L’emprise démographique des «villes nouvelles» de Russie

On peut suivre, au cours d’une période historique cohérente, la façon dont le régime soviétique a tenté d’exploiter et d’organiser un territoire immense en valorisant l’urbanisation de la population et en multipliant les villes.


On sait en effet que plus de la moitié des villes de la Russie actuelle (670 sur 1.092[1]) ont été fondées après 1917. Comment les villes nouvelles se répartissent-elles? Selon quels rythmes sont-elles fondées? Leur répartition et leurs rythmes d’apparition et de croissance en termes de population révèlent-ils des changements dans les politiques menées?

Les périodes de fondation

Le développement des villes nouvelles sous le régime soviétique répond à trois objectifs correspondant à l’idéal communiste. L’urbanisation et le regroupement de la population dans les villes sont privilégiés puisque la ville doit être le monde du prolétariat et manifeste le progrès d’une économie et d’une société nouvelles fondées sur des hommes «nouveaux». Aussi, l’émergence et la répartition des villes nouvelles sont largement liées à l’exploitation des ressources du territoire et à son industrialisation, à une organisation rationnelle de l’espace productif. Selon une certaine vision des économies d’échelles, les villes et les régions sont spécialisées: elles se complètent et sont en interdépendance pour former un système territorial cohérent[2]. D’où, enfin, une politique de planification du peuplement: les «forces productives» du pays, soit les individus, doivent assurer l’équilibre de ce système complexe et le développement de ce vaste territoire[3].

Est-ce que se dégage une organisation, une logique dans les apparitions successives des villes nouvelles?

Les villes fondées dans un premier temps, entre 1918 et 1929, sont les points d’appui de régions industrielles souvent spécialisées dans l’extraction des ressources minières et dans l’industrie lourde, où vont se multiplier d’autres villes nouvelles par la suite: le Kouzbass né du charbon en Sibérie centrale, où s’alignent Kemerovo, Leninsk, Kouznetsk, Anjero-Soudjensk, la moyenne Volga avec -entre Togliatti et Kazan- Zelenodolsk et Dimitrovgrad qui accueille le VPK, ou complexe militaro-industriel[4], le bassin industriel de l’Oural où émergent Serov et Krasnoouralsk au nord d’Ekaterinbourg, et Novotroïtsk au sud de Tcheliabinsk. Aussi, de nombreuses villes apparaissent dans la zone centrale et industrieuse qui s’épanouit de Moscou à Saint-Pétersbourg, tandis qu’Artiom, née de l’extraction de lignite, constitue un point d’appui stratégique en Extrême-Orient.

Nombre de villes sont fondées entre 1929 et 1959: elles densifient les zones de production mais démontrent aussi la volonté de coloniser les zones pionnières. C’est une période pendant laquelle se distinguent les villes nouvelles les plus fameuses: elles accueillent des complexes industriels monumentaux et connaissent des croissances exceptionnelles. Entre 1929 et 1939, ce sont les énormes complexes chimiques de Novomoskov dans l’aire polarisée par Moscou et de Dzerjinsk près de Nijni-Novgorod; les villes hyper-spécialisées, du moins dans un premier temps, Naberejnye Tchelny dans la moyenne Volga (mécanique), Kamensk Ouralski (aluminium) dans l’Oural, et Novokouznetsk -la base sidérurgique du Kouzbass- qui accueillera deux combinats. Dans les zones extrêmes, de grands complexes sont aussi mis en place à cette époque et nécessitent une population nombreuse quoique les activités soient souvent le fait de la présence du goulag, surtout actif entre 1918 et 1960. Magadan représente le centre organisateur du goulag de la Kolyma, région d’extraction d’or. Kirovsk, née de l’exploitation minière, est au cœur d’un axe de villes nouvelles qui traverse la péninsule du sud au nord et témoigne de l’aménagement des canaux entre la Baltique et la mer Blanche. Severodvinsk, l’avant-port d’Arkhangelsk et, à proximité, Novodvinsk où est implanté un combinat papetier, Vorkouta qui va être à la base d’un complexe territorial de production du Timan-Petchora, Norilsk complexe militaire et centre d’extraction du cuivre et du nickel, émergent dans cette première partie de la période soviétique.

Entre 1939 et 1959, la politique de grands travaux impulse largement une seconde vague de formation de complexes territoriaux liés à l’exploitation de nouvelles ressources et à des stratégies de développement redéfinies. La région autour du lac Baïkal, au sud duquel passe le Transsibérien, va profiter des travaux menés pour la voie ferrée du BAM (Baïkal-Amour-Magistral) et de l’aménagement de l’Angara. Angarsk accueille un combinat chimique et un goulag, Bratsk est spécialisée dans l’industrie de l’aluminium. Le complexe territorial de production du Timan-Petchora, spécialisé dans l’exploitation du charbon et des hydrocarbures, s’affirme: les villes s’alignent à partir de Vorkouta suivant la voie ferrée menant jusqu’à Kotlas, dans l’actuel oblast d’Arkhangelsk. L’aménagement de la Volga et du Don explique l’apparition simultanée de Voljski, sur le site d’un des barrages sur la Volga, Volgodonsk sur le canal Volga-Don et Novochakhtinsk. Les villes se démultiplient autour de Oufa, dans le bassin pétrolier de l’Oural: Salavat, Neftekamsk, Tchaïkovski, Oktiabrski. Au cours de cette période, les villes secrètes sont disséminées à travers le territoire: Sarov près de Nijni-Novgorod, Seversk et Zelenogorsk dans le sud-ouest de la Sibérie, tandis que d’autres sont vouées au nucléaire (Volgodonsk, Obninsk près de Kalouga, Severomorsk voisine de Mourmansk).

Les villes fondées entre 1959 et 1969 représentent la dernière génération de villes qui auront une certaine importance dans la structuration des régions exploitées. Le pétrole conduit l’émergence de la plupart des villes nouvelles, notamment en moyenne Volga (Novotcheboksarsk, Nijnekamsk), en Sibérie occidentale -jusqu’alors délaissée par la politique mise en œuvre- autour de Sourgout, et toujours dans le complexe territorial de Timan-Petchora et dans l’Oural entre Oufa, Tcheliabinsk et Orenbourg (Gaï). Les autres régions industrielles se renforcent notamment autour de Moscou (Zelenograd), Saint-Pétersbourg (Kirichi), Mourmansk (Kandalakcha), dans le Caucase (Ingouchie, Tchétchénie, Daghestan, République des Adyghéens) et toujours dans le Kouzbass, tandis qu’Oust-Ilimsk émerge à la faveur d’un deuxième barrage sur l’Angara.

A partir de 1970, le rythme de création de villes est largement ralenti. La main d’œuvre manque, les projets d’aménagement échouent, l’achèvement des travaux en cours, comme le BAM, et la mise en valeur des terres vierges prennent plus de temps. A partir de régions déjà exploitées, les villes sont fondées dans des zones plus reculées du fait du développement des infrastructures et souvent de l’implantation de barrages. La région de Krasnoïarsk se développe enfin à partir de la multiplication des barrages de l’Angara et du chantier du BAM, jusqu’à Severobaïkalsk. Nerioungri, née du charbon, est chef-lieu d’un complexe territorial de production. Elle représente alors un grand espoir pour la Iakoutie du sud, dont elle est un point d’entrée depuis que l’AIAM, axe ferroviaire Amour-Iakoutsk et voie de raccordement au BAM, l’atteint en 1978. Enfin, la Sibérie occidentale voit émerger les rares villes nouvelles implantées après 1979 à la faveur du pétrole.

Les générations de villes nouvelles en Russie Voir la carte

La croissance des villes

L’époque de l’émergence, la situation géographique, puis la taille acquise influencent la croissance de la population des villes nouvelles. Lorsque la spécialisation de chaque ville nouvelle est bien en phase avec un nouveau cycle économique, elle se développe très vite, même dans les régions de peuplement ancien: c’est le cas de Nijnekamsk, ville du pétrole dans une moyenne Volga déjà dense, ou de Zelenograd, ville fermée dans l’orbite de Moscou. Les premières villes implantées pour une production donnée «nouvelle» et favorisées par le régime à ce moment connaissent une phase d’accumulation fondamentale qui va alimenter une période relativement continue dans la croissance de la population, le plus souvent jusqu’en 1979 ou 1989, voire jusqu’à nos jours (Naberejnye Tchelny). Il s’agit des principaux points d’appui qui animent les grandes régions productives: Kemerovo et Novokouznetsk pour le Kouzbass, Angarsk, Bratsk, Oust-Ilimsk dans la région de l’Angara et du lac Baïkal. La seconde vague de créations accompagne la mise en valeur d’un territoire encore inexploité (dans les régions de Timan-Petchora, de l’Angara et jusqu’à Nerioungri). Leur croissance a été tout aussi spectaculaire, mais elles n’ont pas eu le temps de devenir de grandes villes. D’autres connaissent une seule période de croissance intense, soit dès leur fondation et suivie d’une croissance moyenne, notamment pour les premiers établissements des régions pionnières (Norilsk, Kamensk-Ouralski, Vorkouta, Kirovsk, Artiom), soit avec un temps de décalage pour des villes de seconde génération (Dzerjinsk en moyenne Volga, Voljski dans la région aménagée de la Volga et du Don, et Severodvinsk dans la région d’Arkhangelsk).

Les nombreuses villes créées seulement dans un deuxième temps dans des régions déjà développées plafonnent en termes de taille. Mais si leur croissance est moins soutenue, elle suppose un relatif succès de l’organisation régionale de la production et du peuplement. La population de la plupart des villes de taille moyenne évolue modérément jusqu’en 1979, puisque d’autres villes se renforcent ou sont fondées: en Sibérie, dans la région de Timan-Petchora et de Mourmansk, dans le Kouzbass et l’Oural (Salavat), en Extrême-Orient et dans le bassin de Moscou.

La période post-communiste

Si, de 1918 à 1989, la croissance de la population varie selon les villes, elle demeure néanmoins positive durant toute la période. En revanche, la période de 1989 à 2006 manifeste clairement une rupture: nombre de villes, de quelque taille qu’elles soient et toutes générations confondues, perdent de la population pour la première fois après 1989. On peut lier évidemment ce phénomène à une crise complète successive à la chute du régime. L’abandon d’un système planifié complexe, privilégiant la mono-industrie et l’hyperspécialisation, instituant l’interdépendance à toutes les échelles, aggravé par l’immensité du territoire, est lourd de conséquences. Pourtant il n’explique pas totalement cette inversion de tendance.

D’une part, le système était déjà en crise et suranné avant 1991. D’autre part, la perte de la population des villes est à relativiser puisque la population de la Russie décroît massivement. Le passage à un système libéral enclenche un processus de sélection strict entre les villes et les régions. Ainsi, on peut noter que même les villes du pétrole en Sibérie et dans le grand Nord, comme les points d’appui de grands complexes territoriaux du Kouzbass et de l’Oural, les villes à la base du développement des régions (Angarsk, Bratsk, Dzerjinsk) ou encore les villes les plus récentes (Nerioungri) connaissent une croissance négative entre 1989 et 2006. Mais on peut aussi distinguer des exceptions: Naberejnye Tchelny comme Nijnekamsk ne cessent de croître depuis leur fondation, la population de Norilsk recommence à croître seulement dans cette dernière période, certaines villes nouvelles d’Extrême-Orient sont favorisées par une situation renouvelée, tandis que les villes du Caucase, du fait d’une fécondité plus élevée et de nouveaux apports migratoires, sont en hausse.

Ayant suivi la trajectoire des villes nouvelles, l’intérêt serait de les comparer aux villes «anciennes», afin de préciser la plus-value de sens que suppose l’adjectif. Il est clair que les villes nouvelles du régime soviétique ne le sont plus désormais. Fortes de leur histoire, il s’agit pour elles comme pour les autres de s’adapter à des contextes territoriaux, économiques, politiques, sociaux successifs différents. Aussi, ces villes nouvelles ne le sont peut-être plus du moment qu’elles sont sujettes à un processus de sélection et que leur planification même, qui leur a conféré cette qualité «nouvelle» dans un certain contexte idéologique, est mise à l’épreuve.

Croissance de la population des villes nouvelles 1989-2006 Voir la carte

* Photo : Norilsk, source : Pressefoto Norilsk Nickel [1] Jean Radvanyi, La nouvelle Russie, A.Colin, Coll. U, Paris, 2004, 416 p.
[2] Deux types de territoires sont produits dans le cadre des grands projets issus de la planification territoriale de l’économie. Les complexes territoriaux comme les pôles industriels créés «en plein champ» sont spécialisés dans un type de production en fonction des ressources naturelles, de leur situation, du peuplement et de leur niveau d’urbanisation, des infrastructures existantes ou à produire –routes, voies ferrées, lignes à haute tension, grandes conduites-. Ces vocations territorialisées doivent conduire à une interdépendance générale des régions économiques qui n’est possible que si les lieux sont reliés, d’où des projets colossaux de grands travaux faisant l’objet d’une intense propagande et entraînant la mobilisation du travail forcé. Roger Brunet, Denis Eckert, Vladimir Kolossov, Atlas de la Russie et des pays proches, GIP Reclus - La Documentation française, Coll. Dynamiques du territoire, Montpellier, 1995, pp. 53-55.
[3] Galia et Guy Burgel (dir.), «La ville soviétique avant la perestroïka», in Villes en parallèle, n°26-27, Laboratoire de géographie urbaine Paris X, Paris, décembre 1995, 250 p.
[4] Le CMI (complexe militaro-industriel, ou VPK -Voenno-Promychlennyi Kompleks, -) correspond à l’ensemble des activités productives liées à la défense et à la sécurité de l’Etat, ce qui renvoie à l’armement, la police, les camps, les prisons, l’information et à des sujets plus «sensibles» comme le nucléaire (même civil), la production de l’or, de pierres précieuses, de métaux rares. Une part des activités du CMI se réalisait dans les villes secrètes qui vivaient en vase clos et désignées par des codes postaux ou dans des usines secrètes portant aussi des numéros et dont les travailleurs étaient sous surveillance étroite. Voir Roger Brunet, La Russie. Dictionnaire géographique, CNRS-GDR Libergéo, la Documentation française, Coll. Dynamiques du territoire, Montpellier - Paris, 2001, 479 p.

* Catherine CHATEL et François MORICONI-EBRARD sont membres du SEDET (CNRS/Université de Paris 7)