Définir les villes nouvelles de Russie

L’expression de «ville nouvelle» recouvre deux intuitions distinctes. D’une part, la définition même de la ville, identifiée par sa population, ses fonctions, sa morphologie, les activités qu’elle concentre, procède par exclusion de ce qui est rural. D’autre part, la nouveauté est une qualité ambiguë et dont la définition est tout aussi arbitraire car, s’il y a bien un point de départ, un acte de naissance localisé dans le temps et dans l’espace, caractérise-t-il la promotion d’un point de peuplement, jusqu’alors non urbain, au rang de ville, ou bien la naissance d’un établissement prévu avec tous les attributs urbains dans un espace initialement vierge? Dans les deux cas, le problème reste entier: la ville est nouvelle pour qui, pour quoi, quand et jusqu'à quand?


Qu’est-ce qu’une «ville nouvelle» en Russie ?

Face à ces questions générales, deux faits marquent la situation de l’ex-URSS, et donc de la Russie. D’une part, la croissance urbaine massive fondée sur une industrialisation spectaculairement rapide au 20e siècle. En 1913, le taux d’urbanisation atteignait à peine 18%. En 1991, il s’élevait à 68%, soit une multiplication par 3,8. Or, durant la même période, la population globale du pays a également fortement augmenté: en dépit des pertes démographiques liées à la Deuxième Guerre mondiale, la population de l’URSS, à superficie constante, avait été multipliée par 3,5. Il en résulte que l’effectif de population urbaine a été multiplié par 13,3 en trois quarts de siècle, passant de 13,5 à 180 millions d’habitants[1].

D’autre part, dans un régime planifié, la ville «nouvelle» est un objet qui semble bien défini: fruit de la planification, elle éclot en principe à un moment et dans un lieu voulus. Elle investit des lieux stratégiques, en fonction des ressources naturelles et des infrastructures aussi bien existantes qu’à produire. Si l’idéal soviétique voulait que la ville nouvelle corrige les «injustices» de l’espace pour produire un territoire équilibré, organisé et efficace, les coûts d’une création ex-nihilo ont ainsi mené au compromis entre lieux de peuplement anciens et aménagement.

Compte-tenu de ces faits, cette exceptionnelle croissance urbaine s’est opérée selon trois modalités:
a) La croissance des villes antérieures au régime communiste qui, à l’instar de Saint-Pétersbourg, peuvent également être pour ainsi dire d’anciennes villes nouvelles créées ex-nihilo par le régime.
b) La création ex-nihilo de villes sur des territoires vierges.
c) La promotion officielle d’innombrables établissements non urbains, de fondation parfois ancienne, au rang de «ville» (gorod) ou de bourg de type urbain (PGT: possiolok gorodskogo tipa), qui est toujours conféré par le pouvoir central selon des critères plus ou moins obscurs.

A ces trois modalités s’ajoute le problème de l’instabilité des toponymes. Cette propension à débaptiser le nom des villes, typiquement slave (mais non spécifique au monde slave) a été particulièrement prisée par le régime soviétique, qui souhaitait que la représentation du système de peuplement soit rationnelle et en adéquation avec le système productif et social, en même temps que porteur de l’idéal d’équité.

Cette propension est interprétée comme une tentative d’imposer une stricte correspondance entre la représentation instituée du fait urbain (le statut de «ville») et le substrat réel qu’il représente (cadre bâti, industries, fonctions…). Elle participe de l’idée philosophique et profonde selon laquelle le paraître (la «Vérité» instituée) «doit» coïncider avec l’être (la «Réalité» sensible du substrat), ce «doit» étant l’injonction de l’autorité morale du pouvoir. Pour reprendre une formulation plus simple qu’affectent, plus à l’Est, les Chinois: «La représentation des choses doit être conforme à ce que sont les choses elles-mêmes». Ainsi les villes, par leurs noms, ont rappelé les figures emblématiques du régime (Lénine, Staline, Andropov, Brejnev), les divers symboles du communisme (Komsomolsk, Oktiabrsk), ou tout simplement l’activité industrielle de l’agglomération (Magnitogorsk, Elektrostal).

Cependant, ces idéaux ne font pas bon ménage avec un substrat par nature en perpétuel changement. Les limites des villes évoluent en fonction de leur croissance; les hommes qui les ont fondées disparaissent ou tombent en disgrâce; les gisements qui ont constitué leur base économique et industrielle s’épuisent, les valeurs porteuses de progrès qui fondent leur raison d’être perdent de leur opérationnalité, etc. Cette tendance à faire table rase du passé a donc un prix: le refus du droit à la mémoire, la dévaluation de la créance intergénérationnelle. D’où un rapport contradictoire à l’identité: d’un côté des pouvoirs forts pour l’unité d’un territoire immense, d’un autre une reconnaissance et un excès des nationalités.

Qualifier la nouveauté

Dans ce contexte, la ville nouvelle est donc un objet statistique difficile à saisir et pose inévitablement des problèmes méthodologiques. Le choix d’une définition de la ville nouvelle se révèle dans tous les cas arbitraire. Le critère de fondation de la ville est révélateur d’une certaine conception de la nouveauté comme origine, mais ce choix est aussi contraint par les données disponibles.

La base de données Geopolis donne pour l’ensemble des points de peuplement de l’espace russe le nombre d’habitants à tous les recensements du 19e siècle à 2002, plus l’estimation officielle des services statistiques russes au 1er janvier 2006. D’autres informations ont été ajoutées: en particulier, la date de fondation de la ville et, le cas échéant, la date de l’octroi du statut de ville. Les données des recensements de population s’échelonnent irrégulièrement dans le temps: 1897, 1918, 1926, 1939, 1959, 1969, 1979, 1989 et 2002. Ces dates ne correspondent pas nécessairement avec celles de la fondation des villes, ni avec les grandes ruptures historiques.

Le critère de l’octroi du statut de ville (gorod ou PGT) pour définir la ville nouvelle dans la Russie du 20e siècle n’est pas pertinent. Certaines villes ont en effet été fondées sous le régime soviétique mais n’en ont pas reçu le statut, bien qu’on puisse les considérer comme urbaines par d’autres aspects. Ce statut est octroyé de façon arbitraire, parfois à des points de peuplement très restreints qui n’ont rien d’urbain, tandis que des villes dotées de tous les caractères urbains, parfois depuis bien longtemps et/ou dont la fondation remonte à des époques très antérieures n’ont reçu au contraire ce statut que très récemment.

A titre d’exemple, la ville la moins peuplée de Russie, Vyssotsk, au Nord-Ouest de Saint-Pétersbourg et fondée par Pierre le Grand, compte 1.100 habitants. Les villes les plus petites sont plus nombreuses dans la vieille Russie occidentale et renvoient ainsi à une réalité urbaine passée. Aussi, nombre de villes nouvelles créées durant la période soviétique ont reçu la dignité de ville dès leur fondation, ou peu après, ce qui manifeste bien les objectifs du pouvoir: Nerioungri -République de Sakha (Iakoutie)-, entre autres, est fondée et reçoit le statut de ville en 1975. Au contraire Norilsk, fondée en 1935, dépassant dès 1939 le seuil urbain communément admis aujourd’hui avec 13.900 habitants, et qui rassemble 118.400 habitants en 1959, n’est promue ville qu’en 1953.

Le critère de la fondation de la ville comporte également un biais. Certaines villes ont été dites nouvelles car le régime a organisé leur développement alors qu’elles correspondent à des villes dédoublées par rapport:
- soit à un noyau initial;
- soit à un ensemble de villages dont la population a été réunie dans une nouvelle circonscription administrative autour d’une usine ou d’une activité;
- soit encore à des villes considérées nouvelles par leurs fonctions redéfinies dans le système économique, administratif ou urbain.

S’ajoutent enfin à cette catégorie les villes présumées «nouvelles» simplement parce qu’elles ont changé de nom. Ainsi, Togliatti tire son origine de Stavropol, fondée en 1738 et engloutie par le barrage de Jigoulensk en 1957. En 1966, une usine géante de construction automobile est implantée sur le site de Togliatti avec la participation de Fiat. Elle obtient le statut de ville dès 1964 et prend le nom de Togliatti, un dirigeant communiste italien mort à Yalta la même année, alors qu’elle n’entre en pleine production qu’en 1975[2]. Togliatti représente bien cette identité mouvante de la ville: un noyau de peuplement originel difficile à situer, une toponymie variable, une ville instrumentalisée, donc largement liée à contexte global.

Les critères communément admis pour définir l’urbain aujourd’hui, en particulier le seuil de population, ont été écartés: on ne considèrera pas les bourgs ruraux devenus villes au cours de la période car il s’agit ici de voir évoluer ces villes créées et de vérifier ainsi la pertinence de ce mouvement impulsé par le pouvoir.

Dernier problème qui se pose quand on parle de ville nouvelle: quand mettre un terme à cette nouveauté? Aucune restriction n’est posée ici. En réalité, l’attribut donne sa substance à l’objet ville. La nouveauté est un outil de propagande commun, d’où les difficultés d’ordre méthodologique et conceptuel exposées ci-avant qui dénotent une nécessaire discordance entre un objet scientifique et un sujet construit.

[1] François Moriconi-Ebrard, «Les villes de l’ex-Empire soviétique», in Le monde des villes: panorama urbain de la planète, Ed. Complexe, Bruxelles, 1996, pp.120-121.
[2] Roger Brunet, La Russie. Dictionnaire géographique, CNRS-GDR Libergéo, La Documentation française, Coll. Dynamiques du territoire, Montpellier - Paris, 479 p.

* Catherine CHATEL et François MORICONI-EBRARD sont membres du SEDET (CNRS/Université de Paris 7)