un jour nouveau et attrayant, et on comprend à quel point ses habitants y sont attachés, soucieux de redorer son blason.

Sa richesse nouvelle pourrait davantage compléter celle du centre historique, notamment du point de vue touristique. L’ancien quartier ouvrier attire de plus en plus d’amateurs de sensations nouvelles. Il donne l’opportunité, il est vrai, d’agrémenter son séjour à Cracovie d’une visite originale, insolite, bien différente de celle des édifices historiques de la vieille ville. On peut en effet visiter le combinat métallurgique, puis se promener là où le réalisme socialiste s’est exprimé avec tout sa force, dans les larges avenues du centre telles que l’Allée des Roses (Aleja Roz), ou l’Allée de l’Amitié (Aleja Przyjazni), qui partent de la place principale. Le centre de Nowa Huta est d’ailleurs inscrit sur le registre de protection des édifices de Cracovie. D’autres monuments, comme le manoir de Jan Matejko, le Théâtre populaire, le cinéma Swit et de nombreuses églises (Notre-Dame de Pologne, à Bienczyce), constituent le patrimoine culturel du grand quartier. Les amateurs d’histoire ancienne pourront se rendre sur les sanctuaires de l’abbaye cistercienne et de l’Eglise Saint Barthélemy de Mogila, datant du 13e et 15e siècles, ou sur le tertre de Wanda[6].

Les circuits des tours opérateurs et les guides touristiques mentionnent de plus en plus fréquemment Nowa Huta, de façon sinon positive, du moins suscitant la curiosité. Des visites guidées sont organisées, dont l’escapade en Trabant qui devient incontournable après la traditionnelle ballade en calèche dans les rues de Stare Miasto. Cela dit, les visiteurs de Nowa Huta sont avant tout des touristes venus pour la Cracovie historique, le quartier ouvrier reste donc dépendant de l’attractivité du centre. Car, outre l’antenne du Musée d’Histoire de Cracovie, on ne trouve dans l’ancien quartier au sens large qu’un seul musée d’importance significative: le Musée de l’Aviation, à Czyzyny.

Le sport, enfin, pourrait jouer un rôle non négligeable. Si Cracovie obtient l’autorisation d’accueillir des équipes de football lors de l’Euro 2012, le stade Hutnika (district de Nowa Huta) serait modernisé pour l’occasion (le coût est évalué à 11 millions d’euros). Cela donnerait sans doute un coup de fouet au quartier, mais serait aussi une bonne publicité pour l’ensemble de la ville. Des initiatives à suivre…

 

Par Amélie BONNET

[1] C’est en effet à Cracovie qu’on a recueilli le plus grand nombre de réponses négatives au référendum national organisé par les communistes en 1946, référendum portant sur la suppression du Sénat, la réforme agraire, la nationalisation de l’industrie et la reconnaissance de la ligne Oder-Neisse comme frontière ouest du pays.
[2] www.mhk.pl/oddzialy_nhuta.php.
[3]Supplément de Gazeta Krakowska.
[4] Voir notamment un album de photographies édité en 2003: Nowa Huta. Okruchy zycia i meandry historii (Nowa Huta, miettes de vie et méandres de l’histoire), de Jerzy Aleksander Karnasiewicz, Editions Towarzystwo Slowakow w Polsce.
[5] www.zyciekrakowa.pl, www.nh.pl, par exemple.
[6] Du nom de la princesse légendaire Wanda, fille du roi Krak, fondateur de Cracovie au 8e siècle.