Peut-on encore sauver la Vallée de la Rospuda?

D’ici la fin du mois de mars 2007, la Pologne devrait être convoquée par la Cour de Justice Européenne dans l’affaire de la vallée de la Rospuda. Depuis plusieurs semaines déjà, la Commission européenne demande à Varsovie l’arrêt du projet de construction d’une autoroute devant traverser ce site protégé, mais le gouvernement polonais s’obstine. Le cas de la Rospuda soulève une intense émotion en Pologne.


La vallée du fleuve Rospuda, située dans la région des lacs de Mazurie à l’extrême nord-est de la Pologne, est un espace de tourbières d’une richesse unique en Europe, peuplé d’une diversité d’espèces animales et végétales. Ce lieu enchanteur entouré de forêts sauvages qui s’étend au nord de la ville d’Augustow constitue un corridor migratoire pour de multiples oiseaux et pour des mammifères tels que loups, lynx, renards, élans, castors. Y poussent également des dizaines d’espèces florales rares, parmi lesquelles une grande variété d’orchidées. Véritable écosystème à lui tout seul, cet espace prisé chaque année des touristes amateurs de la nature est l’un des trésors et l’une des grandes fiertés du pays.

La vallée de la Rospuda est inscrite dans le réseau européen Natura 2000, réseau de protection des zones de vie sauvage et des espèces les plus précieuses en Europe. Les investissements sur les sites protégés par le réseau sont autorisés, mais ils sont soumis à des réglementations communautaires strictes, parmi lesquelles la Directive sur les oiseaux. Celle-ci impose une analyse détaillée de l’impact des projets sur l’environnement, puis une compensation des dommages causés à la nature si le projet est accepté ou, au contraire, l’obligation de proposer une alternative, si les effets sont trop nuisibles.

Aujourd’hui, la polémique tourne autour de la construction d’une autoroute devant relier la Pologne aux Etats baltes dans le cadre de la Via Baltica[1]. Le projet prévoit en particulier la construction d’un boulevard périphérique autour d’Augustow: celui-ci traverserait la vallée en plein cœur, dans la partie marécageuse du fleuve Rospuda, ce qui nécessiterait d’élever un pont d’environ 500 mètres de long à plus de dix mètres du sol. Les conséquences seraient désastreuses pour la vallée et, selon tous les spécialistes, il serait impossible de recréer à l’avenir un tel écosystème si celui-ci était détruit.

En décembre 2006, la Commission européenne a appelé le gouvernement polonais à cesser ce projet de construction, arguant du fait qu’il viole le droit communautaire, le site étant protégé par la législation européenne. Début février cependant, le gouvernement polonais a donné son accord pour le début des travaux. Suite aux protestations qui s’élèvent dans tout le pays depuis le début de l’affaire et aux interventions des organisations, associations et militants écologistes dans la région, le Premier ministre Jaroslaw Kaczynski a annoncé son intention d’organiser un référendum dans la province de Podlachie, qui jouxte la vallée. Un référendum local est selon lui la seule solution qui reste pour y ramener le calme. La province est en effet depuis plusieurs semaines le terrain de manifestations, organisées autant à l’initiative des partisans que des opposants au projet.

Ces derniers, activistes de Greenpeace ou simples défenseurs de la nature, sont venus début février de toute la Pologne s’installer dans la partie nord de la vallée et campent depuis sous des tentes, malgré le froid hivernal. Selon eux, des ingénieurs de la firme en charge des travaux sont déjà venus dans la forêt poser les marques de la future route. Ce que nie le porte-parole de la firme en question. La Directive européenne des oiseaux et un ordre du ministère polonais de l’Environnement datant de 2004 (sur la protection des animaux sauvages) interdisent l’emploi de machines bruyantes sur les terrains protégés pendant la période de reproduction des oiseaux, à savoir entre le 1er mars et le 31 juillet. Cependant, les militants écologistes craignent le non-respect de cette loi, d’autant que le Conservateur en chef de la Nature a autorisé fin février le travail d’évaluation et de mesure du terrain pendant cette période.

Une alternative possible

Les associations écologistes, qui reconnaissent malgré tout la nécessité d’une rocade pour Augustow, affirment qu’il existe une autre possibilité, moins chère, plus respectueuse de l’environnement et sans doute plus rapide et plus sûre en termes de construction. La route y contournerait la zone protégée Natura 2000 et les terrains marécageux (par ailleurs difficiles à exploiter), ne coupant le fleuve Rospuda qu’à la limite de celle-ci, au niveau de la ville de Chodorki. Cette variante éviterait ainsi la destruction totale de la vallée et respecterait davantage les trajets migratoires des animaux sauvages.

Cette option, bien qu’elle nécessite d’être approfondie, semble approuvée par le Conseil d’Etat polonais pour la Protection de la Nature. Composé de spécialistes environnementaux et de scientifiques, le Conseil a rappelé au gouvernement le devoir moral qui pèse sur la Pologne dans cette affaire, notamment envers les générations futures. Il a émis des doutes sur les compensations prévues pour les dommages naturels causés par la construction, dont l’abattage de milliers d’arbres, et a critiqué la méthode employée pour effaroucher les oiseaux. Il a enfin rappelé que le projet dans son ensemble conduira à la perte irréversible de la tourbière.

Le gouvernement refuse pourtant d’étudier cette option, au motif que cela supposerait de tout reprendre depuis le début. Par ailleurs, il craint le coût social qu’implique la construction d’une route qui, au lieu de traverser des espaces naturels inhabités par l’homme, couperait au contraire une multitude d’exploitations agricoles. Dans ce cas, il faudrait racheter les terrains à leurs propriétaires (soit plus de 800 parcelles, d’après un membre de la PO député au Parlement européen), ce qui signifierait effectuer une série d’expropriations, terme aux résonances encore douloureuses pour de nombreux habitants de ces régions d’Europe, par ailleurs très attachés à leur terre. Pour le gouvernement, il est donc beaucoup plus facile de lancer des travaux de construction dans des espaces protégés, quitte à payer des compensations, que de devoir se frotter au droit de propriété des agriculteurs.

En outre, les habitants de Podlachie et d’Augustow dans leur majorité soutiennent le projet de construction à travers la vallée, et réclament même le commencement immédiat des travaux. Chaque jour, en effet, plusieurs centaines de poids lourds traversent le centre-ville d’Augustow pour se rendre à Budzisko, point de passage de la frontière avec la Lituanie. Au total, ils sont plus de 5.000 à emprunter quotidiennement la route n°8 qui traverse la Podlachie vers le nord, en direction des Etats baltes. Les habitants de Wasilkow, petite ville au nord de Bialystok en bordure de la forêt de Knyszyn, parc national protégé, sont confrontés au même problème que ceux d’Augustow: le boulevard périphérique prévu autour de la ville est également l’objet des critiques de l’Union européenne.

L’une des menaces qui pèse sur la Pologne est que l’UE décide de la priver d’une partie des fonds structurels et sectoriels qui lui sont versés, notamment pour améliorer son réseau d’infrastructures routières et en augmenter la sécurité. L’affaire risque donc d’avoir des répercussions sur plusieurs autres projets nationaux et sur le développement économique du pays. Là est tout le dilemme du gouvernement polonais qui doit à la fois jongler entre le respect des normes communautaires et écologiques et assurer la rénovation des infrastructures des régions les plus pauvres de Pologne. Il a visiblement choisi de privilégier le développement économique avec, au préalable, un référendum local qui devrait conforter ses ambitions.

Les habitants des régions de Podlachie et d’Augustow ont organisé début février une journée de blocus de la route nationale qui mène à la frontière avec la Lituanie, en guise de protestation adressée à l’UE, et avec le soutien du PIS local. Tous souhaitent obtenir le feu vert de la Communauté européenne pour lancer les travaux, faute de quoi ils poursuivront leurs actions ou demanderont la fermeture du point de passage de Budzisko. Les routes de Podlachie sont réputées être les plus mauvaises de Pologne et peut-être même de toute l’Union, les questions de sécurité n’y sont donc pas fortuites.

Comparution prochaine devant la CJE

Désormais, la Pologne attend sa comparution devant la Cour de Justice Européenne, sans doute dans les prochains jours. Lors de ses avertissements de décembre, la Commission européenne avait accordé à Varsovie un délai de deux mois pour s’expliquer et annoncer l’annulation du projet. Le gouvernement aurait seulement répliqué que celui-ci, et en particulier la décision de sa localisation, avait été initié bien avant l’entrée de la Pologne dans l’UE. Il prévoit en outre un système de compensation des dommages, comme exigé par la réglementation Natura 2000, puisque entre temps la vallée est passée sous sa protection. Ces arguments n’ont apparemment pas satisfait la Commission. Le délai expiré, le gouvernement polonais a refusé toute discussion supplémentaire et confirmé son intention de commencer les travaux comme prévu. C'est pourquoi la Commission européenne a saisi la CJE le 9 mars dernier.

Aujourd’hui, la probabilité d’un arrangement à l’amiable entre la Commission européenne et le gouvernement Kaczynski dans l’affaire de la Rospuda est donc très faible. La Cour de Justice Européenne tranchera vraisemblablement en émettant un ordre de cessation du projet, donnant ainsi raison à la Commission (en moyenne, face à la Commission, les Etats membres gagnent leur procès devant la CJE dans seulement 10% des cas. Qui plus est, il y a ici violation du droit communautaire). Ne restera à la Pologne qu’une alternative: accepter la décision de la Cour -et stopper le projet- ou la refuser, auquel cas elle s’exposera à une amende très lourde, répercutée sur ses fonds structurels.

Mobilisation écologique

L’affaire demeure donc en suspens, la procédure pouvant être longue. Mais il est à craindre que les travaux au cœur des «poumons verts» de la Pologne aient tout de même lieu[2] et qu’il ne reste plus grand chose à l’avenir de l’écosystème fragile de la Rospuda, même si par la suite l’Union européenne ordonnait la démolition de la rocade d’Augustow.

Point positif et signe encourageant dans cette affaire: l’émotion qu’elle suscite dans tout le pays depuis plusieurs semaines. On peut dire qu’une vague de conscience écologique submerge la Pologne. En témoignent les manifestations qui ont eu lieu en février à Gdansk, Cracovie, Varsovie, Poznan, Lodz ou encore Olsztyn. Les pétitions se multiplient, comme celle lancée en ligne par le quotidien Gazeta Wyborcza, qui exhorte le président de la République au respect de la loi et à la prise en compte du projet alternatif. Cette lettre ouverte a recueilli plus de 150.000 signatures, dont celles de scientifiques, artistes, musiciens et écrivains reconnus. En Pologne comme à l’étranger, les sites Web relayant la campagne «Sauvons la Vallée de la Rospuda» (avec pour symbole un ruban vert) sont de plus en plus nombreux[3]. La Pologne tout entière se mobilise pour sauver son patrimoine.

Par Amélie BONNET
Source photo : www.pracownia.org.pl.jpg

[1]Via Baltica est une autoroute internationale qui devrait relier Varsovie à Helsinki via les trois Etats baltes, et donc permettre de connecter l’ouest de l’UE à sa partie orientale et à la Scandinavie http://viabalticainfo.org/
[2]Ils devraient durer une trentaine de mois et sont estimés à près de 450 millions de zlotys (soit 115 millions d’euros)
[3] voir les sites suivants:
http://siskom.waw.pl/main.html
http://www.dolina-rospudy.pl/ (pour 5 zlotys on peut y adopter un des arbres menacés d’abattage!)
http://www.rospuda.org.pl/
http://www.greenpeace.org/poland/
http://www.pracownia.org.pl/
http://wiadomosci.ngo.pl/
http://cmok.free.ngo.pl/
http://www.imcg.net/