Pourquoi a-t-on créé des villes nouvelles au 20e siècle ?

La création de villes nouvelles dans le monde, notamment au 20e siècle, suscite nombre d’interrogations, dont l’une les plus importantes tient au pourquoi de ce phénomène. La raison majeure semble bien tenir à une approche nouvelle qui a nom ‘aménagement du territoire’.


L’aménagement du territoire

L’aménagement du territoire dans un pays donné est centré sur la nécessité d’apporter des remèdes aux déséquilibres régionaux et aux disparités économiques et sociales qui les sous-tendent. C’est l’une des prérogatives les plus fondamentales de l’État. Et les initiatives qu’il prend à cet égard ont des incidences sociales plus ou moins profondes. A l’inverse, presque toute politique économique ou sociale a un impact sur l'aménagement du territoire.

On agit sur le territoire soit indirectement, par le découpage administratif ou autre, soit directement, par l'érection d'un barrage, la construction d'un port, d'une autoroute ou de nouvelles installations humaines… mais aussi par la création de nouvelles villes. L'aménagement du territoire est donc nécessairement lié à la politique à tous les niveaux, local, régional, étatique ou international.

On s’efforce d’organiser dans des conditions optimales son espace, de proche en proche, jusqu’aux régions les plus éloignées des principaux centres urbains, à commencer par la capitale, souvent surpeuplée.

L'aménagement du territoire dépend aussi de la société. S'il dépendait plus de l'Etat que de la société, cela signifierait que l'Etat a la main haute sur son territoire et sur sa société, d'où un étatisme marqué. Et si cette étatisation était poussée encore plus loin, cela entraînerait la dictature.

L'aménagement du territoire est aussi, et surtout, une sorte de planification à plus ou moins long terme qui touche l'ensemble du territoire. Il faut, bien entendu, une multitude de décisions pour procéder au réaménagement du territoire.

Finalement, l'aménagement du territoire, c'est la structuration de l'ensemble territorial, la spatialisation d'une certaine idée que l'on se fait du territoire. Rien, ou presque, de ce qui est étatique n'échappe à l'aménagement du territoire. Mais rien, ou presque, non plus de ce qui est social, n'échappe à l'aménagement du territoire. Et, au fond, rien de ce qui est humain, tout simplement, n'échappe à l'aménagement du territoire. L’homme veille naturellement à l'organisation de son cadre de vie plus ou moins immédiat. Cependant, il est également responsable de sa destruction, ou tout au moins de sa détérioration et de sa désorganisation, mais cela est une autre affaire. Vraiment? Pourtant, si les désorganisations du territoire n'étaient pas, parlerait-on alors de l'aménagement du territoire?

L’aménagement du territoire a commencé à se développer dans le monde, comme préoccupation politique volontariste, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale; d’abord, naturellement, dans les pays occidentaux, sachant que nombre de pays avaient au cours de l’histoire pris en la matière des mesures isolées, en créant ici un port, en creusant là un canal... Mais il reste que la systématisation n’a commencé à opérer dans ce domaine que dans la seconde moitié du 20e siècle.

L'aménageur est une sorte de visagiste, au sens le plus noble, du territoire. En un mot, pour un bon aménagement du territoire, il faut laisser place au lieu, aux grands espaces, ceux où l’homme ne se sentirait plus prisonnier, coincé entre des bâtiments serrés les uns contre les autres. Et cela en faveur de son -de notre- hygiène physique et spirituelle tout à la fois.

La création de villes nouvelles à la lumière de cette nouvelle conception du territoire

Il est un phénomène curieux qu’on ne peut pas ne pas évoquer d’emblée: certains établissements humains, devenus plus tard des villes plus ou moins grandes, sont si anciens que des figures légendaires -que l’histoire n’est pas en mesure d’identifier- sont réputées en être les fondateurs. L’origine de telles villes apparaît comme immémoriale, un peu comme si elles avaient toujours existé.

Il n’empêche que l’histoire a également retenu les noms des fondateurs de certaines villes. L’aménagement du territoire, notion contemporaine, a pourtant toujours plus ou moins existé, ancrée dans une conscience plus ou moins grande.

Depuis le 19e siècle, l'âge industriel a donné lieu à des concentrations urbaines, à partir de centres déjà existants ou non. Ainsi sont nées les grandes cités industrielles (villes sidérurgiques en Grande-Bretagne ou dans la Ruhr), les villes du chemin de fer, de la route ou de la navigation maritime (villes du Middle West, villes sibériennes, ports de la mer du Nord). Des villes ont été implantées dans des régions anciennement urbanisées, pour les rééquilibrer, notamment au Royaume-Uni, en Allemagne, aux Pays-Bas…

Au 20e siècle, on invente des villes nouvelles afin de décongestionner les grandes villes, voire même les mégalopoles, dans le souci de créer des villes-dortoir, autour des grands centres industriels et/ou administratifs. On assiste à une multiplication des banlieues aux dépens des centres urbains. Apparaissent alors des Newtowns, villes-satellites, en Grande-Bretagne au-delà de la ceinture verte de Londres, dans un rayon de 65 kilomètres. Certaines villes nouvelles contemporaines ont été créées pour des raisons industrielles (Nowa Huta en Pologne), touristiques (La Grande-Motte), des centres de recherche (Akademgorodok en Russie, Tsukuba au Japon).

Des villes nouvelles surgissent dans le bassin parisien dans les années 1960-1970, pour libérer la capitale de la ‘mégalopolisation’ qui la guettait. Ce sont Saint-Quentin-en-Yvelines, Melun-Sénart, Cergy-Pontoise, Marne-la-Vallée et Évry[1]. Marne-la-Vallée, en particulier, constitue l’un des principaux pôles de développement à l’est de la capitale. Elle remplit des fonctions résidentielles, économiques, commerciales, universitaires, sans oublier qu’elle abrite la cité scientifique Descartes, et le parc d’attractions ‘Disneyland Paris’.

Un certain nombre de pays ont même construit de nouvelles capitales politiques, comme Brasilia ou Islamabad.

En Egypte, dont la capitale concentre plus du quart de la population, trois villes nouvelles sont actuellement en construction, depuis la fin du siècle dernier, à plus de 40 kilomètres du Caire, en plein désert. La plus avancée, Dix de Ramadan, comptait déjà 50.000 habitants en 1994, et nombre d’activités industrielles. En Egypte, des projets conçus également à la fin du 20e siècle devraient permettre dans le futur de loger deux millions de citadins dans dix cités (appelées New Settlements), situées sur des terrains désertiques à proximité du Caire.

En Chine, on envisage de construire à l’avenir 400 villes nouvelles, pour accompagner le développement économique prodigieux que connaît le pays.

Un grand nombre de villes du Tiers-Monde, comptant des dizaines de millions d’habitants, sont devenues quasiment ingérables, à cause notamment des carences de leurs infrastructures, tandis que celles de l’hémisphère nord ont vu leurs chiffres de population se stabiliser, dans les limites historiques de leurs espaces respectifs. Ce dernier phénomène se traduit également par une extension des banlieues, par la création au fur et à mesure du temps de villes nouvelles à part entière, que Cerda avait appelées, à la fin du 19e siècle, suburbies[2].

On ne crée pas des villes pour le plaisir de les créer, on les crée par fonctionnalisme. La ville nouvelle, issue d’une décision politique d’aménagement, se matérialise par la concrétisation de nombre d’options urbanistiques. La programmation touche au site, à la taille, notamment; les concepteurs fixent par exemple pour les villes nouvelles une taille moyenne de 100.000 habitants.

Par la création de villes nouvelles, on se met en devoir d’éviter les erreurs urbaines du passé, en particulier en imposant des normes strictes de construction. Par delà la simple juxtaposition d’immeubles d’habitation, les villes nouvelles doivent proposer un cadre de vie agréable, tout en répondant aux conséquences de l’accroissement de la population qui frappe les grandes agglomérations. Ces villes nouvelles, et les villes satellites installées autour des grandes métropoles, visent l’aménagement de véritables espaces de vie et d’activités. La création de villes nouvelles traduit donc une coordination des initiatives et une vision d'ensemble, qui n’excluent pas l’originalité.

Cependant P.L.Cervellati, R.Scannavini et C.de Angélis notent à juste titre: «La crise urbaine est trop vaste et trop profonde pour pouvoir être résolue par une indication thérapeutique qui puisse être synthétisée en formules abstraites. Elle soulève d'innombrables questions, de la signification de la ville contemporaine au rôle de la planification urbaine et à la possibilité même de continuer à gérer les aires métropolitaines, au moment précis où se multiplient les recherches et les études destinées à permettre de choisir les zones d'implantation des futures agglomérations.»[3]

Les problèmes que posent les villes dans le monde ne peuvent pas ne pas nous rappeler que l’histoire de l’humanité a vu se succéder des penseurs qui, de Platon à Thomas More ou Al Farabi, se sont attachés à concevoir la cité idéale, fondée sur des considérations morales, philosophiques et religieuses, absolues par principe.

Leurs modèles urbains constituaient certes une vue de l’esprit mais ils n’en considéraient pas moins qu’il fallait tenter de se rapprocher autant que possible de leurs projets de villes parfaites. Comme tangentiellement. Et à l’instar de nombre de penseurs qui préconisent, et ce quel que soit leur domaine de compétence, ce qui pourrait exister de meilleur pour l’homme, tout en sachant ce qu’un rêve à d’irréalisable.

Aujourd’hui, alors que nous avons abandonné ce genre de spéculations, nous nous limitons à tenter de concevoir de nouveaux centres urbains où il fasse bon vivre, sans essayer de toucher à la perfection.

[1] Beaucoup de gens de par le monde seraient étonnés d’apprendre que Paris, dans ses strictes limites historiques, comporte actuellement moins de 3 millions d'habitants, s’attendant à davantage; et peu importe qu’elle compte, avec sa banlieue, une 10e de millions d’habitants.
[2] Ildefonso Cerda (1815-1876), La théorie générale de l’urbanisation, Seuil, Paris, 1979, p.207. Cet Espagnol, qui a inventé le mot urbanisme, a réalisé le célèbre plan d’extension de Barcelone.
[3] P.L.Cervellati, R.Scannavini et C.de Angélis, La nouvelle culture urbaine de Bologne face à son patrimoine, Seuil, Paris, 1981, p.182.

* Abdelmajid BENJELLOUN est professeur à la faculté de Droit de l’Université de Rabat-Agdal et poète.