17 ans de loi anti-avortement en Pologne : ça suffit!

C’est le 7 janvier 1993 que le Parlement polonais vota la loi «sur le planning familial, la protection du fœtus humain et les conditions d’interruption de grossesse», dite loi anti-avortement, après presque quatre ans de débats publics houleux et de tentatives successives de restreindre l’accès des femmes à l’interruption volontaire de grossesse (IVG). 


«Marre de l’enfer des femmes!» (au centre: Wanda Nowicka), Fédération pour les Femmes et le Planning familial (www.federa.org.pl)A cette époque, pourtant, la majorité de la population ne s’opposait pas à cette pratique, rendue accessible et gratuite par les autorités communistes en 1956. Ironie de l’histoire, comme aime à le rappeler la présidente de la Fédération pour les Femmes et le Planning familial, Wanda Nowicka, c’est au moment où la Pologne retrouve sa liberté et la démocratie que les Polonaises, elles, perdent le droit de choisir leur destin.

La loi autorise théoriquement l’avortement dans trois cas: lorsque la santé ou la vie de la mère est menacée, lorsque le fœtus présente une malformation grave ou des signes de maladie incurable, ou lorsque la grossesse résulte d’un acte criminel (viol ou inceste). En pratique, l’accès à l’avortement est difficile pour toutes les femmes, même celles qui y ont droit. Dans les deux premiers cas, la décision de deux médecins est requise. Or souvent ces médecins, se référant à leur clause de conscience, et parfois fermant les yeux sur les risques que présenterait une grossesse ou un accouchement pour la santé de leur patiente, refusent de pratiquer une IVG et de la diriger vers un autre praticien, comme la loi les y oblige. Alicja Tysiac, devenue malgré elle une figure emblématique du combat pour l’avortement en Pologne, fut aussi l’une des victimes de ce conservatisme médical[1].

Les femmes victimes de viol ou d’inceste ne disposent pas d’un accès plus facile à l’IVG parce que la reconnaissance de l’acte criminel serait longue à obtenir. Les procédures judiciaires successives –déposition à la police, obtention d’un certificat auprès du Procureur général- ne tiennent pas compte du délai qui s’applique dans ce cas pour avorter (douze semaines à partir du début de la grossesse). Mais même lorsqu’une femme en obtient l’autorisation, l’accès à l’avortement peut rester théorique. En outre, l’intervention de l’Eglise et la pression que les prêtres locaux exercent sur le corps médical et sur les familles concernées conditionnent souvent l’issue des demandes légales d’avortement.

L’éclosion de pratiques «souterraines»… 

Officiellement, le nombre d'avortements n'a cessé de chuter: on en comptait 138.000 en 1980, 60.000 en 1990 et seulement 685 en 1993[2]. En 1996, la gauche postcommuniste, alors majoritaire au Parlement, parvint à faire introduire un amendement dépénalisant l’avortement pour raisons sociales, c’est-à-dire lorsque la femme enceinte se trouve dans des conditions socio-économiques difficiles. En 1997, le nombre d’IVG officielles dépassa alors les 3.000 cas, mais l’amendement, sur la demande de parlementaires de droite, fut examiné par le Tribunal constitutionnel qui le jugea contraire à la Constitution[3]. Au final, donc, l’amendement fut annulé. En 2001, les chiffres officiels n’annonçaient plus que 124 avortements. Quelques années plus tard, le chiffre semble avoir augmenté, puisque dans son rapport sur l’application de la loi anti-avortement pour 2008 (publié début novembre 2009), le gouvernement faisait état de 499 interruptions de grossesse.

Ces données seraient loin de refléter la réalité, car bien évidemment elles ne prennent pas en compte les pratiques dites «souterraines». Plusieurs associations féministes tentent d’attirer l’attention sur ce phénomène, telle le groupe Entuzjastki («Les Enthousiastes») qui a récemment réalisé un film intitulé «L’Etat souterrain des Femmes» («Podziemne Panstwo Kobiet»). D’après les estimations de la Fédération pour les Femmes et le Planning familial, le nombre d’IVG clandestines se serait situé entre 80.000 et 120.000 en l’an 2000, chiffre encore d’actualité, aux dires de son dernier rapport sur les droits reproductifs en Pologne.

…Coûteuses et parfois risquées

Les avortements clandestins sont généralement pratiqués dans des cabinets privés, par des gynécologues exerçant également dans des hôpitaux publics mais qui officiellement se refusent à ces pratiques. Les femmes y accèdent par l’intermédiaire de publicités dans la presse (on y trouve des annonces de gynécologues spécialisés dans le «retour de règles»), ou grâce à Internet. Ces dernières années, des forums d’entraide se sont constitués sur le net, sur lesquels on évoque tantôt la possibilité de se faire avorter en Biélorussie, tantôt d’acheter des pilules abortives.

Outre le risque d’escroquerie (vente de fausses pilules par exemple), l’avortement clandestin a un coût: celui-ci varierait de 1.500 à 2.500 zlotys environ dans le cas d’un avortement chirurgical (soit entre 370 et 615 euros), voire jusqu’à 4.000 zlotys (plus de 980 euros)[4]. Quel que soit le mode d’obtention, le prix des pilules abortives lui-même est prohibitif.

Finalement, la loi anti-avortement aurait fait éclore un véritable business clandestin, au profit des gynécologues et souvent au détriment des femmes. Car elle a créé une discrimination entre celles qui disposent de moyens financiers suffisants pour bénéficier de services de qualité, et les autres. Les médecins prêts à aider les femmes sans leur en faire payer le prix fort relèveraient de l’exception.

De façon générale, les jeunes filles et les femmes disposent de très peu d’informations sur leurs droits. La possibilité de faire appel d’une décision médicale, dans le cas d’une intervention légale, est quasiment nulle. Les procédures d’appel, mises en place suite à l’affaire Alicja Tysiac (pour les femmes souhaitant avorter dans le cadre légal), à la demande de la Cour européenne des Droits de l’Homme de Strasbourg en 2007, ne semblent toujours pas fonctionner, et l’impartialité de la commission médicale chargée d’examiner les cas n’est apparemment pas garantie dans les textes. Si l’on ajoute à cela la faiblesse de l’éducation sexuelle dans les écoles (en réalité éducation à la vie de famille telle que l’Eglise catholique la conçoit) ainsi qu’un accès restreint à la contraception[5] et aux tests prénataux pour les femmes, le tableau est plutôt sombre.


Manifestation pro-avortement devant le Palais de la Culture, Varsovie, 2007 (© Fédération pour les Femmes et le Planning familial)

L’Eglise omniprésente

L’avortement suscite toujours autant de débats en Pologne. Dans leur combat pour le droit de choisir, les militant(e)s «pro-choice» semblent bien faibles, l’Eglise catholique régnant toujours d’une main de maître sur l’opinion publique, les médias et les milieux politiques. Bénéficiant d’une aura considérable à la chute du communisme, celle-ci s’était fortement impliquée en faveur du «droit à la vie» et de l’entrée en vigueur d’une loi restrictive en matière d’IVG.

La hiérarchie et la presse catholiques ne mâchent pas leurs mots lorsqu’elles s’expriment sur l’avortement. Ainsi, à la suite de la condamnation de la Pologne par la Cour européenne de Strasbourg en 2007 face à Alicja Tysiac, l’hebdomadaire catholique Gosc Niedzielny («L’invité du dimanche») avait publié une série d’articles particulièrement violents envers celle-ci et sa famille. «Nous vivons dans un monde dans lequel une mère reçoit une récompense parce qu’elle voulait tuer son enfant et qu’on ne lui en a pas donné la permission», avait écrit le père Marek Gancarczyk, rédacteur en chef du journal. Il établissait également, dans son éditorial, un parallèle entre la volonté de Mme Tysiac de mettre fin à sa grossesse et le massacre des Juifs perpétré dans le camp d’Auschwitz pendant la Seconde Guerre mondiale[6]. La Cour de Katowice a récemment condamné l’éditeur de Gosc Niedzielny à présenter des excuses à la plaignante et à lui verser la somme de 30.000 zlotys [7.375 €] pour publication de propos de nature agressive, offensante et méprisante, ayant recours au «langage de la haine». Mais cet éditeur a fait appel et le verdict final ne devrait être connu qu’en février 2010. La justice maintiendra-t-elle sa condamnation, alors que de nombreuses voix, y compris dans la presse généraliste, se sont élevés contre celle-ci (selon certaines, Alicja Tysiac serait manipulée par les organisations féministes et les partis de gauche, en particulier l’Alliance démocratique de gauche SLD)?.

Une désaffection de l’opinion

En outre, de moins en moins de personnes seraient prêtes à se mobiliser en faveur du droit à l’IVG au sein de la société civile. L’opinion publique s’est visiblement durcie au cours des années 1997-2007, et si les partisans du droit à l’avortement durant les premières semaines de grossesse demeuraient majoritaires à l’issue de cette décennie (50% en 2007, contre 40% chez les opposants), ils étaient beaucoup moins nombreux que dix ans plus tôt (65% de partisans, 30% d’opposants)[7].

Le 7 janvier dernier, la Fédération pour les Femmes et le planning familial a organisé à Varsovie, avec d’autres organisations féministes, une rencontre faite de débats et de projections de films pour commémorer le dix-septième anniversaire de la loi anti-avortement, sous le titre: «17 ans et ça suffit!». Mais seules une centaine de personnes étaient présentes dans la salle. Rien à voir, donc, avec le Congrès des Femmes polonaises, qui avait rassemblé plus de 3.000 femmes de tous horizons en juin dernier. Ce Congrès a débouché sur une forte mobilisation en faveur de la parité politique (un projet de loi d’initiative citoyenne a été déposé au Parlement en décembre dernier), mais il n’a rien donné en matière d’avortement, car les opinions divergent parmi ces femmes elles-mêmes.


«17 ans et ça suffit!» (© Fédération pour les Femmes et le Planning familial)

Quel avenir pour le choix?

Le manque de mobilisation est l’un des principaux handicaps des organisations «pro-choice». D’après Wanda Nowicka, cela limite leur capacité de lobby sur les milieux politiques: «Les hommes politiques n’ont pas peur de nous. Ils ont peur de l’Eglise, mais nous, ils ne nous voient pas comme un pouvoir fort. De ce fait, il ne se sentent pas obligés de nous écouter […]Nous devons leur montrer que nous aussi nous pouvons faire peur». Sensibiliser la société civile fait donc partie des défis qu’elle s’est fixés pour l’avenir: «Nous devons essayer de trouver des voies alternatives pour communiquer avec la société, la mobiliser en faveur de nos actions. Nous devons lui faire comprendre qu’il existe d’autres points de vue sur la question de l’avortement». La présidente de la Fédération souhaiterait que l’ensemble du mouvement «pro-choice» développe à long terme ses propres médias (Internet, radio, télévision), afin de promouvoir un langage différent de celui qui est proposé par la presse généraliste, de moins en moins accessible aux militants: «Très peu de médias veulent traiter de la question de l’avortement, qui plus est d’une façon qui servirait notre cause».

Actuellement, l’urgence, selon Mme Nowicka, est de rendre l’avortement le plus accessible possible aux Polonaises. Les militants du droit à l’avortement pourraient tirer profit de l’appartenance de la Pologne à l’Union européenne, non pas pour faire changer la loi -car à moins d’un revirement «miraculeux» dans la situation politique nationale, aucun changement n’est à prévoir pour les mois à venir-, mais pour améliorer l’accès réel des femmes à l’IVG. Se faire avorter dans d’autres pays de l’Union (autrement appelé «tourisme d’avortement») ne coûterait pas plus cher que de le faire clandestinement en Pologne. «C’est également plus sûr, plus transparent, et les femmes ne se sentent pas comme des victimes», assure Wanda Nowicka.

Pour autant, modifier la loi de 1993 reste à l’ordre du jour de la Fédération. Malgré les appels lancés par les institutions ou organisations de femmes au niveau international (ONU, Conseil de l’Europe, Lobby européen des Femmes), Mme Nowicka considère qu’il s’agit avant tout d’une affaire interne: «Personne ne changera notre loi pour nous. C’est à nous de le faire». Au sein de la Fédération, le combat continue.

Notes :

[1] Enceinte et souffrant de myopie dégénérative, Alicja Tysiac demanda l’autorisation d’avorter en 2000, car elle risquait de perdre la vue suite à sa grossesse. L’hôpital de Varsovie dans lequel elle se rendit refusa de pratiquer l’avortement, déclarant les menaces insuffisantes. Après la naissance de sa fille, la vue de Mme Tysiac déclina sérieusement, au point qu’on lui accorda le statut d’invalide civil. Elle porta plainte en Pologne pour refus d’avortement légal, mais l’affaire fut suivie d’un non lieu. Elle déposa alors une plainte contre la Pologne auprès de la Cour européenne des Droits de l’Homme, en 2003. Le 20 mars 2007, celle-ci condamna la Pologne à verser à Mme Tysiac la somme de 25.000 euros de dédommagement, pour impossibilité de pouvoir faire appel de la décision du gynécologue de l’hôpital. La Pologne fit appel de la décision mais cet appel fut rejeté en 2007.
[2] Nowicka, Wanda, dir. Les droits reproductifs en Pologne. Les effets de la loi anti-avortement. Rapport 2007. Fédération pour les Femmes et le planning familial, Varsovie.
[3] Le Tribunal jugea qu’en tant qu’Etat démocratique la Pologne avait pour devoir de protéger la vie des individus «depuis sa conception», ajoutant: «De la reconnaissance de la vie humaine comme valeur constitutionnelle résulte une nécessaire restriction des droits de la femme enceinte». En 2007 le Parlement rejeta la demande de la droite conservatrice d’inscrire dans la Constitution la protection du fœtus «dès sa conception», ce qui aurait signifié l’interdiction totale de l’IVG.
[4] Le salaire mensuel moyen s’élevait à 3.190 zlotys bruts (784 euros) en 2009, le salaire minimum à 1.276 zlotys bruts (soit 351 euros).
[5] La Pologne se situe à la dernière place en Europe pour ce qui concerne la fréquence d’utilisation des moyens contraceptifs modernes, dont le coût est très élevé (rapport 2007 de la Fédération pour les Femmes et le Planning familial). Depuis 1998, seules trois pilules –qui plus est avec une composition équivalente- donnent droit à un remboursement.
[6] http://goscniedzielny.wiara.pl/?grupa=6&art=1191412106&dzi=1104714267
[7] Sondage CBOS, novembre 2007. La majorité des partisans du droit à l’avortement le soutiennent principalement dans les cas prévus par la loi. En 2007, seuls 34% des gens approuvaient l’IVG pour cause de situation matérielle difficile de la femme enceinte, et 23% pour le fait de ne pas souhaiter avoir d’enfant. Ainsi, les opposants à la libéralisation de la loi de 1993 demeureraient majoritaires (41%, contre 38% de personnes favorables; sondage TNS OBOP paru dans Polityka, septembre 2009).

Sourcesfedera.org.pl, polityka.pl, rp.pl, wyborcza.pl.

Photo introductive : «Marre de l’enfer des femmes!» (au centre: Wanda Nowicka), Fédération pour les Femmes et le Planning familial (www.federa.org.pl).