Svirstroy-Mandroga, les ambitions des nouveaux professionnels du tourisme

À 380 km de Saint-Pétersbourg, sur les bords d'une rivière qui relie d’ouest en est le lac Ladoga au lac Onega – deux villages se disputent l'escale des bateaux de croisière sur la route de la capitale russe. Le développement frénétique du village-entreprise de Mandroga, créé en 1996 par un homme d’affaire pétersbourgeois, semble sonner le glas de la simplicite familiale affichée par les gens de l'ancien bourg soviétique voisin, Svirstroy.


Vassili Ivanovitch a garé sa Jigouli (1) devant l’unique embarcadère du village de Svirstroy. « Aujourd’hui, c’est une bonne journée », se réjouit-il, « j’ai amené quatre touristes italiens au monastère Alexandre Svirski ». A une centaine de kilomètres de Svirstroy, le monastère de la Trinité, et les deux couvents féminins qui en dépendant, constituent en effet l’une des attractions touristiques de la région de la Svir. Vassili Ivanovitch, 75 ans, retraité depuis l’an 2000, a travaillé toute sa vie comme technicien, d’abord, puis comme ingénieur, dans la centrale hydroélectrique de la Svir, à la construction de laquelle le village doit son apparition dans les années 1930. « Mon activité de chauffeur de taxi me permet d’arrondir ma retraite », explique Vassili Ivanovitch.

« Avant, mon salaire s’élevait à 12 000 roubles par mois. Aujourd’hui, je touche une pension de 3 000 roubles, ce qui permet juste de payer le loyer et les charges. Ma femme, qui était médecin, touche une retraite de 1500 roubles. Or, elle est anémique, et les médicaments coûtent cher. Nos deux filles vivent à Saint-Pétersbourg, mais elles ont des enfants et elles ne roulent pas sur l’or non plus. Ce sont nous qui les aidons encore ! »

Au cœur d’une zone forestière sauvage, longtemps disputée aux Russes par les Scandinaves et où l’exploitation du bois attire aujourd’hui les investisseurs finnois, la construction de la centrale où travaillait jadis Vassili Ivanovitch a littéralement bouleversé le paysage, provoquant la disparition de plusieurs espèces de poissons, en particulier le saumon, dont la Svir constituait un lieu de frai privilégié. Haut de cinquante mètres, le barrage de béton, inauguré par Sergueï Kirov quelques mois avant son assassinat en 1934, président encore aux destinées de ce village de 800 âmes en hiver, dont la population croît en été jusqu’à 1200 personnes avec l’arrivée, dans leurs datchas (2), des citadins des villes voisines, voire de Saint-Pétersbourg, de la région administrative de laquelle Svirtstroy est inscrit. La centrale hydroélectrique, son barrage et deux ses écluses continuent de nourrir près d’une centaine de familles ouvrières et, avec ses 220 000 volts de production, d’alimenter la région en électricité jusqu’à Saint-Pétersbourg.

Mais depuis huit ans, date de l’arrivée des premiers bateaux de tourisme dans le village, le marché de Svirstroy a changé d’allure. Dans une vingtaine de petites échoppes en bois récentes, les commerçants de Svirstroy proposent aujourd’hui aux touristes qui font escale dans le village sur la route de Moscou ou de Saint-Pétersbourg, des bijoux en ambre, de la vaisselle artisanale en bois, des fourrures et des lainages. Installés à la sortie de l’embarcadère, ces boutiques constituent le passage obligé sur le chemin de ce village bucolique, dont l’habitat conserve de beaux exemples d’architecture en bois des années 1930. Son église, son école élémentaire et moyenne, son poste de police, son monument aux morts de la Grande Guerre Patriotique, sa statue de héros soviétique - Kirov, bien sûr, dont la rue principale porte le nom - en un mot, sa tranquillité provinciale, lui confèrent une authenticité qui ravissent les visiteurs en quête de Russie profonde. Sur les bords de la Svir, où les enfants de Svirstroy se baignent en été, quelques bouviers mènent paître de grasses vaches.

Soucieuses autant de contact avec les étrangers, qui laissent parfois leur adresse ou quelques menus présents, que de rentabilité immédiate, babouchkas et mères de famille convient, dans leurs intérieurs encombrés de tapis et de samovars, les visiteurs étrangers à boire un thé, parfois arrosé de vodka ou de liqueur de baies carélienne. A 85 ans, Véra accueille ainsi les touristes dans sa maison à deux pas de l’embarcadère. Après la guerre, au retour du camp de travail dans lequel les expédie l’occupation de la région par les Finlandais en 1941, Véra et son mari s’installent à Svirstroy et construisent, en 1946, la maison dans laquelle ils vivent toujours. « Je fais cela pour arrondir mes fins de mois », explique-t-elle, « mais je ne leur demande rien : les touristes laissent ce qu’ils veulent ; parfois rien du tout. L’important, c’est qu’ils voient comment nous vivons. » On ne sait si Véra souhaite convaincre ses visiteurs de l’hospitalité des Russes, ou bien de la pauvreté des retraités de la région. Véra a installé sa petite-fille, venue en vacances chez elle, devant la maison pour vendre quelques matriochkas aux touristes aux passants.

Elle coupe dans son petit jardin des bouquets de pivoines qu’elle propose aux passants contre quelques roubles. « Ma mère travaille depuis l’âge de 15 ans », explique sa fille, Léna, employée de banque dans la ville voisine de Lodeinoie Polie (35 000 habitants). « Sa pension de retraitée de l’usine de robinetterie, dans laquelle elle travaillait après la guerre, s’élève à 900 roubles par mois. Il s’agit d’une pension d’invalidité parce qu’elle a été blessée pendant son travail. Mon père, également invalide, travaillait dans une usine de métallurgie et touche la même pension. »

Quelque chose, cependant, freine le développement touristique du village. « En pleine saison, il y a encore quelques années, il venait cinq ou six bateaux par semaine, avec cent cinquante ou deux cent touristes chacun », se souvient Véra. Aujourd’hui, il n’y en n’a plus qu’un ou deux. Depuis 1996, ils vont tous à Mandroga ». « S’il y a moins de touristes aujourd’hui, c’est à cause de Mandroga », renchérit Vassili Ivanovitch. « A l’époque de Catherine II, on construisait des villes en pierre toute neuves pour montrer aux étrangers que l’on vivait bien en Russie. On appelait ça les « villages de Potemkine ». Mandroga, c’est exactement ça : un village artificiel, créé à partir de rien, et qui n’a qu’un seul but : pomper l’argent des étrangers. » « La construction de ce site a déclenché une polémique », explique Katia, employée de la compagnie fluviale d’Etat Vodokhod, la plus importante du pays, depuis dix ans. « Certains pensent qu’il s’agit d’un lieu totalement artificiel qui n’a pour autre but que de produire de l’argent. D’autres estiment que Mandroga permet à l’artisanat russe de renaître et aux artisans de survivre. »

A 55 kilomètres de Svirstroy, le village de Mandroga a en effet vu le jour il y a neuf ans, au bord d’un petit affluent de la Svir, sur le site d’exploitation de carrières abandonnée après la guerre. L’initiative en revient à un homme d’affaires de Saint-Pétersbourg, Sergueï Goutsayt, propriétaire de quelques uns des restaurants les plus courus de la capitale du Nord. Dans la « riante clairière » vantée par les guides touristiques, se dressent de nouvelles isbas bigarrées, construites dans le style paysan du XIXe siècle, qui, avec leurs encadrements de fenêtre en dentelle de bois sur-jouent parfaitement leur rôle, cadre d’une gigantesque exposition-vente d’artisanat russe. Tout entier dédié à l’accueil « traditionnel » des touristes, le site est doté de pubs, de cafés à blinis et de barbecues, d’un hôtel quatre étoiles, de bungalows à louer, d’un laboratoire de photos, de bains russes, d’un zoo d’animaux sauvages et de diverses autres attractions payantes. Des artisans, tisserands ou peintres de matriochkas, en passant par le personnel hôtelier et l’administration, le village de Mandroga, semblable à un supermarché de l’artisanat à ciel ouvert, emploie aujourd’hui 600 personnes et accueillerait 120 000 touristes par an, selon la direction.

« A l’origine, ce village a été fondé pour dégager des fonds nécessaires à la création d’écoles », affirme Alekseï Ziounik, directeur général du village. « En 1996, nous n’étions qu’une poignée de jeunes gens à nous lancer dans cette aventure. Aujourd’hui nous devons assurer notre propre développement. Cinq enfants sont nés à Mandroga depuis neuf ans. Nous avons été obligés de construire notre propre école et notre jardin d’enfants ». Le développement est tel qu’un troisième embarcadère a été construit en 2004, poussant la capacité d’accueil du port fluvial à neuf bateaux en même temps, contre trois seulement pour le seul embarcadère de Svirtstroy.

La fréquentation de Mandroga est ainsi, en moyenne, deux fois supérieure que celle de sa concurrente de la Svir. Unique source de revenu du village, le tourisme y est conçu de façon parfaitement capitalistique. « Je ne comprends pas ce que les touristes peuvent apprécier à Svirstroy. Il n’y a rien pour les accueillir, pas de cafés, par de restaurants, seulement de vieilles maisons en bois au milieu de la forêt ! A Mandroga, au contraire, nous pouvons organiser un barbecue pour 1200 personnes en même temps », indique Alekseï Ziounik. « Nous sommes de vrais professionnels du tourisme : ce qui nous intéresse, c’est le développement économique. Les gens disent que nous avons créé ce village à partir de rien : c’est faux. Nous avons effectué des recherches archéologiques et nous avons retrouvé les fondations de veilles isbas en bois. Nous aussi nous avons une histoire. »

En quelques années, Mandroga est ainsi devenue la principale escale de bateaux de croisière sur la route de Moscou ou de Saint-Pétersbourg. Outre les touristes étrangers, le village est plébiscité par l’élite économique du pays pour le confort moderne qu’il offre en pleine nature : un « business center » d’où l’on peut envoyer un fax, un courriel ou réserver un billet d’avion, ou encore une piste d’hélicoptère. « Les Nouveaux Russes adorent cet endroit », explique une guide. « Ils y viennent en vacances, pour le banya (3) ou pour la chasse en hiver. On montre même aux touristes la maison que Vladimir Poutine possèderait dans le village. » Pacha, le conférencier qui l’accompagne, déteste l’endroit : « Mandroga, c’est un peu le miroir de la Nouvelle Russie : peu importe le fonds de commerce, pourvu qu’il rapporte. Cet endroit n’a aucune espèce d’intérêt si ce n’est de montrer la direction que prend la Russie aujourd’hui ». Cette direction est peut-être un retour en arrière de plusieurs lustres. Village privé, Mandroga semble réinterpréter l’ancien système du servage russe qui perdura en Russie jusqu’en 1861. Attachés à la terre qu’ils cultivaient, les paysans, vendus ou achetés avec le sol, constituaient la propriété du maître, dont leur avenir économique dépendait. Les habitants-employés sont, eux, dirigés par un chef d’entreprise non élu.

(1) Modèle de voiture soviétique produite dans les années 1960 très répandu.
(2) Résidence secondaire de campagne.
(3) Sauna russe.

Par Marie-Anne SORBA