Une «Vienne du Nord»? Riga, laboratoire de la social-démocratie (1920-1934)

Le rôle joué par un « socialisme municipal » pragmatique dans le développement urbain en Europe entre les deux Guerres mondiales est bien connu. Mais la politique menée à Riga par les sociaux-démocrates a été largement oubliée en raison de l’hostilité des régimes qui lui ont succédé.


Photographie du chantier de construction du marché central de Riga, 1928L’effondrement conjoint en 1917-1918 des Empires russe et allemand a permis la naissance inespérée de républiques baltes dont la souveraineté fut toutefois maintenue durant plus de vingt ans. Si le retour en force des impérialismes était évidemment craint, la perspective d’un effondrement interne de petits pays trop faibles et divisés socialement dominait également les analyses des premiers observateurs occidentaux. Les villes lettones avaient subi de plein fouet la guerre (matériellement et humainement), avaient vu leur appareil industriel et commercial détruit, avaient perdu les marchés russes et occidentaux. Elles connaissaient donc durant les premières années de l’indépendance une misère profonde, en particulier à Riga[1]. La misère sociale fut en partie endiguée grâce à la détermination des sociaux-démocrates dans un environnement politique démocratique faisant d’eux la première force politique dans la ville. Une partie d’entre eux devinrent peu à peu les partisans d’un socialisme pragmatique, ancré dans la vie municipale mais caché sous les oripeaux d’une propagande engagée.

Une «ville en crise»

De par son passé et le formidable développement urbain qu’elle a connu avant la guerre, Riga est perçue immédiatement par les observateurs d’alors comme une capitale. Mais comme les autres villes européennes, la capitale lettone souffre d’une crise du logement aiguë[2]. Si la guerre avait provoqué l’évacuation partielle de la population et donc fortement dépeuplé en général la ville (on passe de plus de 500.00 habitants en 1914 à 200.000 habitants en 1919), l’afflux de population revenant de Russie ou quittant les campagnes pose immédiatement problème (340.000 habitants en 1925). Si les dégâts matériels liés aux conflits ont été finalement assez limités, le rôle de ville de front a abouti à la dégradation voire, surtout en périphérie, la destruction de maisons en bois pour les besoins de chauffage. Les rues sont mal entretenues. Beaucoup de propriétaires qui multiplient les spéculations financières ou commerciales hésitent à assurer la réparation ou louer des biens devenus peu rentables, d’où de multiples abus et les conflits avec les locataires. Pire, la déstructuration du système de transports publics empêche les quartiers ou les villages périphériques de jouer leur rôle d’exutoire à la pression urbaine d’alors.

Le problème de la traversée de la Daugava est symbolique de cette crise: en dehors d’un pont ferroviaire inauguré en 1914 et d’un service de bacs, la ville ne dispose que de deux ponts fragiles. Pire, la débâcle des glaces met régulièrement en danger les ponts: en 1924, le pont de Lübeck est emporté et il faut construire en toute urgence un nouveau pont flottant, qui, presque chaque hiver, doit être en partie démantelé[3].

Si l’on ajoute qu’une grande partie des nouvelles administrations ont dû s’entasser dans des immeubles de logement peu adaptés, que le centre recèle un grand nombre d’édifices vétustes, on voit que Riga souffre d’un surpeuplement et d’un entassement qui aboutissent à une situation inquiétante en terme d’hygiène et de propagation de maladies contagieuses.

Construire et éduquer: l’émergence d’une capitale moderne et ouvrière

Pour la première fois depuis sa création en 1904, le parti socialiste letton peut avoir une existence légale et reconnue. Son audience politique lui permet de sortir de l’opposition et de sa fonction tribunitienne pour mettre en œuvre ses idées[4].

Les socialistes instaurent de nombreuses impositions sur les commerçants. Les spectacles leur permettent de dégager des revenus supplémentaires. Ils peuvent ainsi s’attaquer en priorité à la question du logement. Ils initient et permettent le vote d’une loi sur les loyers en 1924 sur le modèle de la municipalité de Vienne en Autriche. Cette loi favorise l’encadrement des loyers et la création d’offices municipaux ayant pour but de gérer les conflits. La perception d’un impôt sur les loyers alimente un fonds d'investissement permettant de financer la construction de logements. L’utilisation du droit de préemption permet à la Ville d’assurer une rectification du tracé de certaines rues et d’acquérir des terrains qui servent à la construction d’immeubles de logements et d'équipements publics. Ceux-ci sont conçus suivant des principes fonctionnalistes par ceux qui sont en train de devenir les plus grands architectes lettons de l’époque (Pāvils Dreijmanis, Ernests Štālbergs, Osvalds Tīlmanis etc.). Parmi ces réalisations, on citera par exemple l’école de la rue Miglas ou les blocs de logements des rues Ausekļa et Samarina (aujourd’hui Lomonosova)[5].

Cette politique se combine avec le remodelage systématique du réseau de transports urbains et la mise en place de nouvelles lignes, mais aussi avec l’effort entrepris en faveur des parcs et des jardins. En 1930 est ainsi inauguré un «parc de l’année 1905» sur un lieu de la mémoire ouvrière. Si les fonds manquent et si les populations les plus pauvres ont parfois du mal à accéder à ces réalisations, l’effort entrepris permet d’atténuer les effets de la crise.

Les socialistes favorisent également le développement de politiques hygiénistes avec la construction de nouveaux hôpitaux municipaux, de dispensaires de proximité (qui assurent le suivi de proximité des habitants tout comme le traitement des maladies les plus graves) et d’institutions s'occupant des enfants ou des personnes âgées nécessiteuses. Le contrôle par les socialistes de la gestion des caisses d’assurance-maladies permet des synergies positives: la prise en charge globale des soins, en particulier des plus démunis, ainsi que le soutien des caisses aux programmes sanitaires permettent d’entretenir le dynamisme du secteur médico-social et un net rapprochement avec les standards occidentaux[6].

La construction du Marché central à partir de 1924 (avec ses installations ultra-modernes pour l’époque) est le symbole d’une politique de modernisation, d'hygiène et d'approvisionnement efficace de la population. Une partie de la bourgeoisie lettone et l'État soutiennent financièrement et politiquement le projet. Mais les socialistes jouent un rôle décisif dans l’adoption du projet contre la volonté de certains conseillers municipaux qui jugent le projet trop coûteux et sont plutôt favorables à la construction d’un pont sur le fleuve.

Une municipalité «socialisante»? 

Le rôle joué par les socialistes au sein de l’administration municipale permet d’assurer le versement de larges subventions aux organisations proches du parti, en particulier dans le souci de promouvoir la culture et les loisirs populaires (théâtres populaires, écoles techniques ou artistiques municipales). Le grand artiste et peintre Romans Suta travaille ainsi au sein de l’école populaire de dessin et de peinture de Riga. Ce soutien s’effectue malgré l’opposition virulente d’une grande partie de la Droite qui y voit au mieux des dépenses inutiles ou redondantes, au pire des subventions en faveur d'organismes comme l’association sportive ouvrière vue comme une «garde nationale» socialiste déguisée.

La construction de la nouvelle Maison du Peuple dans la rue Bruņinieku à partir de 1929 symbolise cette politique. Ce complexe rassemble bureaux, restaurants et bibliothèques. Il devient rapidement un quartier général officieux de l’action socialiste.

Le contrôle de plusieurs départements administratifs de la ville permet aux socialistes d’employer de nombreux sympathisants. Ces derniers forment l’ossature d’une bureaucratie chargée de contrôler (à travers un réseau d’offices et d'inspections, par exemple du logement) et de mettre en place des normes sociales ou techniques. Cette administration est certes jugée parfois très tatillonne par l’opinion publique, mais ses compétences permettent de canaliser et éviter un développement trop anarchique de la ville[7].

Cette tendance aboutit cependant au recrutement excessif de personnel aux compétences limitées, par exemple dans les jardins municipaux ou parmi les dirigeants ou enseignants des différentes écoles populaires techniques. Le parti prête ainsi le flanc aux critiques de ses adversaires politiques contre de nombreux services jugés pléthoriques ou au mode de recrutement népotique.

La critique et l’oubli

La gauche municipale mène une politique active, visant à proposer des solutions globales aux problèmes structurels touchant l’agglomération. Comme le reste des élites lettones, par les nombreux voyages entrepris, l’étude des politiques urbaines, par le biais de conférences didactiques, les dirigeants socialistes favorisent progressivement l'européanisation de la Lettonie et de la ville. S’inspirant des modèles autrichien, allemand et dans une moindre mesure français, ils acclimatent aux réalités locales certaines expériences occidentales.

Cette politique produit ses premiers résultats à la fin des années 1920 mais reste fragile compte tenu de la précarité des finances locales. La crise économique et financière qui frappe durement la Lettonie à partir de 1931 les prend de court et fragilise de plus en plus ce socialisme municipal. Parallèlement, la nouvelle stratégie initiée par le Komintern à partir de 1928 aboutit à une lutte fratricide entre socialistes et communistes qui affaiblit l’action socialiste au conseil municipal. En outre, les socialistes sont exposés à la contestation désormais frontale de la Droite, qui fait le procès systématique d’une gestion ayant abouti pour eux à la dilapidation de tous les fonds municipaux et à des résultats jugés trop limités. À partir de 1931, la ville est pratiquement ingouvernable, Droite et Gauche refusant toute coopération et menant des batailles d’obstruction systématique.

À partir de 1934, le régime de Kārlis Ulmanis assure une épuration drastique du personnel et remet en cause systématiquement le bilan socialiste des années démocratiques. K.Ulmanis veut façonner un nouveau Riga grâce à une politique de grands travaux et construire une véritable métropole symbolisant la fierté lettone retrouvée. Il n’en reste pas moins que la dictature prônera en matière sociale et urbanistique un dirigisme et une volonté de modernisation qui s’appuieront largement sur les fondations posées par la gestion socialiste de la ville. Mais en 1940 arrive au pouvoir régime soviétique qui passera largement sous silence, du moins dans les publications officielles, l’œuvre des socialistes sinon pour la discréditer dans la critique assez systématique de l’époque bourgeoise.

Cela explique qu’aujourd’hui, si on excepte le travail de certains historiens, la contribution limitée mais réelle des sociaux-démocrates à l’histoire de la ville soit si peu connue et qu’une analyse scientifique et équilibrée des résultats des politiques entreprises alors manque encore.

Notes :
[1] Daina Bleiere et aliiHistoire de la Lettonie au 20e siècle, Riga, 2006, p.209.
[2] «Die Wohnungsnot in Riga», Rigasche Rundschau, 18 juillet 1925. Ce journal fait un compte-rendu détaillé de tous les conseils municipaux qui ont lieu généralement le dernier ou avant-dernier jeudi de chaque mois.
[3] Rigasche Rundschau des 4 novembre 1921, 14 et 25 avril 1924.
[4] Sur ce sujet, voir l'autre article de Julien Gueslin dans ce même dossier, «Les socialistes dans la vie politique municipale de Riga (1920-1934)».
[5] Voir pour d’autres exemples le Lielais Rīgas arhitektūras ceļvedis de Jānis Krastiņš et Ivars Strautmanis, Riga, 2004.
[6] Archives du Bureau international du Travail (ILO, Genève), N 312/3/26, Notes de missions en Lettonie (Dr. Fuhs et Abramson) et CAT 5-45-2 et 1-27-7 (voyages en 1921 et 1927 d’Albert Thomas en Lettonie).
[7] Suzanne Pourchier-Plasseraud, Les arts de la Nation: Construction nationale et arts visuels en Lettonie 1905-1934, Rennes, 2013, p.317 et suivantes.

Vignette : Photographie du chantier de construction du marché central de Riga, 1928 (Musée d'Architecture de Lettonie, fonds personnel de l'architecte Pāvils Dreimanis, n° d'inventaire D3–35).

* Historien, chercheur partenaire de l'UMR IRICE (CNRS-Université Paris 1-Panthéon-Sorbonne)