Entretien avec Enki Bilal (2)

"Accepter l'idée d'une amnésie contrôlée". Enki Bilal, dessinateur et réalisateur, nous donne sa représentation de l'enjeu essentiel qu'est la mémoire.


enki bilalArnaud Appriou : Dans le Sommeil du Monstre [SDM], vous mettez en scène une mouche et une plaque métallique qui manipulent l'être humain de l'intérieur[1]. L'Homme vous semble-t-il manipulé dans sa vie et dans sa mémoire ?

Enki Bilal : Je pense que nous sommes manipulés complètement. Même dans notre société démocratique, nous serons de plus en plus manipulés, surveillés, gérés ; la médecine (pour notre bien) va finir par nous manipuler. L'être humain est extraordinaire, nous sommes notre propre terrain d'expérimentation. Son évolution s'inscrit dans son automutilation. Il y a une fascination et une peur de tout cela, c'est le siècle qui s'annonce (et qui a déjà commencé !) et c'est une forme de culture. Je n'échappe pas à mes références appelées de façon assez suffisante et condescendante science-fiction (SF). Parmi les grands textes du XXe siècle, il y a des ouvrages de SF. Il vaut mieux écrire pour le 6e arrondissement [de Paris] et pour la bourgeoisie pseudo-intello qui s'y vautre parce qu'on écrit de la littérature, des histoires follement passionnantes (déjà obsolètes d'ailleurs) et on méprise le genre SF. J'y ai trouvé durant mon adolescence les vraies questions et les vrais imaginaires. Je pense que nous arrivons dans cette période décrite depuis les années cinquante par les bons auteurs de SF. La science est arrivée au-delà de ce stade, il y a des tas de choses que l'on ignore. Nous sommes dans une phase passionnante !

La mémoire ne permet pas de mesurer la valeur, le sens de la mort ? 

Je reproche au nationalisme serbe de parler des racines et du sang des ancêtres dans le sol. La mémoire de tout, de soi-même et de son sol, de la différence, de l'étranger se cristallise de façon excessive. Le monde occidental abrase cela et gomme la mémoire. Il faut trouver le juste-milieu. Trop de mémoire nuit à la mémoire, il l'affaiblit et la focalise sur la monstruosité de la mémoire. Sans mémoire, on recommence… A Sarajevo, avant la guerre, c'était justement le juste-milieu, il a été détruit et non pas gardé et mis en pratique ailleurs. Aujourd'hui, la reconstruction c'est accepter l'idée d'une amnésie contrôlée.

Dans la Trilogie Nikopol (1980, 1986,1992), vous mettez en scène la religion et les religieux. Sont-ils un danger ?

La religion, non, même si je fus plus anticlérical. L'être humain a besoin de croire, il choisit alors une religion. Cela ne m'est pas arrivé (peut-être un jour), je respecte la foi et les pratiques. Je ne respecte moins les embrigadements : le catéchisme avant l'âge de raison, etc. Il y a des dérives parmi les trois monothéismes, une partie de chacun d'eux comporte des excès et des intégrismes.

Vous avez fait des albums sur les pays de l'est, mais la situation actuelle en Yougoslavie a été l'occasion de faire précisément un album sur la Yougoslavie.

Maintenant, le temps a un peu passé et je ne crois absolument pas que ce soit un album sur la Yougoslavie. La mémoire évoquée dans le SDM est la mémoire directement liée aux événements de Sarajevo en 1993 durant les premiers jours de la vie d'un être humain (dans le sens le plus noble du terme). C'est le rapport d'un homme-témoin avec un nouveau-né pur. Il a dix-huit jours au début et un jour à la fin puisque nous sommes dans une chronologie inversée. Il est le témoin, il consigne, il entend, il voit et il raconte. Mais est-ce que dix-huit jours d'un témoin de l'hôpital Kosevo à Sarajevo pendant le bombardement serbe sur Sarajevo constituent un livre sur la Yougoslavie ? Pas forcément. Je n'étais pas à Sarajevo pendant la guerre, mais je pense avoir réussi dans la cohérence de mon témoignage extirpé d'un drame médiatiquement connu : le pilonnage d'une ville-symbole qu'est Sarajevo par des rétrogrades, des idiots, des gens qui étaient bourrés toute la journée à la sljivovica [eau-de-vie].

Ce témoignage devient quelque chose d'universel et pas seulement sur la Yougoslavie. Cela arrive alors que les pays de l'est européen perdent leur raison d'être. Ils sont tout d'un coup défaits, démunis en 1989 : ils ont perdu la grande guerre du siècle (si l'on veut rame-ner le siècle à cela). Je souhaitais que cette histoire de Sarajevo soit l'emblème de la défaite du système idéologique communiste et comprendre pourquoi la mémoire est si mal gérée, pourquoi il y a répétition de l'histoire. Je suis déçu car cela a été très mal relayé [par les journalistes]. Ce siècle s'achève sur la répétition en grandeur réduite d'une shoah etde catastrophes dont il est tout de même le dépositaire légal. Mais il s'est aussi passé des choses formidables.

Le SDM est-il le sommeil d'une mémoire difficile à digérer pour tous ? 

Je vous laisse penser ce que vous voulez. Le titre m'est venu très tôt et l'histoire après. Comment expliquer le SDM ? Le monstre est pourtant bien réveillé ! Cela ne pouvait pas être le réveil du monstre puisqu'il est réveillé depuis un siècle : le sommeil du monstre est très ambigu, il vient d'une phrase connue : "Le monstre sommeille en chacun de nous". Il fallait partir de la racine humaine. Puis je suis parti sur le scénario, dans l'introspection, sur la mémoire qui était le fil rouge de l'album et de ma propre investigation. Je déroulais au fur et à mesure des jours. Chaque élément, chaque personnage, chaque écho de l'histoire résonnent de façon monstrueuse : la mémoire, les souvenirs relatés par ce nouveau-né, et puis le sommeil aussi à travers les cauchemars, les rêves, etc., c'est monstrueux. Peu importe le titre et son sens, les éléments sommeil et monstre sont dans l'album.

A partir de quels récits avez-vous constitué l'histoire du Sommeil du Monstre ? 

Nike se souvient de ses dix-huit premiers jours pendant lesquels il sait qu'à côté de lui une petite Lejla et un petit Amir sont plus jeunes que lui. Cette situation est en soi aberrante, c'est pourquoi je ne les ai pas montrés graphiquement car voir trois nouveau-nés, emblèmes de la pureté, cela foutait tout en l'air, on n'y croyait plus. Moi, pour y croire, j'avais besoin de ne pas les voir. Cela a été très intéressant car très rapidement j'ai vu les visages des personnages adultes. La couverture est importante, les trois personnages sont dessinés dans la position qu'ils avaient sans doute à la naissance : ils sont là, on voit leur tête. Cette histoire est un témoignage fabriqué par moi-même mais est également totalement plausible; elle est issue d'une part d'imaginaire (il est très facile d'imaginer un hôpital à cette époque) fondée sur l'information, les livres sur le sujet que j'ai dévorés et sur une part fabriquée de l'intérieur avec cette culture-là.

Quand une journaliste s'entretient avec Nike, elle ne lui demande qu'à la fin s'il est serbe, croate ou musulman. Vouliez-vous montrer qu'en Bosnie, voire en Yougoslavie, l'identité relève plus de l'absurde que de la réalité ?

Oui, malheureusement, c'est la réalité ! L'obsession de l'identité est ridicule en soi, cela a conduit en partie à la guerre, selon moi. Des personnes ont commencé à dire " Moi je suis serbe, la terre de mes ancêtres est ici, le sang a été versé ici "; là on entre dans la folie nationaliste qu'on retrouve aussi chez les Croates. Tout cela était larvé et gelé par Tito et son système. J'étais naïf, trompé par cette façade, content qu'il y ait des Serbes, des Croates, des Monténégrins, des Slovènes, des Macédoniens et des Musulmans. Je ne savais même pas ce que cela voulait dire. Il a suffi que Tito disparaisse et le jeu du pouvoir, la crise économique aidant, l'effondrement des idéologies et du mur de Berlin, tout cela a précipité non un besoin mais des réactions de peur et de replis sur soi. Milosevic, dès 1986, a trouvé une résonance dans les campagnes puis à Belgrade. Il leur parlait de façon charismatique…malgré la tronche du personnage. Une fibre est née du genre " ça y est on va exister à nouveau, nous notre peuple ! ". En Croatie, les nationalistes comme Tudjman se frottaient les mains voyant Milosevic. Alors cela a basculé dans cette horreur. Difficile de dire ce qu'il fallait faire de l'intérieur mais il est sûr qu'il manquait une certaine culture de l'opposition.

Nike, dans SDM : "Une colère du ciel qui me rassure, autrement plus impressionnante que le feu des hommes, car je suis un orphelin de dix jours heureux de sentir la nature plus forte qu'eux". Le tonnerre semble plus naturel que les bombes envoyées par les hommes, la nature paraît cependant plus forte… Est-ce de l'optimisme ?

J'aimerais que l'on comprenne cela dans mon texte : le discernement entre le feu des hommes et le feu de la nature, c'est de l'optimisme. Ce message est " écolo ", pervers ou camouflé, mais on en revient au rôle de la nature et au rôle de l'Homme. Les deux sont en compétition, c'est l'Homme qui fait la compétition à la nature : "est-ce que je vais faire plus de feu, plus de bruit, plus de dégâts?". Les mines anti-personnelles tuent à distances physique et temporelle. Cet Homme-là, il n'est que méprisable. Qu'un nouveau-né soit heureux et fier de se rendre compte que la nature rassure si elle fait mal, c'est une bonne chose.

Dans les Phalanges de l'Ordre noir, la jeunesse est droguée: était-ce un simple outil ou l'image d'une jeunesse qui n'arrive pas à prendre le flambeau que seuls les " vieux " seraient capables de reprendre ?

Cet album est une fiction-reportage faite avec Pierre Christin à la fin des années soixante-dix ; les événements sont journalistiques, la jeunesse se classait entre les grands " concerts-fumettes " et la cause révolutionnaire, active en politique. Nos héros appartiennent au troisième âge, le message découle de la faillite de leur épopée et de la lucidité de la femme qui part au bon moment, ne comprenant plus la folie butée de ses ex-compagnons des brigades.

D'ailleurs, concernant vos belles héroïnes, quelles sont vos inspirations ?

Les femmes de Yougoslavie sont très belles; se mêlent aussi mes propres expériences et mon esthétique, sans aller jusqu'au fantasme. Je ne dessine pas d'après des photos ou des femmes que je connais (contrairement à ce que croient des copains). Le graphisme échappe au réel, il part d'une idée vague qui fait naître sur le papier une plastique. Les femmes de mes albums ne sont pas parfaites, elles ont souvent le nez cassé, une bouche trop volumineuse. Le travail est de charger le regard, les yeux, et de donner un rôle. On est très loin du réel, cela fait fantasmer les femmes comme les hommes. Mes personnages masculins sont faits dans le même esprit. Ils sont autre chose que de simples héros, pas vraiment des héros d'ailleurs. Il y a des disproportions par rapport au canon de la beauté qui est le vide absolu et sans intérêt.

[1]Voir le numéro 16 (juillet-août 1999) de Regard sur l'Est

 

* Par Arnaud APPRIOU