Tadjikistan : accoucher à ses risques et périls

Au Tadjikistan, au cours du seul premier semestre de l’année 2009, trente et une femmes sont mortes en donnant la vie. Soit sept cas de moins que pour la même période de l’année précédente. Le taux de mortalité des nouveau-nés est, quant à lui, passé de 47,2/100 000 en 2008 à 35,8 en 2009.


Ces données nous ont été communiquées par Cherali Rakhmatoulloev, chef du Département de la protection sanitaire infantile et de l’aide aux parents du ministère tadjik de la Santé. Selon lui, 18 % des femmes meurent d’hémorragies post-natales et 33,9 % de maladies sans lien avec la grossesse ou l’accouchement. Au premier semestre 2009, 1 482 nourrissons sont décédés de causes diverses avant leur premier anniversaire, soit un taux de 17,1 ‰. Dans 40 % des cas le décès est dû à une mauvaise alimentation, et la majorité des bébés meurent de maladies infectieuses.
« Le gouvernement prend toutes les mesures susceptibles de réduire au maximum la mortalité maternelle et infantile, déclare Cherali Rakhmatoulloev. Outre les services d’urgence présents dans les établissements médicaux du pays, des services régionaux « d’urgence obstétricale » pourvus en véhicules œuvrent à Douchanbé et à Kougan-Tyoubé. De tels services n’ont pas encore été mis en place à Koulyabé, à Khorogué ou à Khoudjandé ».

Des services trop coûteux pour les patientes…

Selon Nou’mon Khamidov, directeur adjoint de la Direction de la santé publique de la région de Sogd, « Le taux de mortalité maternelle tadjik est en grande partie imputable aux femmes elles-mêmes. Elles ne consultent pas de médecin et ne se déclarent pas auprès d’un gynécologue obstétricien. De ce fait, leurs maladies ne sont pas détectées à temps et, lors de l’accouchement, ont dépassé le stade bénin ».
Tout parent souhaite connaître l’état de santé de ses enfants, affirme l’expert indépendant Oulougbek Oumarov, mais « une visite médicale coûte horriblement cher, la plupart des gens ne peuvent se la permettre. Officiellement, presque tous les services médicaux dispensés dans les cliniques et hôpitaux tadjiks sont gratuits mais, dans la pratique, il n’en est rien. A peine avez-vous franchi le seuil d’un centre médical ou d’un hôpital que vous devez payer pour tout: le lit, les draps, la contribution à la rénovation de l’établissement, les analyses, les services du médecin, de l’infirmière, de l’aide-soignant, etc. La majorité des femmes n’ayant pas les moyens de payer ces frais officieux évite docteurs et examens médicaux. Par manque d’argent, beaucoup accouchent à domicile, ce qui est particulièrement dangereux… ».


Femmes sur les marchés © Tilav Rassoul-Zade

…Trop éloignés et rares

« Une autre cause de cette mortalité maternelle réside dans l’éloignement entre les lieux de résidence de ces femmes et les services médicaux, explique Nou’mon Khamidov. Peu de villages comptent un gynécologue capable d’opérer une femme enceinte. Ainsi par exemple, dans le village de Ching, dans la région de Pendjikent, une jeune femme est décédée des suites d’une hémorragie. C’était l’hiver, et il lui a fallu un jour et demi de route pour parcourir les soixante-dix kilomètres qui la séparaient de l’hôpital. A son arrivée, les médecins ne pouvaient plus rien faire, elle avait perdu trop de sang… ».
Pour Abdoullo Fozil, journaliste, « C’est le manque de gynécologues obstétriciens dans les zones reculées qui explique ces morts maternelles. Ainsi, dans la région de Koukhistonimasttchokh, une seule gynécologue exerce pour 21 000 habitants. Elle habite dans le bourg de Padrokh, et certains parcourent plus de 100 km pour que leur épouse enceinte soit examinée. Dans les montagnes, plusieurs jours sont parfois nécessaires pour une telle distance, et le SAMU gratuit n’existe tout simplement pas ou est totalement paralysé. En un an et demi, trois femmes ont péri en couches ». Presque aucune des provinces rurales du Tadjikistan ne dispose de services gratuits d’urgence et d’extrême urgence.

« Un décret présidentiel a établi que chaque année, un certain nombre de nos jeunes filles pourrait intégrer l’Université publique de médecine, conformément à une politique de quotas régionaux, raconte Said Chodiev, un habitant de cette région. Pourtant, des étudiants d’autres régions prennent leurs places et, une fois leur diplôme obtenu, retournent exercer chez eux, dans leur région ».
Kalimoullo Safarov, procureur du Département d’inspection générale du Parquet régional de Sogd, précise : « En 2007, vingt et une femmes sont mortes en couches dans le nord du pays, quatre d’entre elles n’avaient jamais reçu de conseils médicaux prénatals. On pourrait citer le cas de Tiguina Sobirova, 38 ans qui, pour sa sixième grossesse, n’a bénéficié d’aucune assistance de la part des services médicaux du conseil rural de Ismoïl, de la région de Bobodjongafourov. Elle ne s’est pas déclarée et le diagnostic a été établi trop tard. Elle est morte en accouchant et les médecins ont attribué la cause de son décès à une « insuffisance cardiaque et pulmonaire évolutive liée à une leucémie ». K. Karaeva, une habitante de 34 ans du village de Kochon, relevant du conseil rural de la région de Roudaki Pendjikent, ne s’est pas présentée au registre médical, elle a accouché chez elle. Elle est morte de tuberculose ».

Des avortements précaires

« D’un côté, des femmes ne se déclarent pas, mais de l’autre côté, il faut aussi prendre en compte les infractions des médecins, poursuit Kalimoullo Safarov. Ainsi, Kh.Radjabova, jeune femme de 38 ans du village de Yori : elle se présente au service de gynécologie de l’hôpital central régional de Pendjikent. Elle est reçue par Matlouba Ikromova, responsable de ce service. Cette dernière décide, avec l’accord de sa patiente, de pratiquer un avortement. Une erreur médicale a lieu durant l’intervention, à l’issue de laquelle Radjabova, qui dit se sentir mal, est poussée à partir en dépit de ses plaintes. Peu après, elle est de nouveau hospitalisée et meurt au bout de trois jours des suites de cet avortement mal pratiqué ».
Kalimoullo Safarov poursuit: « Quatre des femmes mortes en 2007 dans la région de Sogd ont succombé à une septicémie due à la négligence et l’indifférence du corps médical. Il s’agissait de G. Touraeva (de Pendjikent), S. Berdieva (de Djabbarrasoulov), M. Khomidova (de Kanibadam) et L. Kourbanova (de Khoudjand)». Rappelons qu’au Tadjikistan, selon les données officielles, 20 000 jeunes filles et femmes se font avorter chaque année[1]. En revanche, aucune statistique n’est disponible concernant les complications d’avortements.

Pauvreté et insuffisances sanitaires chez les femmes enceintes

Selon Rokhat Kadyrova, médecin gynécologue du Centre sanitaire n°2 de la ville de Khoudjand, « La mortalité élevée chez les femmes enceintes et les nouveau-nés s’explique par un niveau sanitaire très bas, dû aux conditions socio-économiques des familles. Près de 70 % des grossesses évoluent conjointement à une maladie, quelle qu’elle soit. Aujourd’hui, au Tadjikistan, la plupart des foyers tadjiks subsistent grâce aux femmes, car les hommes ont souvent émigré pour trouver du travail[2]. De ce fait, les femmes enceintes se retrouvent souvent seules, sans entourage capable de leur apporter un quelconque soutien. Alors qu’elles auraient besoin d’un climat psychologique apaisant et réconfortant pendant leur grossesse, elles ne reçoivent pas, malheureusement, l’attention nécessaire ».
« La sous-nutrition constitue un autre facteur explicatif des maladies et des décès parmi les femmes, avance la gynécologue Dilafrouz Charipova. Alors que les femmes enceintes devraient consommer des produits hypercaloriques, de la viande, des œufs, du lait, elles n’ont pas les moyens d’une alimentation normale. De plus, sur la centaine de femmes que nous avons suivies, 80 souffraient de deux, voire de trois pathologies et ont donné naissance à des enfants malades. Ainsi, l’année dernière, 758 nouveaux-nés avaient un poids de 500 à 999 grammes en dessous de la normale. 402 sont nés vivants et 356 sont mort-nés. Seuls 51 ont finalement survécu ».


Rokhat Kadyrova, gynécologue © Tilav Rassoul-Zade

La raréfaction du corps médical tadjik

Rokhat Kadyrova s’interroge : « Tout le monde pointe du doigt la corruption des médecins, mais que peut faire un médecin quand lui-même gagne une misère ? Avec vingt-six ans d’ancienneté, je gagne 230 somons (environ 54 dollars). Comment vivre avec cela ? Voilà pourquoi les médecins expérimentés, dont des gynécologues, partent. Des jeunes docteurs les remplacent, tout frais sortis de l’université, de l’université privée en plus ! Ils n’ont aucune compétence ! Moi-même, je me refuse à les consulter, je ne leur envoie pas mes filles. Ce qui me fâche le plus est cette « médecine familiale » dont on parle tant. Des médecins suivent un cursus de médecine familiale de six mois, puis se présentent comme généralistes. Alors que la Russie a rejeté ce système de médecine familiale, nous lui ouvrons grand les bras… ».
Des chiffres officiels nous apprennent que ces cinq dernières années, plus de mille médecins hautement qualifiés ont quitté la seule région de Sogd. Les médecins tadjiks partent exercer dans des cliniques en Russie, en Ouzbékistan, en Kirghizie, en Syrie, en Egypte, en Malaisie, au Yémen… « Pour qu’un jeune diplômé de l’université devienne un bon médecin, il faut au minimum quinze ans de pratique, assure Tolib Ismoïl, lui-même médecin. Nous perdons nos meilleurs médecins à cause de nos salaires misérables ».

Les réformes envisagées seront-elles suffisantes ?

Le Tadjikistan a adopté un grand nombre de mesures destinées à relever le niveau de santé, comme « la Réforme nationale de la Santé de la République du Tadjikistan », « la Stratégie pour une baisse de la pauvreté de la population », « le Plan de stratégie pour une aide à la reproduction démographique jusqu’en 2014 ». Le président du Tadjikistan, Emomali Rakhmon, a annoncé en février 2009, devant un parterre de professeurs de l’Université publique de médecine du Tadjikistan, que le développement de la sphère médicale était « l’une des plus grandes priorités de la politique gouvernementale ». Le budget de ce secteur a été multiplié par six ces cinq dernières années. Les salaires du personnel médical et des bourses universitaires ont été relevés à plusieurs reprises.
D’après le chef de l’Etat, le budget de la sphère médicale du Tadjikistan sera augmenté, et deux milliards de somons (environ 500 millions de dollars) y seront encore injectés sur trois ans. Ces sommes seront-elles effectivement versées aux bons départements, et ce financement permettra-t-il d’améliorer l’état du système de santé ? Aux fonctionnaires de nous le dire.

Des données officieuses révèlent que, jusqu’à présent, le budget repas par malade et par jour est de 20 à 40 dirams [1 diram=0,01 somon, Ndlr] (0,05 à 0,08 dollar) dans le nord du Tadjikistan. Quant au budget médicaments, le département de la Santé de la région de Sogd l’estime à 20 dirams (0,05 dollar) par malade et par jour en 2007. Il est évident que, dans ces conditions, une augmentation ne sera pas superflue. Rappelons qu’à la fin 2008, le comité d'État à la statistique a déclaré que 53 % de la population totale était pauvre, dont 17 % se trouvait dans une pauvreté critique.
Pour Rokhat Kadyrova, « Tant que l’économie reste faible, aucun programme d'État d’amélioration sanitaire ne peut être efficace. Avec une population qui connaît la pauvreté, le chômage, qui reçoit des salaires insuffisants, qui n’a pas la possibilité de se reposer et qui vit sous pression, la mortalité maternelle demeurera inchangée. Résoudre les problèmes de santé n’est pas aisé. C’est seulement en renforçant l’économie que l'État pourra envisager de développer un système de protection sociale accessible à tous et des mesures spécifiques à la santé des femmes. Car la santé des femmes détermine la santé à venir de notre nation ».

Notes de la traductrice:
[1] L’avortement est autorisé au Tadjikistan. En 2003, les Nations unies donnaient un taux de 11/1 000 femmes entre 15 et 49 ans. En France métropolitaine, le nombre d’avortements était évalué à 209 700 en 2006, d’où un taux d’avortement de 14,5/1 000.
[2] Ces hommes qui émigrent sont des saisonniers: ils reviennent régulièrement chez eux, après de longues absences loin de leur foyer.

 

* Par Tilav RASSOUL-ZADE

Traduction : Sophie Tournon
Texte original et photos : Tilav Rassoul-Zade, www.ferghana.ru