Riga : arène d’affrontements politiques et identitaires autour de la citoyenneté

Le fait que des pans entiers de la population lettone ne soient pas porteurs de la citoyenneté de leur pays, n’est pas spécifique à Riga. Toutefois, l’hypertrophie de la capitale lettone a pour effet de présenter sous forme souvent exacerbée ce problème, où la réalité du terrain se heurte systématiquement aux représentations qu’on en fait. 


«Mon ami le non-citoyen», action du Congrès des non-citoyensContrairement à d’autres États européens, y compris les nations « jeunes » nées sur les décombres des Empires après la 1ère Guerre mondiale ou après la chute du Mur de Berlin en 1989, le cas de la citoyenneté lettonne est particulier pour plusieurs raisons. Premièrement, de par l'importance numérique des populations concernées : en 1993, trois ans après la proclamation de l’indépendance de 1990, 33,6 % de la population de la Lettonie n’étaient toujours pas en possession de la citoyenneté idoine[1]. Deuxièmement, la citoyenneté devint d’emblée un des fondements déclarés de la natio-genèse lettonne après 1991. Enfin, et à l’encontre du discours convenu en sciences sociales depuis les travaux pionniers d'Elias et Scotson[2], l’exclusion –en l’occurrence du corps de la nation– en Lettonie n’est pas un fait « relationnel », mais institutionnel, étant devenue une composante de l’habitus politique du pays.

La non-citoyenneté en Lettonie : lectures et interprétations

La non-citoyenneté en Lettonie est un phénomène qui se lit à trois niveaux : juridique, politique et symbolique.

Juridiquement, les mécanismes d’octroi de citoyenneté découlent du principe de « continuité » entre l’indépendance de 1991 et celle de 1918. La restauration en 1992 de la Constitution historique de la Lettonie, votée pour la première fois le 15 février 1922, comme la nouvelle Loi fondamentale, mit entre parenthèses la période soviétique, désignée comme « occupation ». Les migrants allogènes venus s’installer en Lettonie entre 1946 et 1991 et leurs descendants, se sont donc retrouvés littéralement « hors la loi ». Le 15 octobre 1991 la première loi sur la citoyenneté fut adopté par le Conseil Suprême de la Lettonie, assemblée provisoire et hybride, héritière formelle des instituions soviétiques, mais élue au suffrage universel, dominée par les militants du Front populaire letton, préfigurant de la nouvelle diète (Saeima). Cette loi entérine la situation des personnes se trouvant sur le sol letton (certaines, depuis trois générations), qui ne peuvent prouver leur lien (ou celui de leurs ancêtres directs) avec la république de 1918-1940, leur autorisant la résidence, mais leur refusant la citoyenneté pleine et entière. Afin d’accéder à la citoyenneté, ces dernières doivent se soumette au processus de naturalisation. La loi est amendée ultérieurement en 1995, 1997, 1998, et sa dernière rédaction, en vigueur à ce jour, date du 1er octobre 2013.

Politiquement, la question de la citoyenneté se trouve depuis le retour à l’indépendance au cœur des rivalités de pouvoir en Lettonie. Cheval de bataille traditionnel des partis russophones issus de l’ancien Interfront, contestataires implicites du projet de l’indépendance nationale, le refus structurel de la « variante zéro » (octroi automatique de la citoyenneté à tous les résidents de la Lettonie, anciens citoyens soviétiques), demeure également la pierre angulaire des blocs politiques nationaux, au pouvoir depuis la chute de l’URSS. En même temps, la position du Centre de l’harmonie (Saskaņas centrs), principal parti (crypto-)russophone dirigé par le charismatique maire de Riga, Nils Ušakovs[3], qui est aujourd’hui le mouvement politique le plus important du parlement en nombre absolu de députés, reste ambiguë. Les instances européennes ont, de leur côté, à plusieurs reprises critiqué la politique lettonne en matière de citoyenneté, telles l’OSCE[4] et le Conseil de l’Europe.

Enfin, l’octroi non-automatique de la citoyenneté à tous les résidents « historiques » russophones est un enjeu majeur sur le plan symbolique de l’affrontement identitaire, systématiquement représenté par le discours officiel, politique ou médiatique, de la Fédération de Russie ainsi que par la presse russophone lettonne, comme une atteinte aux droits de l’homme, tout en étant défendu par la classe politique lettonne avec la même ténacité, même si dans les faits la politique de naturalisation s’est grandement assouplie entre-temps, y compris sous l’influence de l’Union Européenne.

La citoyenneté et l’espace urbain

En toute logique, les non-citoyens se trouvent historiquement plus nombreux dans les villes que dans les campagnes, les migrants allogènes s’installant essentiellement en milieu urbain et périurbain, notamment autour des chantiers industriels soviétiques[5]. Ainsi en 1993, deux ans après le recouvrement de l'indépendance, la ville de Riga comptait officiellement 442 181 non-citoyens sur 874 172 habitants[6], créant ainsi une situation paradoxale où la capitale nationale se voyait peuplée pour une moitié par la population, de jure, étrangère. Toutefois, au fil des ans la situation est en train de changer : en 2000, Riga comptait déjà seulement 248 107 non-citoyens sur 723 931 habitants, et en 2013, 141 664 non-citoyens sur 619 618 habitants. Ainsi, le nombre de non-citoyens à Riga diminue, étant passé de plus de 50 % à 23 %, en 22 ans[7]. D’une zone de non-citoyenneté aux débuts de l’indépendance, la capitale lettonne se transforme graduellement, en une ville juridiquement davantage conforme, même si le pourcentage de non-citoyens y reste largement supérieur à la moyenne nationale (autour de 13 % en 2013), faisant de la ville le troisième lieu de concentration de non-citoyens en pourcentage de la population totale[8]. Cette diminution doit s’expliquer par plusieurs facteurs : intensification du processus de naturalisation, renouvellement générationnel, maîtrise grandissante du letton par les jeunes russophones –obstacle premier à la naturalisation de leurs aînés–, vagues successives d’émigration.

Il ne serait pas aisé de cartographier avec précision la répartition territoriale des non-citoyens à Riga. Deux indicateurs pourront signifier leur présence importante, voire majoritaire dans un quartier donné de la ville : la « nationalité »[9] des habitants et leur âge moyen. Les Lettons ethniques étant quasi systématiquement porteurs de la citoyenneté de droit (avec toutefois, 0,3 % des non-citoyens porteurs de « nationalité » lettonne, soit environ 900 personnes), les quartiers de l’agglomération à forte proportion d’allogènes russophones auraient un pourcentage notable de non-citoyens. Par ailleurs, c’est dans les tranches d’âge les plus élevées parmi les non-Lettons, qu’on retrouve le plus grand nombre de non-citoyens[10]. Par conséquent, plus un quartier recèle de non-Lettons, et plus il compte de retraités, plus forte y serait la présence de personnes qui ne détiennent pas la citoyenneté de le Lettonie. Des grandes cités dortoirs de la périphérie proche (Ķengarags, Imanta, Pļavnieki) et quelques faubourgs historiques (Āgenskalns, Iļģuciems, Purvciems, Bolderāja) figureraient selon toute probabilité dans le palmarès.

Non-citoyens : enjeu politique au cœur des rivalités de pouvoir

C’est dans le contexte urbain de la capitale –lieu de concentration de pouvoirs et de richesses–, que l’on peut démentir trois représentations liées au statut de non-citoyen : il serait toujours subi, jamais choisi ; il serait synonyme d’exclusion sociale et économique ; et enfin, il serait congénital à la condition minoritaire, celle de membre de la communauté russophone. Aussi pour certains groupes sociaux (personnes âgées, ci-devant migrants soviétiques, anciens militaires), la non-citoyenneté confère-t-elle certains avantages, comme la possibilité de percevoir la pension de retraite russe (compatible avec celle provenant de la Lettonie) ou de bénéficier de régime d’entrée libre en Russie, où ce groupe garde bien plus d’attaches culturelles et, surtout, familiales que les générations plus jeunes. Par ailleurs, plusieurs personnalités de l’élite économique lettonne, y compris certains capitaines d’industrie, ne détiennent pas la citoyenneté du pays. Enfin, le succès aux élections municipales de Riga en 2009 du Centre de l’harmonie, dû essentiellement (mais non exclusivement) au vote allogène, montre que la majeure partie de la population russophone de la ville a accédé au statut de citoyens et que cette communauté des exclus est devenue une force politique.

Les non-citoyens de Riga, ne pèsent aujourd’hui que peu sur l’équilibre politique de la capitale. Le droit de vote lors des élections municipales leur a toujours été refusé par les gouvernements successifs, bien que des voix s’élèvent depuis 2005 en Lettonie, et surtout au sein des instituions européennes, pour lever cet interdit, comme c'est le cas en Estonie. Si jamais, ils pouvaient exprimer leur volonté politique, ce serait sans aucun doute au profit des partis communautaires : appartenant potentiellement au vivier du Centre de l’harmonie qui toutefois ne leur promet rien, Nils Ušakovs s'étant même opposé, à titre personnel, à l'idée de naturalisation automatique. Ils pourraient également être tentés par des mouvements plus radicaux, teintés davantage de nostalgie des modi vivendi soviétiques. En renforçant des partis extrêmes comme ZaPCHEL ou ZaRIa de Vladimir Linderman, qui prétendent représenter les non-citoyens mais ne possèdent aucun siège au conseil municipal, leur vote aurait pu entériner l’hégémonie de la communauté russophone dans la vie politique de Riga, tout en obligeant le Centre de l’harmonie, soit à se solidariser avec les partis radicaux, en perdant leurs sympathisants lettons, soit à « lettoniser » davantage son discours au risque de se couper d’une partie de l’électorat russophone. Ainsi la passivité politique des non-citoyens arrange toutes les forces politiques de la capitale, tant que l’équilibre démographique de l’agglomération reste inchangé.

Notes :
[1] Vladimir Buzaev, Negrajdane Latvii (Non-citoyens de la Lettonie), Comité letton des droits de l’homme, 2007, p. 8. L’ouvrage de V.Buzaev, bien qu’orienté politiquement et de ce fait biaisé dans son narratif, contient des données statistiques fiables et pertinentes.
[2] Norbert Elias, John L. Scotson, The Established and the Outsiders: A Sociological Enquiry into Community Problems, F. Cass, Londres, 1965.
[3] Sur ce sujet, voir l'article de Céline Bayou dans ce même dossier, « Nils Ušakovs, maire pragmatique d’une société de gauche post-ethnique ? »
[4] Cf. Le compte rendu du député français Jacques Myard en 2000, chargé par la délégation pour l'Union européenne de suivre le processus d’adhésion de la Lettonie:http://www.assembleenationale.fr/
[5] V. Buzaev nie le caractère organisé des déplacements des populations allogènes vers la Lettonie depuis 1946, en renvoyant notamment à l’absence des circulaires allant dans ce sens dans les archives. Les analyses de J.Prikulis, bien qu’également soumis à des impératifs politiques, allant dans le sens contraire de ceux de Buzaev, semblent, néanmoins, plus convaincantes. Cf. Juris Prikulis, « Migration and Repatriation Issues in Post-Soviet Countries: the Latvian Case », NATO Research Democratic Institution Felloship, juin 1997.http://www.nato.int/acad/fellow/95-97/prikulis.pdf
[6] V. Buzaev, op.cit., p.11.
[7] Ce chiffre comprend toutefois également les citoyens des États autres que la Lettonie.
[8] « Nepilsoņi kartē » (Les non-citoyens sur une carte), http://neogeo.lv/?p=13139
[9] Le distinguo citoyenneté/nationalité dans le contexte letton est hérité de la pratique politique soviétique, selon laquelle, on entend sous le terme de citoyenneté les compétences civiles et politiques d’un membre de l’État-nation, ou assimilé, tandis que celui de « nationalité » désigne l’appartenance à un groupe ethnolinguistique.
[10] Buzaev, op. cit., p. 15.

 

* André FILLER est professeur des universités à l'IFG.

Vignette : «Mon ami le non-citoyen», action du Congrès des non-citoyens.

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