Union européenne et Asie centrale: des raisons de s’entendre

En présentant sa Stratégie pour l'Europe centrale, en juin 2007, l'Union européenne est passée d'un rôle d'observateur à celui d'intervenant selon des critères mieux affirmés. Elle reconnaît ainsi que les tendances géopolitiques actuelles observées en Asie centrale influencent considérablement le destin de la région. Réciproquement, les systèmes politiques des pays centrasiatiques pourraient avoir un effet sur l’équilibre des forces du monde. C’est pourquoi, la sécurité et la stabilité de l’Europe sont liées aux événements et aux tendances de l’Asie centrale.


(Traduction du russe : Ph. Frison)

Arbitrage entre autorités et oppositions

La religion dominante dans les cinq Etats de la région est l’islam avec des variations du degré de sécularisation des populations. Ainsi, les populations du Kazakhstan, du Kirghizstan et du Turkménistan sont plus laïques que celles de l’Ouzbékistan et du Tadjikistan. Mais, la circonspection est de mise face aux déclarations de certains responsables de la région sur le risque général posé par des extrémistes et des terroristes. En effet, au nom de la lutte contre ces derniers, le gouvernement ouzbek combat toutes les formes de pensée hétérodoxe.

L’Union européenne pourrait participer plus activement à la mise en place et au renforcement de modèles laïques de pouvoirs politiques et contribuer à l’instauration d’un dialogue entre les différentes forces opposées. En effet, en Asie centrale, les autorités n’ont jamais su jusqu’ici mener un dialogue normal avec les opposants ou les tenants d’autres positions, mais elles tendent à imposer leurs politiques par la contrainte. Cette question est d’une actualité particulière dans toute la région, surtout au Tadjikistan, en Ouzbékistan et au Kirghizstan.

Tous les pays de la région sans exception peuvent être qualifiés d’autoritaires, y compris le Kirghizstan. Les Droits de l’homme y sont violés partout, surtout en Ouzbékistan, où le président Islam Karimov, âgé de 70 ans, dirige d’une main de fer une population de 27 millions d’habitants. De même, le nouveau président turkmène Gourbangouli Berdymouhamedov, mène globalement la même politique que Saparmourat Niazov, son prédécesseur et ne souhaite pas que la peur qui règne dans la conscience publique s’atténue rapidement, car cela pourrait lui faire perdre le contrôle de la situation.

Cependant, le degré d’autoritarisme varie selon les pays de la région. Les Droits de l’homme et la démocratie sont des sujets si peu appréciés des autorités que celles-ci tendent à les considérer comme une «ingérence dans les affaires intérieures» de leur pays. C'est pourquoi, ces trois-quatre dernières années, l’activité des ONG nationales et internationales de la région qui sont intéressées par ces questions a été très difficile. En ce qui concerne la transformation politique et juridique de leurs Etats, les gouvernements s’en tiennent à une façon de penser locale, voire «isolationniste». Ils considèrent qu’il est impossible de concilier respect des Droits de l’homme et conservation du pouvoir, que la démocratie mènera inéluctablement à une crise de tous les niveaux du pouvoir. On retrouve en particulier cette idée en Ouzbékistan, au Turkménistan et au Tadjikistan.

Les sociétés de la région sont assez politisées, bien que leur comportement sur le plan politique diffère beaucoup. Elles suivent avec attention la position des responsables politiques au niveau mondial et régional pour en déduire les ressorts profonds de leurs actes. La conception que les acteurs extérieurs se font du respect des Droits de l’homme et de la démocratie, son caractère systématique et sa cohérence aux yeux de sociétés par ailleurs peu intéressées par le libéralisme constituent une sorte de révélateur, de manifestation d'un désir d’amitié véritable avec la population et le pays, prévalant sur la recherche de compromis intéressés avec les autorités politiques. Etant donné que le respect des Droits de l’homme et la démocratisation effective de la région sont des éléments fondamentaux de la politique de l’Union européenne, celle-ci doit se poser la question stratégique du poids à donner à la persuasion ou à la contrainte à exercer pour mener une politique en ce sens[1].

Une subtile répartition des rôles

L’Union européenne dispose d’un certain nombre d’avantages pour faire valoir ses intérêts. Par comparaison avec d’autres acteurs, comme la Russie, les Etats-Unis ou la Chine, elle bénéficie d’un capital de confiance important parmi les pays d’Asie centrale. L’absence de stéréotypes négatifs vis-à-vis de l'UE, dans la mémoire historique des sociétés centrasiatiques, son image de zone économiquement développée, le niveau avancé de libéralisme de son système politique font de ses Etats membres des exemples attirants et à imiter. Les pays européens apparaissent aux yeux des élites politiques d’Asie centrale comme des Etats plus mesurés, moins enclins à la partialité dans les questions de politique étrangère et de respect des Droits de l’homme que les autres superpuissances.

Les pays de l’UE ont des positions pluralistes et parfois contradictoires mais qui se fondent dans une ligne générale. La diversité de leurs points de vue en matière de respect des Droits de l’homme et de démocratisation, pourrait être un moyen efficace de promouvoir les valeurs et les intérêts communs de l’Europe si celle-ci sait faire bon usage de cette diversité. Cela suppose que tout en s’en tenant à une même ligne stratégique à l’égard des cinq Etats centrasiatiques, les pays de l’UE puissent se répartir les rôles.

En ce qui concerne la défense des réformes démocratiques, si certains Etats membres de l’UE adoptent une position plus critique, d’autres pourraient faire preuve de plus de souplesse pour devenir des intermédiaires entre les pouvoirs autoritaires centrasiatiques et les forces démocratiques occidentales, en ne cessant de les convaincre de l’intérêt d’une libéralisation de leur système dans l’intérêt à long terme des Etats eux-mêmes. En fait, on observe déjà une telle approche. Seule l’UE a sans doute la possibilité de répartir ainsi les rôles. Les capitales centrasiatiques considèrent, par exemple, Berlin comme un pays européen «compréhensif», qui perçoit les réalités de la région. Ainsi, l'Allemagne s’est en quelque sorte vue confier le rôle d’intermédiaire entre l’UE et l’Asie centrale.

Facilitation des échanges

Ces systèmes économiquement fragiles et politiquement autoritaires ont des attentes réelles à l’égard de l’UE car ils ont besoin de ses investissements et de son aide pour développer leurs économies. La Chine et la Russie sont uniquement intéressées par les matières premières de la région et ne proposent pas d’activités de production et de transformation sur place. Les pays centrasiatiques espèrent que l’Europe pourra proposer des conditions de coopération plus intéressantes pour la population locale. Outre ces questions économiques, l’expérience et le savoir-faire de l’Europe seraient d’une grande utilité pour les pays d’Asie centrale. Il serait bon que l’UE augmente, notamment, considérablement le nombre d’étudiants originaires d’Asie centrale admis dans des établissements d’enseignement supérieur en Europe.

Presque tous les gouvernements centrasiatiques souhaitent diversifier leur politique étrangère. De même, une facilitation des échanges économiques entre les pays d’Asie centrale serait déterminante. La région dispose de toutes les ressources naturelles et humaines nécessaires, mais elle manque d’expérience et n’a pas adopté de position unie sur la nécessité de faire tomber les barrières douanières érigées après les indépendances. Les Etats centrasiatiques en ont tous compris la nécessité, mais sont effrayés par le fossé qui les sépare de leurs voisins. Et c’est justement sur ce plan que l’UE pourrait offrir son assistance aux gouvernements centrasiatiques et les aider à surmonter les obstacles qui ralentissent ce processus. Les frontières, soudain apparues lors de l’indépendance, découragent la population qui n’avait jamais connu de pareilles lignes de séparation entre voisins. La nécessité de la disparition de ces barrières qui prendrait en compte les intérêts nationaux de chacun des Etats de la région devrait peu à peu prévaloir sur des politiques isolationnistes.

La Turquie et l'UE : regards d'Asie centrale

Hormis le Tadjikistan, persanophone, les nations tutélaires des autres Etats de la région sont turcophones. La dimension turque de la politique extérieure des pays centrasiatiques, qui était essentielle, a joué un rôle non négligeable. Dans les années 1990 surtout, la Turquie était considérée comme une sorte d’avant-garde pour les nouveaux Etats turcophones d’Asie centrale. Elle a été la première à reconnaître leur indépendance. Au fil des ans, en particulier ces dernières années, les relations entre Tachkent et Ankara se sont refroidies, tandis que le Kazakhstan continuait de fraterniser avec la Turquie. Dans l’ensemble, la région souhaiterait pourtant que la Turquie devienne membre de l’Union européenne. En effet, dans ce cas, selon les capitales centrasiatiques, elle pourrait jouer le rôle de représentant œuvrant en Europe en faveur des pays turcophones. A moyen terme, me semble-t-il, les nouveaux dirigeants et les élites d’Asie centrale considèreront l'origine turque de leur Etat comme une possibilité de plus de faire prévaloir leurs intérêts.

[1] Politique « de la carotte et du bâton » : l'UE doit-elle maintenir les sanctions imposées à l'Ouzbékistan après les événements d'Andijan de 2005, doit-elle saluer l'abolition de la peine de mort dans ce pays au 1er janvier 2008 ou dénoncer la répression sévère de l'opposition en Ouzbékistan et dans le reste de la région ? La levée globale des sanctions serait un aveu d'impuissance. Il faudrait donc plutôt l'adoption de décisions au cas par cas dans un souci d'efficacité diplomatique.

* Kamoliddin RABBIMOV est politologue d’Ouzbékistan
Photo : © julien brygo - https://www.julienbrygo.com/

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