Le président ukrainien Volodymyr Zelensky souhaiterait créer un corridor vert, sorte de zone écologique ouverte aux touristes et aux investisseurs, dans la zone d’exclusion de Tchernobyl. Celle-ci, considérée comme sûre depuis l’inauguration, en 2016, d’une arche qui confine le réacteur accidenté (achevée en 2018 et livrée en 2019), est en phase de devenir un espace d’innovation et d’expérimentation.
Le 29 novembre 2016 a été inaugurée la nouvelle arche de Tchernobyl, en présence de Xavier Huillard, président directeur général de la société française Vinci Construction, de Nicolas Caille, directeur du projet Novarka(1), de Hans Blix, directeur du Chernobyl Shelter Fund (CSF ; lors de l’accident de Tchernobyl, il dirigeait l'Agence internationale de l'énergie atomique – AIEA), de Shigeki Sumi, ambassadeur du Japon en Ukraine, de Sir Suma Chakrabarti, président de la Banque européenne pour la reconstruction et le développement (BERD), et enfin, de Petro Porochenko, alors président de l’Ukraine (2014-2019).
Cette cérémonie historique, qui s’est déroulée à quelques mètres seulement du réacteur accidenté le 26 avril 1986, a marqué officiellement, trente ans plus tard, la fin de la « guerre »(2) sanitaire de Tchernobyl.
Un monument symbolique pour la nouvelle Ukraine
L’enceinte de confinement construite par Novarka, la « plus grande structure jamais construite »(3), est présentée par ses concepteurs comme une sorte de huitième merveille du monde, « ouvrage unique par son échelle », « concentré d’innovation » et « bâtiment magnifique ». Cet ouvrage a une double vocation : confiner et démanteler.
Baptisée arche, cette enceinte se veut par analogie à la fois Arche de Noé du XXIe siècle et nouvelle Arche d’Alliance. Dans le concept avancé par le consortium français, l’idée d’une Ukraine sauvée du déluge de la radioactivité est en effet omniprésente. Xavier Huillard insiste en outre sur le fait que « cette arche symbolise l’alliance des peuples pour réparer les conséquences de la tragédie de 1986 et pour faire progresser la sûreté environnementale ».(4) L’arche, dénomination française du projet, est aussi le nom du consortium Vinci-Bouygues : Novarka est en effet la contraction de novaïa arka (en russe) ou nova arka (en ukrainien), c’est-à-dire nouvelle arche.
En anglais en revanche, l’expression retenue renvoie au confinement : New Safe Confinement. Les autres appellations, assez proches de l’idée de confinement, font référence à l’abri : en russe, on parle du projet Oukrytie 2 (abri 2). Le fonds de la BERD, dirigé par Hans Blix, s’appelle le Chernobyl Shelter Fund. Le seul terme commun entre les différentes langues est celui de sarcophage (en anglais : Chernobyl Nuclear Power Plant sarcophagus ; en russe et en ukrainien : sarkofag).
Ces variations linguistiques mettent en avant des idées différentes, ainsi que des caractères civilisationnels. Les termes de sarcophage, d’abri et de confinement renferment l’idée d’enterrement, de mausolée, de mort sacrée, bien loin des idées associées à celui d’arche. On peut considérer que ces différentes appellations – de l’arche au confinement – mettent en lumière d’un côté l’esprit français idéaliste des Lumières et, de l’autre, l’esprit pragmatique anglo-saxon. La République française porte en elle l’idéal messianique de la démocratie : il s’agit d’apporter la liberté, l’égalité et la fraternité. D’ailleurs, pour décrire l’immensité de l’arche, Xavier Huillard fait référence à une autre réalisation française symbolique, « La Liberté éclairant le monde », véritable nom de la statue de la Liberté offerte aux États-Unis à l’occasion du centenaire de la Déclaration d’indépendance américaine (1776).
Mais, en Ukraine, l’ambitieux projet français est limité par une réalité : le cœur du réacteur n° 4 accidenté en 1986 est toujours en fusion à basse température(5). L’accident intervenu le 26 avril 1986 était le résultat de deux explosions thermiques et d’un incendie. Le principal danger alors était que l’incendie provoque une explosion nucléaire qui aurait rasé l’Europe. D’où la précipitation des autorités soviétiques pour éteindre le réacteur n° 4 et construire un abri, d’abord provisoire, dans l’attente d’un projet ultérieur. Dès lors, dans le concept de Novarka et quoi qu’en dise le consortium français, plus que l’arche, c’est le confinement qui domine. D’ailleurs, c’est toujours le confinement qui domine, le projet de démantèlement de l’ancien sarcophage restant limité jusqu’à aujourd’hui : peu présente lors de la cérémonie de 2016, cette délicate mission a été annoncée en août 2019 mais la fusion continue du cœur du réacteur constitue un obstacle de taille.
Il convient aussi de souligner que la construction du sarcophage, projet majoritairement européen, s’est étalée grosso modo durant la période de la révolution ukrainienne, notamment de son apogée – l’Euromaïdan (2014). Celle-ci incarne le tournant résolu de l’Ukraine vers l’Ouest, avec la signature de l’Accord d’association avec l’Union européenne par Petro Porochenko, le 16 novembre 2014. L’érection de l’arche est donc simultanée à une véritable rupture historique pour le pays. Un peu plus de dix jours après la signature de l’accord ukraino-européen, c’est avec un ton enthousiaste que P. Porochenko a achevé son discours lors de l’inauguration de l’arche : « Cette unité [des alliés de l’Ukraine] permet non seulement de construire des enceintes parmi les plus importantes au monde, mais aussi de soutenir et de construire la nouvelle et formidable Ukraine »(6). L’arche se voit ainsi d’emblée dotée d’une double mission.
La zone de Tchernobyl, un espace rentabilisé
« Sécuriser Tchernobyl »(7) est le maître-mot de Novarka. L’arche permet de réhabiliter la zone, l’objectif étant de faire de Tchernobyl un espace d’innovation grâce à des infrastructures de pointe. C’est-à-dire en fait, de reconstruire cet espace à l’image de ce qu’il était à l’époque soviétique, avant la catastrophe. Mais cette fois, grâce au tourisme et à l’investissement.
Diminuer le risque par l’établissement de normes de tolérance des radionucléides permet d’augmenter l’attractivité de l’espace. C’est d’ailleurs un argument évidemment avancé par les entreprises touristiques qui opèrent tout à fait officiellement dans la région. Or, comme le mentionnait déjà en 2006 Wladimir Tchertkoff dans son ouvrage Le crime de Tchernobyl, « […] les normes invoquées ne protègent personne. Elles ont été inventées pour légitimer politiquement les rejets radioactifs des centrales atomiques dans l’atmosphère. […] La norme de la vie, c’est zéro radionucléide artificiel dans l’organisme humain. »(8)
Pourtant, alors même que l’enceinte n’a été livrée que plus de deux ans après la cérémonie de fin de confinement, deux années passées entre l’inauguration triomphale de l’ouvrage en novembre 2016 et sa livraison finale en janvier 2019, le tourisme noir s’est développé durant cette période dans la zone de Tchernobyl. Poursuivant cette entreprise de réhabilitation de la zone, en septembre 2018 (du 17 au 21), l’exposition « Chornobyl: the territory of change »(9) a été présentée au sein de l’enceinte de l’AIEA à Vienne durant la 62ème conférence de l’Agence. Puis, le 5 octobre 2018 a été inaugurée la première centrale solaire d’Ukraine, située à 100 mètres du réacteur n° 4 (elle a été construite par le consortium ukraino-allemand Solar Chernobyl Group, composé de l’entreprise ukrainienne Rodina et de l’entreprise allemande Enerparc AG. Peu à peu, Tchernobyl devient un espace normalisé, attractif pour les investisseurs (asiatiques en particulier actuellement).
« Essayons désormais d’arrêter d’effrayer les gens et les visiteurs. Tentons plutôt de transformer cette zone d’exclusion en un aimant à chercheurs et à touristes. Faisons-en une terre de liberté qui deviendra l’un des symboles de la nouvelle Ukraine. Une Ukraine sans corruption, ni interdictions stupides, mais avec des investissements et un futur prometteur. Faisons-le ensemble, tous ensemble »(10), déclarait, en juillet 2019, le président ukrainien Volodymyr Zelensky. Pourtant, la zone d’exclusion, d’une superficie de 2 600 km², reste contaminée et mal cartographiée jusqu’à aujourd’hui, la localisation des sites d’enfouissement des équipement ayant servi à la décontamination, notamment, n’existant que dans la mémoire des liquidateurs.
Alors que l’Ukraine est confrontée à une crise dont les dimensions économiques et humanitaires ne peuvent être négligées, V. Zelensky poursuit avec constance la politique d’aménagement de ce territoire, initiée par son prédécesseur P. Porochenko. On ne saurait mieux reconnaître qu’en la baptisant arche, symbole de renaissance, d’alliance, mais aussi symbole de triomphe, le groupe français qui l’a installée a donné à cette structure métallique de confinement une dimension idéologique : cette construction sacralisée voulue comme une matérialisation de renouveau se doit d’incarner désormais l’orientation résolument adoptée par l’Ukraine nouvelle.
Notes :
(1) Novarka est un consortium composé à parts égales des entreprises françaises Vinci Construction et Bouygues Construction, spécialisées dans le bâtiment et le génie civil.
(2) Natalia Borisovna Manzurova, Tatiana Kasperski, Sezin Topçu, « De Maïak à Tchernobyl, la ‘guerre’ radioactive : une liquidatrice témoigne. Entretien avec Natalia Borisovna Manzurova », Mouvements des idées et des luttes, 16 septembre 2016.
(3) Novarka [Replay] : Cérémonie de confinement du réacteur n 4 de Tchernobyl, Vinci Construction, YouTube 16 décembre.
(5) Claude-Marie Vadrot, « Le nouveau sarcophage de Tchernobyl ne sert à rien », Politis, 26 avril 2017.
(8) Wladimir Tchertkoff, « Cinquième partie : les villages de V. Nesterenko ». Chapitre 1 : villages contaminés vus de près, in Le crime de Tchernobyl. Le Goulag nucléaire, Actes Sud, Paris, 2006, pp. 398-399.
(9) Chernobyl NPP, « Chornobyl: The Territory Of Change », YouTube, 10 octobre 2018.
(10) « ES ofitsialno peredal Oukrainé Novyï bezopasnyï konfaïnment na tchernobylskoï AÈS » [L’UE a officiellement remis à l’Ukraine un nouvel abri sûr dans la centrale nucléaire de Tchenobyl], 5.ua, 10 juillet 2019.
Vignette : L’arche de Tchernobyl, novembre 2016 (source : Novarka.com).
* Alexandrine Chevet est étudiante en Master 2 « Études russes » à l’Inalco.