Lors de la sortie du film L'Hirondelle noire, Athena Skoulariki et Arnaud Appriou ont rencontré entre Barbès et Montmartre le réalisateur bulgare Gueorgui Dulguerov. Poète de l'image, il observe et raconte la société bulgare, sa complexité et ses doutes. Sa fille Elitza est notre interprète.

Gueorgui DulguerovRSE : Les cinéphiles français vous connaissent peu voire pas du tout: rappelez-nous votre parcours cinématographique.

Gueorgui Dulguerov: L'Hirondelle noire est mon dixième film. La relation entre l'homme et la société ainsi que la relation entre l'homme et le temps m'ont toujours préoccupé. Peu importe si le temps historique du film n'est pas le présent; le présent dans lequel je vis est le temps le plus important. Les gens de ma génération, qui ont la cinquantaine, ont toujours été engagés dans la société. Ma génération a vécu une grande déception au milieu de sa vie, après avoir cru en l'idéologie communiste. C'est le sujet de mes films, d'une certaine façon. Après le changement de régime en 1989, une période de remise en cause a débuté. Mes films n'ont jamais été des commentaires à chaud de l'actualité, cela m'a permis de ne pas vivre une crise.

Etes-vous ce que certains analystes appellent un cinéaste engagé ?

Oui, mais pas politiquement. Mon cinéma parle de notre époque.

L'Hirondelle noire a pour thème central la vie des Tsiganes.

Ce n'est qu'un prétexte pour des réflexions plus profondes. Le thème de la peur de l'autre, de l'inconnu, de l'étranger me préoccupe et dominera au siècle prochain. Tzvetan Todorov [auteur bulgare vivant à Paris] a écrit un très beau livre à ce sujet: La Découverte de l'Amérique. Ce qui se passe en Bosnie, au Kosovo et en général à la périphérie des empires qui s'écroulent est en grande partie provoqué par la peur de l'autre.

Vous montrez la diversité des Tsiganes, cela va à l'encontre de certains a priori concernant les Tsiganes et les groupes identitaires en général.

Dans ce film, les Tsiganes forment un groupe homogène. Ils sont à peu près 800 000 en Bulgarie, soit 10 % de la population. Pour faire le film, je suis allé voir divers groupes de Tsiganes : ils se subdivisent en fonction de la date de leur sédentarisation et en fonction de leur religion. Ils diffèrent aussi par leur manière de vivre: soit en ville, souvent dans des ghettos, soit à la campagne où ils conservent plus facilement leurs traditions.

Vous avez fait appel aux services de tsiganologues, Elena Marusijakova et Vesellin Popov.

Nous avons visité des villages, nous avons choisi de filmer le groupe des Etameurs. Ils vivent dans plusieurs villages d'une même région, dans une ou deux maisons par village. Ils se rencontrent sur les lieux de foire, les pazari. C'est là que j'ai commencé à les filmer avec un caméscope. En général, ils se méfient des Bulgares, mais cela s'est bien passé. Comme ils sont des comédiens dans le sang, ils ont été contents que je les filme, puis ils m'ont laissé entrer dans leurs maisons. Tous les acteurs sont amateurs, sauf Magdalena [l'héroïne]. Ils ont été très ouverts, ils ont raconté des histoires que j'ai essayé de retranscrire au mieux.

Avez-vous connu "l'hirondelle noire" avant ou bien après votre rencontre avec les Etameurs ?

Lors de leur installation en Bulgarie, les Etameurs ont adopté toutes les traditions bulgares. Comme ils sont encore très fermés aujourd'hui, du fait de relations familiales fortes, ils ont conservé ces traditions de façon très pure. Ils n'écrivent pas, les personnes éduquées écrivent en bulgare. Il existe actuellement un projet d'écriture de la langue rom. La légende de l'hirondelle noire est une vieille légende bulgare, je l'ai apprise avec les Tsiganes, j'ai introduit cette légende poétique à mon scénario pour casser les a priori négatifs vis-à-vis des Tsiganes.

Dire que les Tsiganes conservent mieux les traditions bulgares que les Bulgares, cela doit déranger...

Je veux montrer que les Tsiganes ne sont pas des autres.

Pour financer ce film, vous avez obtenu l'aide du Conseil de l'Europe et du Centre National [français] de la Cinématographie (C.N.C.). Est-il possible aujourd'hui en Bulgarie de réaliser un film sans une aide étrangère ?

Non. L'Etat donne très peu d'argent. Le cinéma bulgare a été réorganisé sur le modèle français, mais il manque de fonds. D'ailleurs, je ne peux pas compter sur une nouvelle aide du C.N.C. Ce film a été réalisé grâce à une aide de 1,9 millions de francs. Avant la chute du mur de Berlin, la censure était politique, aujourd'hui elle est économique et plus forte.

Avez-vous dû rendre des comptes ?

Ce fut un défi de tourner avec des producteurs, j'avais toujours travaillé avec l'Etat et la figure du producteur n'existait pas. J'ai dû apprendre! Jean-Paul Dekiss [un des coproducteurs] a une formation de dramaturge, il m'a aidé pour l'écriture du scénario. Claude Reznik s'est chargé du montage. Un des rôles principaux est joué par Archibald de Kiss ; il m'a aidé à comprendre la psychologie des handicapés.

Le thème de la parole perdue, retrouvée puis reperdue est important.

Très important. Cela montre l'état barbare actuel du peuple bulgare. Le système de valeurs (bon ou mauvais) du régime communiste s'est effondré, les Bulgares cherchent un nouveau repère moral, ils s'égarent, c'est l'état dans lequel étaient les barbares avant l'arrivée du christianisme. Le langage mécanique est dangereux. Le silence peut être conscient ou bien pathologique.

Entre la "liberté des Modernes" et la liberté au sein d'une communauté, il ne reste plus à votre héroïne la liberté de devenir une hirondelle.

En Bulgarie, les termes "moderne" et "traditionnel" n'ont pas le même sens qu'ici. Tout est flou. Il n'y a pas d'issue pour Magdalena comme pour l'ensemble des Bulgares. Ce n'est pas du pessimisme, c'est une alerte.

Votre nom est cité à côté de Kusturica dans le magazine Première.

La comparaison était inévitable à cause du Temps des Gitans. Kusturica est un grand réalisateur, nos cultures des Balkans sont très proches, les frontières étatiques n'arrêtent pas les cultures. Kusturica est plus fusionnel que moi, je compte moins sur la spontanéité. Je joue plus sur le symbole porté par chaque personnage.

Volev est un réalisateur bulgare contemporain, quelles sont vos relations ?

Nous sommes amis. En 1990, nous avons participé ensemble à la Quinzaine des Réalisateurs à Cannes. Volev a présenté le film Margarit et Margarita et moi Le Camp. Volev filme l'actualité, je tourne des fables. Récemment, Volev a tourné deux reportages pour la télévision, un sur la peine de mort, l'autre sur les urgences. Ils ont eu un écho dans la société bulgare.

Volev a-t-il eu un rôle dans l'abolition de la peine de mort en Bulgarie, le 10 décembre 1998 ? 

Pas directement. L'abolition de la peine de mort ne signifie pas que la population l'ait acceptée. Le reportage de Volev ainsi que son grand projet visent à faire admettre cela.

Comment votre film a-t-il été accueilli en Bulgarie ? Les gens sont-ils prêts à franchir les frontières entre les communautés ?

Non! Malheureusement, la méfiance envers les Tsiganes a engendré la méfiance envers le film. Une grande partie de l'intelligentsia m'a accusé de réaliser un film sur commande. On m'a dit que j'avais embelli la vie des Tsiganes. D'ailleurs, pendant le tournage, j'ai eu moi-même des attitudes négatives vis-à-vis des Tsiganes. Ils choquent, ils font du bruit en ville. La presse les accuse d'être des voleurs, mais ils n'ont pas les moyens de se défendre dans le champ de l'espace public. Les Tsiganes les plus intelligents commencent à maintenir ce comportement provocateur comme un acte de résistance, et voilà le conflit!

Comment les critiques et les spectateurs ont-ils réagi en France ?

J'ai appris hier soir que j'ai reçu le prix du jury des jeunes du Festival de Mons, en Belgique. Les membres du jury sont francophones et ont une vingtaine d'années. C'est merveilleux que le public visé me décerne ce prix! Les critiques français ont des opinions diverses, cela signifie que le film est vivant, c'est le plus important.

Certains personnages semblent non pas sortir d'un conte, mais penser et agir de façon irrationnelle.

La situation actuelle en Bulgarie fait augmenter l'hystérie. La population bulgare ressent un manque de sécurité, cela mène d'une certaine façon à la folie. Le conte ou la fable devait adoucir cette folie. Une fable vise à fuir le chaos de la vie, c'est un regard de là-haut.

Dans le futur, souhaitez-vous garder le ton de la fable ou devenir plus réaliste ?

Il est un peu tard pour changer! Dans deux mois, je tourne à nouveau une fable dont le thème principal est la difficulté de s'aimer pour une femme et un homme tous les deux hystériques. Ce n'est qu'après sa mort que l'homme revient sur Terre pour donner de l'amour à la femme afin d'en recevoir et de pouvoir être enterré avec de l'amour. C'est une histoire mystique tirée d'une nouvelle russe de Ludmila Petruchevska.

Avez-vous déjà subi la censure idéologique ?

Oui, pour la plupart de mes films, mais je préfère ne pas en parler, trop de personnes utilisent actuellement cela pour devenir des héros. En outre, je m'oppose à l'interprétation noir et blanc du régime passé. Dans les années 50, les nazis étaient les mauvais, aujourd'hui ce sont les communistes, c'est trop facile...

La liberté d'expression est-elle totale aujourd'hui en Bulgarie ?

Oui, le changement de régime a vraiment donné le droit de s'exprimer. Nous sommes passés à l'autre extrême; on parle trop de tout, l'artiste ne se fixe pas les limites pourtant nécessaires à la création. Cela mène à une baisse de la qualité: l'érotique atteint souvent la pornographie et ainsi de suite. Il est possible aujourd'hui de parler du passé, mais les discours ne sont pas complexes, la société bulgare est encore trop polarisée, il n'y a toujours pas d'entente au niveau national, les gens sont toujours bleus et rouges depuis neuf ans, cela stagne. Dans dix ans, quand l'économie ira mieux, cela s'améliorera. Malheureusement, les dégâts dans le domaine culturel, l'ignorance et le peu de souci des gouvernements pour la culture laisseront des traces pour très longtemps. La culture engendrée par la globalisation est un ersatz de culture américaine. Je n'ai rien contre la grande cultureaméricaine, mais cela n'est qu'un ersatz, cela tue la diversité culturelle qui peut aider le monde à rester intéressant.

Y a-t-il en Bulgarie des intellectuels qui "stimulent" la culture ?

En Bulgarie, nous avons été "décommunautarisés": mes anciens collègues ont pour objectif de survivre physiquement, ils ont donc des instincts différents des miens.

Les prochaines élections de novembre 1999 pourront-elles apporter du nouveau, des améliorations sociales et économiques ?

Depuis 1997, année des soulèvements, grâce au gouvernement et surtout grâce au nouveau président, les choses vont mieux, mais la criminalité et la corruption restent énormes et favorisent le sentiment d'insécurité. S'ils réussissent à améliorer cela, nous pourrons entrer dans le processus démocratique.

Les intellectuels des Balkans peuvent-ils favoriser un apaisement des tensions, voire l'arrêt des conflits dans les Balkans ?

Il y a un litige entre la Macédoine et la Bulgarie. En mai 1998, j'ai participé à une rencontre d'intellectuels macédoniens et bulgares. Nous avons fait une proposition commune concernant cette question linguistique. Je suis loin de dire que notre proposition a influencé les hommes politiques, mais la décision prise correspond tout à fait à notre proposition. Il faut trouver une solution pacifique. Les langues existent déjà! Nous avons également discuté d'économie et du corridor n°8 entre Skopje et Durres [en Albanie]. Il est plus important d'échanger, de vivre ensemble, plutôt que d'être séparés. En ce moment, les contacts avec les intellectuels serbes sont très sporadiques. Mais il y a beaucoup de Grecs, de Macédoniens et de Chypriotes à Sofia.

Vous êtes donc plus optimiste pour les Balkans que pour la Bulgarie ?

La politique étrangère bulgare est bien meilleure que sa politique intérieure! La Bulgarie a conservé une tranquillité qui lui permet d'être actuellement le pays le plus apte à participer à des négociations. Elle n'a pas de conflits ouverts avec ses voisins, contrairement aux autres. La Bulgarie favorise ainsi la stabilité de la région.

Par Arnaud APPRIOU et Athena SKOULARIKI
Vignette : Ciné-Phil-Azr