Russie – Israël: quelles relations après les accords d’Abraham?

Les États-Unis n’ont eu de cesse, durant le mandat de Donald Trump, d’aider Israël à tisser des liens diplomatiques avec plusieurs pays du Moyen-Orient. Contribuant à coucher sur le papier la paix entre des pays qui n’ont jamais été en guerre, ces normalisations successives sont à double tranchant pour la Russie. Quels défis posent-elles et comment y répond Moscou ?


L’église russe orthodoxe Marie-Madeleine de Jérusalem. Les accords d’Abraham, traités de paix liant Israël d’une part aux Émirats arabes unis (EAU) et d’autre part à Bahreïn, signés en septembre 2020 à Washington, ne sont pas tombés comme un couperet. Le rapprochement entre Israël et les monarchies du Golfe (ainsi que d’autres pays musulmans) était un secret de polichinelle, ce processus de normalisation relevant d’un mouvement continu. Les accords d’Abraham complètent en effet les premiers accords de paix israélo-arabes avec l’Égypte (1979) et la Jordanie (1994). La rencontre, en novembre 2020, entre le Premier ministre israélien Benyamin Netanyahou et le vice-Premier ministre d’Arabie saoudite Mohammed Ben Salmane – un autre secret de polichinelle – témoigne d’ailleurs de la poursuite de ce processus.

Pour la Russie, qui nourrit des relations avec Israël aussi bien qu’avec son premier ennemi, ces accords n’ont toutefois, a priori, rien de bien réjouissant. Les échanges entre Moscou et Tel Aviv restent en effet ambivalents, invitant la Russie à mesurer ses réponses face à cette vague de normalisations.

Une relation bilatérale évolutive

L’ambivalence des relations entre l’URSS et Israël est apparue dès la naissance de ce dernier. D’abord réticente à la constitution d’un nouvel État au Moyen-Orient, l’URSS a opéré un tournant en 1947. L’Union soviétique sera d’ailleurs un fournisseur important d’armes au nouvel État, contribuant à « sauver le pays », selon l’expression de David Ben Gourion(1). On note que, de 1946 à 1948, les Roumains et les Bulgares représentent les deux tiers des Juifs arrivés en Palestine.

Mais cette période est aussi entrecoupée de ruptures des relations diplomatiques. C’est le cas en 1953 et en 1967, d’abord sur fond de montée de l’antisémitisme en URSS, puis à la suite du soutien soviétique aux États arabes durant la guerre des six jours. C’est avec la fin de l’empire soviétique et la naissance de la Fédération de Russie que les relations diplomatiques sont rétablies, marquant un nouveau départ pour la relation russo-israélienne.

Aujourd’hui, Moscou et Tel Aviv entretiennent des relations solides. S’affranchir du souci de bonnes relations avec les ennemis d’Israël, la rue arabe et le peuple palestinien aurait permis d’en cultiver d’encore meilleures. Un pas que Washington n’a pas hésité à franchir, en plaçant sous ses auspices la signature des accords d’Abraham.

Un défi supplémentaire pour la realpolitik russe au Moyen-Orient

Ces accords semblent réduire les marges de manœuvre de la Russie au Moyen-Orient et la poussent à y dessiner ses alliances avec plus de lisibilité. En effet, en permettant aux monarchies du Golfe – que Moscou ne souhaite pas s'aliéner – de ne plus cacher leur ouverture à l’État hébreu, la normalisation renforce les tensions avec Téhéran autant qu’elle contribue à affaiblir la cause palestinienne. Or, Moscou se veut aussi bien l’allié du premier que le défenseur de la seconde.

La normalisation des relations israélo-arabes n’arrange donc pas forcément les affaires de Moscou. En renforçant les tensions entre Arabes et Iraniens, elle éloigne la perspective d’un apaisement, qui est un objectif recherché par la Russie dans cette région. Or, le 21 novembre, à la télévision israélienne, le puissant homme d’affaires émirati Khalaf al-Habtoor déclarait qu’il fallait « faire disparaître le Hezbollah de la terre » et que l’Iran était une menace pour le Moyen-Orient.

Côté iranien, au lendemain de la signature d’accords que le ministre des Affaires étrangères Mohammad Javad Zarif qualifiait de « bêtise stratégique », le Guide suprême Ali Khamenei dénonçait une « trahison » du monde musulman par ses signataires. Ces relations privilégiées entre les monarchies du Golfe et Israël, en rendant encore plus clair l'alignement de leurs intérêts avec les États-Unis, nourrissent en effet l’ire de Téhéran. Celui-ci n’a pu qu’être confirmé dans ses soupçons par la frappe israélienne sur des cibles iraniennes en Syrie intervenue le 18 novembre, à quelques heures de la visite conjointe du secrétaire d’État américain et du ministre bahreïni des Affaires étrangères à Jérusalem.

Du fait de sa relation avec Israël, le pouvoir russe ne peut toutefois pas critiquer ouvertement ces accords. D’une part, les liens entre B. Netanyahou et V. Poutine sont plus cordiaux que jamais. Les deux chefs d’État néo-autoritaires ont eu maintes occasions d’afficher leur proximité, notamment à Tel-Aviv et Moscou en janvier 2020, à une semaine d’intervalle. D’autre part, les Russes constituent la plus importante communauté juive d’Israël – dont l’ex-ministre Avigdor Liberman est le parangon. En outre, la mission religieuse de Moscou, qui défend traditionnellement les intérêts religieux et les lieux saints orthodoxes, ne lui permet pas de risquer une perte d’influence sur ce territoire.

Ces alliances contradictoires conduisent depuis quelque temps la Russie à adapter ou revoir certaines de ses positions. En Syrie, le soutien au clan Assad – lui-même de plus en plus fracturé – semble vaciller. L’une des preuves en est l’absence de réaction du président Poutine aux nombreuses attaques israéliennes contre des cibles importantes en Syrie, notamment le 18 novembre. Cela peut laisser les Israéliens penser que Moscou leur donne carte blanche en Syrie, en particulier dans la région frontalière qui va jusqu’à la capitale. La conférence internationale pour la reconstruction de la Syrie récemment organisée par la Russie, si elle n’a pas connu le succès escompté, a au moins eu le mérite de montrer qu’il s’agit désormais pour Moscou d’une des priorités de son engagement aux côtés du régime de Bachar el-Assad. Il n’y aurait donc pas d’axe immuable entre Moscou et Damas.

Le soutien que la Russie apporte à l’Iran, quant à lui, ne faiblit pas. Début octobre, l’ambassadeur de Russie à Téhéran évoquait la possible vente de S-400 à l’Iran dès l’expiration de l’embargo des Nations Unies. C’est une cause majeure de tensions avec Israël, qui n’a aucunement envie de voir l’Iran se doter de missiles sol-air plus performants que les S-300 déjà présents, limitant les possibilités de frappe contre d’éventuelles installations nucléaires. Cette question a d’ailleurs été à l’ordre du jour de la première rencontre entre les ministres russe et israélien des Affaires étrangères, Sergueï Lavrov et Gabi Ashkenazi, le 26 octobre à Athènes. Plus anecdotique mais agaçant pour Israël, la Russie poursuit sa politique de visas simplifiés pour les touristes iraniens.

C’est donc avec prudence et nuance que la Russie a réagi à la signature des accords d’Abraham. Salués par V. Poutine, ils ont été l’occasion pour S. Lavrov de rappeler la centralité de la question palestinienne sans laquelle aucune paix durable n’est possible. Le RIAC, un think tank russe proche du pouvoir, reprend également cette position, soulignant que parvenir à l’unité nationale palestinienne avec l’aide de Moscou est une condition de l’apaisement.

L’occasion pour Moscou de rappeler ses fondamentaux

En formulant ainsi son appréciation des accords, la diplomatie russe rappelle son soutien à une solution acceptable pour les Palestiniens. C’est d’ailleurs ce qu’avait rappelé le Kremlin après la décision américaine de transfert de son ambassade à Jérusalem. Depuis son retour en force au Moyen-Orient en 2015, la Russie porte une attention soutenue à cette question et souhaite être au cœur des coordinations diplomatiques. Le Quartet pour le Moyen-Orient(2) lancé à Madrid en 2002 mais rapidement tombé dans l’oubli a ainsi fait l’objet de déclarations récentes de la part de la Russie pour sa réactivation. La volonté de l’autorité palestinienne d’en exclure les États-Unis peut également suggérer une volonté de rapprochement accru côté palestinien. Moscou souhaiterait d’ailleurs accueillir une éventuelle conférence internationale pour la paix proposée par Mahmoud Abbas fin octobre.

La Russie, qui espère en réalité se faire le parrain de l’unité nationale palestinienne, soutient le Hamas, dès lors vu comme le représentant légitime des Gazaouis. En témoignent les nombreuses rencontres entre envoyés russes et représentants du Hamas depuis 2006. Ce soutien s’est amplifié récemment, et S. Lavrov a appelé en mars à mettre fin au blocus de Gaza, après un entretien téléphonique avec son Premier ministre Ismail Haniyeh.

Il est clair, cependant, que l’engagement de Moscou en faveur des Palestiniens augmente à mesure que les humiliations américaines se multiplient. Précédant la normalisation, le « deal du siècle » lancé en juin 2019 par Washington avait laissé Moscou dubitatif. Là où l'approche du conseiller du Président américain Jared Kushner s’est voulue expressément anhistorique, celle de la Russie est apparue plus en prise avec la réalité, en rappelant que seule une résolution politique apporterait la paix. Cette posture est la même au lendemain de la normalisation et s’accompagne de dénonciations récurrentes de l’illégalité des colonies.

Quels défis et quelles opportunités pour la Russie ?

Washington souhaite par ces accords tenir Moscou – et Pékin – à distance de la résolution du conflit israélo-arabe. Il va sans dire que Moscou ne compte pas laisser cette dynamique l'empêcher d'être la plateforme incontournable de la stabilité au Moyen-Orient. L’ancien ambassadeur en Arabie saoudite Andreï Baklanov rappelle d’ailleurs que c’est Moscou – avec Washington – qui initia le premier dialogue entre Israël et les pays du Conseil de coopération du Golfe (CCG) en 1991.

In fine, bien qu’ils ne bouleversent pas les équilibres de la région, les accords d’Abraham poussent Moscou à clarifier ses priorités stratégiques, sachant qu’il est dans son intérêt de parfaire sa relation avec certains pays du Golfe, dont l’Arabie saoudite. Outre les tensions qui ont pu apparaître lors de la guerre des prix du pétrole d’avril 2020, une concurrence pourrait émerger aussi sur la paix palestinienne, que Riyad souhaite parrainer depuis longtemps. Israël veut donc capter l’attention des monarchies du Golfe, qui recherchent des soutiens que l'Amérique n’offre plus. De plus, il est difficile de savoir si l’arrivée d’une nouvelle administration à Washington changera profondément les choses. Joe Biden, qui avait salué l’accord de normalisation, souhaite également rétablir de meilleures relations avec l’Iran. Il ne peut être exclu que cela ait alors pour effet de jeter davantage encore les monarchies du Golfe dans les bras d’Israël. Là semble se loger l’un des défis à venir pour V. Poutine. La question qui demeure est donc de savoir si Moscou pourra continuer de « soutenir sans choisir »(3).

Notes :

(1) L’ancien chef de l’État d’Israël est cité par Uri Bialer, Between East and West: Israel’s Foreign Policy Orientation 1948-1956, Cambridge University Press, 1990.

(2) Composé des États-Unis, de la Russie, de l’Union européenne et des Nations Unies, il souhaite réaliser une médiation dans le processus de paix israélo-palestinien.

(3) Expression de Dominique Moïsi ; entretien avec l’auteur, le 19 octobre 2020.

 

Vignette : L’église russe orthodoxe Marie-Madeleine de Jérusalem (source : Wikimedia Commons/Gerd Eichmann).

 

* Waël ABDALLAH est diplômé de Sciences Po et étudiant en deuxième année de Master de Hautes Études internationales à l’Inalco.

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