1989-1999 : nouvelles frontières européennes

Proclamation de la souveraineté nationale et réapparition en Europe médiane des frontières antérieures à l'époque communiste ; adhésion à l'Union européenne et création d'un espace de libre-échange: autant de notions paradoxales qui s'entre-mêlent aujourd'hui pour redéfinir et tracer les futures frontières de l'Union européenne.


Bazar de ZgorzelecA l'inverse des Etats d'Europe occidentale, ceux d'Europe centrale et orientale se sont formés récemment. Absorbés par les grands empires centraux jusqu'au XIXe siècle et sujets de constantes revendications territoriales, leurs frontières ont connu des modifications périodiques, jusqu'à l'achèvement de la Seconde Guerre mondiale. Pendant la Guerre froide, incorporés dans le bloc communiste, les pays d'Europe centrale et orientale (PECO) ont été étudiés comme une masse homogène et à part entière du système économique soviétique, retranchée derrière l'immuabilité du rideau de fer. Il était inimaginable que ces régions, autrefois difficilement accessibles, deviennent des lieux de rencontre et d'activité pour des individus venant de différents endroits de l'Europe, que le paysage urbain subisse des transformations si importantes et que les migrations se développent entre pays voisins.

Apparition de nouvelles frontières

Pourtant, la chute du mur de Berlin et à sa suite, la levée de l'ensemble du rideau de fer, ont provoqué des transformations frontalières ayant pour corollaire la résurgence de flux anéantis par l'affrontement est-ouest. L'événement majeur fut la disparition pure et simple de la plus terrible des frontières, celle entre les deux Allemagnes, entre les deux Berlin. Elle a ouvert un nouvel espace au marché intérieur allemand et depuis 1993, au marché unique européen. En novembre 1990, le premier acte international de l'Allemagne réunifiée fut la signature d'un traité avec la Pologne garantissant l'intangibilité de la frontière orientale fixée sur la ligne Oder-Neisse. Mais la carte géopolitique de l'Europe a subi d'autres changements importants: les pays Baltes sont réapparus sur la carte de l'Europe médiane, entourés de frontières internationales avec la Pologne, la Biélorussie, et la Russie. La disparition de l'URSS en 1991 a eu pour effet de créer entre la Lituanie et la Pologne l'enclave de Kaliningrad. Ce territoire se trouve maintenant à 400 km de la Russie dont il dépend. Ultime transformation découlant de l'implosion de l'empire soviétique: le divorce tchéco-slovaque et la naissance d'une nouvelle frontière internationale en Europe le 1er janvier 1993.

Les mutations géopolitiques intervenues en Europe centrale depuis 1989 se caractérisent par une augmentation sensible du nombre de frontières, indice de la poursuite du processus de construction nationale. En 1999, ce phénomène n'est guère achevé et la frontière incarne toujours, après des décennies de domination étrangère, un des symboles forts de la souveraineté retrouvée. Dans cette situation, l'association de ces Etats à la construction d'un espace de libre-échange européen n'est pas aisée. Des contentieux, comme le litige portant sur la frontière russo-estonienne, freinent les négociations sur l'adhésion à l'UE (Union européenne) et devront être résolus. Par ailleurs, il existe un lien réel entre l'entrée des pays de l'Europe médiane dans l'UE et la signature de traités de bon voisinage et d'intangibilité des frontières, garantie d'une refondation préalable de l'Etat. C'est pourquoi tous ces Etats ont signé en 1994 la Convention cadre du Conseil de l'Europe sur les minorités nationales, puis en mars 1995 le Pacte de stabilité en Europe.

Si les perspectives de développement économique et de stabilité politique liées à l'intégration à l'Union Européenne ont emporté la conviction des gouvernements d'Europe centrale, la tâche est rude pour ces derniers, confrontés à moult problèmes dans le même temps. Ils sont par ailleurs mis à mal par leur propre opinion publique, inquiète des " visées impérialistes " de l'Union et de la soumission à un nouvel ordre juridique supranational [1].

Développement des échanges et nouvelles frontières

Depuis l'effondrement du système soviétique, on assiste en Europe centrale et orientale à une réémergence de vieilles affinités et des gravitations traditionnelles sectionnées en 1945. Mais une trop grande imperméabilité des frontières pourrait remettre en cause ces flux renaissants. On remarque que l'Union Européenne adopte une stratégie différente selon que l'espace concerné sera bientôt incorporé en son sein ou que les flux concernent une future frontière externe de l'Union.

Les deux phénomènes d'ouverture et de perméabilité des frontières ont permis l'émergence de coopérations transfrontalières entre l'Union européenne et l'Europe médiane mais aussi entre les Etats d'Europe médiane eux-mêmes. Depuis 1989, on a observé un peu partout une augmentation des flux transfrontaliers encouragés par l'UE à travers les programmes INTEREG et PHARE-CBC (Cross Border Cooperation). L'une des missions de ces programmes est d'améliorer les routes et points de passage transfrontaliers peu nombreux entre les démocraties populaires. Plus ambitieuse encore, l'UE essaie de développer le concept d' " Eurorégion ", dont l'objectif est d'aboutir à un système frontalier intégré dans un cadre supranational. Il en existait neuf en 1997, dont trois à la frontière germano-polonaise. L'idée est de créer de vastes réseaux de communication faisant défaut aujourd'hui et nécessaires au développement de la zone considérée [2].

Parallèlement, une série d'accords bilatéraux et multilatéraux sont venus régir la circulation transfrontalière des personnes (par exemple, ceux de 1991 sur l'abrogation de l'obligation de visa pour les ressortissants des pays de groupe de Visegrad), le tourisme, le marché du travail [3]...

Après dix ans de libéralisation, on constate un accroissement constant des flux économiques et humains. La frontière est un lieu d'initiatives spécifiques, souvent à la limite de la légalité. Les trafics en tout genre se banalisent. Le long de la frontière germano-polonaise, à Zgorzelec et à Leknica par exemple, les " bazars " animés par des vendeurs polonais, mais aussi ukrainiens, vietnamiens ou biélorusses, attirent plus de dix millions d'Allemands par an qui viennent s'approvisionner en charbon, essence, produits alimentaires... Alors qu'en 1985, environ 340 000 étrangers ont visité la Pologne, ils sont 36 millions à avoir été enregistrés par les gardes-frontières en 1991[4]. Une partie de la mobilité commerciale transfrontalière a évolué vers une migration des travailleurs. Il est difficile d'établir une distinction nette entre les deux phénomènes et les migrants cumulent souvent un salaire avec les revenus de ce petit commerce. Une enquête montre que dans l'ensemble, ces migrants ne souhaitent pas s'installer définitivement dans le pays où ils commercent, mais ils en sont financièrement devenus dépendants. Des réseaux comparables se sont développés dans tout l'ancien bloc soviétique et ont engendré des " migrations pendulaires ". Comment a réagi l'UE face à ces phénomènes inter-frontaliers?

Un rideau de protection autour de l'Union européenne?

Depuis 1989, L'Allemagne n'a cessé de plaider en faveur d'un élargissement de l'Union européenne, refusant que sa frontière orientale constitue la limite de l'Union. Directement confrontée à la difficulté de contrôler les entrées sur son territoire, exposée aux risques créés par la différenciation des niveaux de vie de part et d'autre de la ligne Oder-Neisse, elle fut la première à comprendre l'utilité de l'élargissement. L'arrivée des PECO dans l'UE lui permettrait de remédier à la désintégration des échanges entre l'ex-RDA et les pays de l'Est consécutive à l'Union monétaire allemande.

Le débat sur l'adhésion des nouveaux Etats d'Europe centrale et orientale à l'UE a aujourd'hui progressé et les négociations sont en cours, principalement avec cinq Etats: la Pologne, la République tchèque, la Hongrie, l'Estonie et la Lettonie. Les programmes PHARE et les accords bilatéraux ont fait progresser ces Etats dans leurs réformes économiques et politiques. Le contrôle des frontières a été inscrit au nombre des critères afin de garantir la stabilité de l'espace européen et de permettre l'intégration des candidats dans l'espace Schengen. Mais l'optique de l'UE diffère parfois des politiques locales et le problème des frontières oppose les autorités communautaires aux candidats contraints de se plier.

Tout d'abord, on constate que les changements socio-économiques dans les pays post-communistes ont suivi des voies différentes et ont abouti à d'importantes disparités de salaires et de possibilités d'emploi, engendrant ainsi de puissants facteurs économiques d'attraction et de répulsion. Les politiques mises en œuvre en Europe de l'Ouest pour restreindre l'entrée des européens de l'Est et leur accès au marché du travail ont fait de la Pologne et de la Hongrie une seconde option, plus accessible que l'Ouest. Ces pays sont aussi des zones de transit. Bordant un ex-empire soviétique à cheval entre l'Europe et l'Asie et qui ne forme plus qu'un grand pont, assez facile à traverser, ils attirent de nombreux migrants, en provenance notamment d'Asie du Sud-Est, qui entrent en Europe par ces Etats limitrophes. Selon l'Organisation internationale des migrants, 100 000 transiteraient chaque année par la frontière polonaise et autant par la frontière hongroise [5].

Afin d'éviter que ce genre de phénomènes perdurent, l'UE a imposé aux Etats candidats la ratification d'accords de réadmission [6]avec le groupe de Schengen et un durcissement des contrôles aux frontières. Cette politique a logiquement poussé les candidats à signer à leur tour des accords de réadmission avec les autres Etats d'Europe centrale et orientale.

L'impact de l'élargissement sur les relations extérieures des PECO

Le transfert des frontières invite à s'interroger sur le devenir des frontières orientales de l'UE. Protègeront-elles une Europe fermée ou viseront-elles à assurer une interface entre l'Europe et sa périphérie? La volonté affichée de l'UE de sécuriser la future frontière orientale de son territoire inquiète les Etats centre-européens . Par exemple, la Pologne craint que son adhésion ne nuise à ses relations avec certaines républiques ex-soviétiques telles la Lituanie, la Biélorussie et l'Ukraine. Conduisant des politiques très actives à l'Est et revendiquant sa situation de " zone centrale " en Europe médiane, elle n'entend pas se détourner de ses partenaires orientaux.

En 1996, au sommet de Madrid de l'OSCE, le représentant polonais interpellait ses homologues sur les pratiques politiques en Biélorussie arguant qu'il s'agissait d'un problème européen et non exclusivement biélorusse. Les cas de résistance sont multiples: des accords d'union douanière conclus entre Prague et Bratislava ou entre les pays Baltes transgressent l'ordre de priorité établi par l'UE mais les Etats n'entendent pas les remettre en cause [7].

Les candidats ont à choisir entre affronter le défi de l'intégration en rang dispersé ou au contraire ensemble, afin de défendre des positions communes faces aux exigences de l'Union européenne. Des rencontres multilatérales ont été organisées. Ainsi, le 8 février 1999, les ministres des finances des cinq pays appartenant à la première vague se sont concertés pour demander que les Quinze suspendent leurs exportations agro-alimentaires subventionnées vers les PECO et les autres marchés où ils écoulaient auparavant leur production. Les témoignages de soutien mutuel dans le cadre des négociations d'adhésion se multiplient, même s'ils restent encore théoriques. Les liens qui se sont renforcés depuis 1990 avec certains voisins assurent aux pays candidats le soutien redoublé des partenaires occidentaux dont le travail de lobbying n'est pas négligeable; la Finlande notamment soutient les pays Baltes.

Mais l'aspiration à entrer dans l'UE est telle, que les candidats ne peuvent s'opposer aux principales mesures garantissant l'acquis communautaire. Ainsi, en dépit de l'importance du couple polono-ukrainien pour la stabilité de la région, le rétablissement des visas pour les ressortissants biélorusses et ukrainiens n'a pu être évité.

Une frontière orientale instrumentalisée et non un mur

S'il est nécessaire de garantir la stabilité de l'UE, la conception d'un " frontière-rupture " est aujourd'hui dépassée. Aussi, dans son propre intérêt et celui des futures régions frontalières, l'Union ne limite pas ses négociations avec les éventuels candidats. Des accords de coopération ont donc été conclus avec la Russie (programmes TACIS) et l'Ukraine, ses futurs voisins. La frontière orientale de l'Union européenne sera par conséquent contrôlée, mais perméable et instrumentalisée, elle ne recréera pas un second " rideau de fer " comme le redoutait en 1996 le président de la Pologne, M. Kwasniewski[8].

Par Aurore CHAIGNEAU

 

[1] Courrier des pays de l'Est, n°440, La Documentation française, juillet 1999.
[2] Dynamique des frontières orientales de l'Union européenne, in Recomposition de l'Europe médiane, éditions SEDES,1997.
[3] Migrants, les nouvelles mobilités en Europe, sous la direction de M. Morokvasic et H. Rudolph, L'Harmattan, 1996.
[4] D. STOLA, "Les migrations en Pologne dans les années 1990", in Hommes et Migrations, novembre-décembre 1998.
[5] MTI (agence de presse Hongroise), 4 septembre 1998.
[6] Accord par lequel une personne prise en situation irrégulière sur le territoire d'un Etat contractant est renvoyée dans le pays par lequel elle a transité.
[7] L'élargissement de l'Union européenne à l'Est, La Documentation française, 1999
[8] Dynamique de frontières orientales de l'Union européenne, in Recomposition de l'Europe médiane, éditions SEDES, 1997.