Moscou ou les errances de la Mémoire

Symboles d'hier ou d'aujourd'hui, détruits ou reconstruits, se juxtaposent dans la capitale russe.


Déclarée capitale du "premier Etat socialiste" en mars 1918, Moscou a été tout au long du 20e siècle un laboratoire de l'idéologie soviétique: lieu par excellence d'élaboration de l'Homme nouveau et de la société nouvelle, Moscou n'a cessé d'être réaménagée, sculptée, torturée, dans le seul but de toujours mieux symboliser la victoire du socialisme international et la grandeur du Parti-Etat.

Ainsi, en août 1991, au moment même où la ville s'improvise théâtre de fortune de la mort du régime, Moscou devient le premier témoin et la première victime de la capitulation de l'Empire: capitale d'un monde désormais déchu, Moscou perd sa place stratégique sur la scène internationale, elle ne peut plus se reposer sur son identité soviétique devenue totalement illégitime; la ville doit se forger une nouvelle image.

Les empreintes du capitalisme sur la Moscou post-soviétique

Réflexe de survie: dès le début des années 1990, Moscou a choisi de dévorer le présent pour mieux se projeter vers l'avenir. En moins de dix ans, la ville est devenue méconnaissable. Centres commerciaux, espaces de loisirs et de plaisirs: les symboles d'un capitalisme criard se sont très vite substitués à ceux de l'ancienne idéologie communiste. Le centre historique qui était auparavant un véritable "champ sémantique" de l'étatisme soviétique a été le premier touché par cette métamorphose : les étendards de l'idéologie de marché (à savoir les panneaux publicitaires) sont venus remplacer les slogans à la gloire du Parti, un centre commercial a été construit place du Manège, au pied du Kremlin et un projet de Manhattan moscovite - Moskva-City - a été lancé. Forts de ces changements, les gestionnaires de la ville, anciens nomenklaturistes pour la plupart, et Iouri Loujkov, son maire inamovible, en tête, affirment aujourd'hui, vouloir faire de la Moscou post-soviétique le symbole de l'efficience économique.

L'inscription du capitalisme dans l'espace urbain moscovite contemporain est sans doute, pour le regard occidental, l'aspect le plus visible -mais certainement pas le plus lisible- des recompositions identitaires en cours. Cependant, ce tropisme ne doit pas masquer les relations plus qu'ambiguës que la ville entretient avec son - ou plutôt ses passés. Entre la difficile liquidation des symboles communistes et la reconstruction burlesque d'une Moscou pré-révolutionnaire fantoche, la capitale russe semble aujourd'hui encore échouer dans sa quête d'une Mémoire qui ne serait pas écrasée sous le poids de l'Histoire.

Pour en finir avec l'identité soviétique de Moscou: l'impossible oubli

Dans la mémoire collective internationale, la mort symbolique du système soviétique s'est matérialisée par le déboulonnage de l'immense statue de Félix Dzerjinski, père fondateur de la Tchéka (voir l'encadré). Pourtant, contrairement à ce qu'ont pu laissé penser les médias occidentaux, la chute du communisme en URSS ne s'est pas accompagnée d'un important vandalisme populaire. En aucun cas, l'identité soviétique de Moscou n'a été liquidée le soir du 22 août 1991.

Paradoxalement, alors que pendant la Perestroïka de nombreuses réflexions ont été menées sur la nécessité et les moyens de désidéologiser l'espace urbain moscovite, après 1991, ce processus est freiné voire abandonné.

La récupération des emblèmes soviétiques par la nouvelle administration moscovite

Comme de coutume dans l'histoire russe, après la chute du communisme, les symboles du régime déchu ont été récupérés par le nouveau pouvoir: une décision tardive de M.Loujkov (maire de Moscou), datant du 26 mars 1993, a officiellement entériné que "dans la mesure du possible, les emblèmes et slogans soviétiques démantelés devaient être conservés et réaménagés en panneaux publicitaires pour la ville". Ainsi, aujourd'hui encore, à chaque moment spécifique de la vie politique moscovite, de nombreux bâtiments s'ornent de panneaux décoratifs dont l'esthétique évoque le social-réalisme: sur un fond rouge vif, on distingue en rouge carmin une étoile à cinq branches qui ne laisse de rappeler l'étoile de l'ordre de Lénine et dont le centre est remplacé par une représentation stylisée du Kremlin en jaune sur fond bleu. Le "réaménagement" des emblèmes prévus par Loujkov s'avère bien minime.

Persistance des toponymes soviétiques: la sémantique urbaine n'a pas été "désoviétisée"

Suite aux différents débats consacrés sous la Perestroïka au changement des toponymes moscovites, dès avant 1991, plus de trente lieux ont retrouvé sur le papier leur dénomination pré-révolutionnaire: ainsi, l'artère autour de laquelle Moscou s'est construite, rebaptisée rue Gorki par les Bolcheviks, est redevenue en novembre 1990 la rue Tver. Mais, contrairement à ce que l'on pourrait penser, ce processus ne s'est pas accéléré après les journées d'août 1991: si, entre 1990 et 1993, la Douma de Moscou vote le retour des noms historiques de plus de 150 lieux, ces dispositions n'entrent en application que fin 1994. Par ailleurs, seuls les toponymes du centre historique ont été modifiés.

C'est pourquoi, aujourd'hui encore à Moscou, il n'est pas difficile de remonter le temps et de se perdre dans la sémantique urbaine soviétique. Ainsi par exemple, à peine sorti de la station Taganskaia qui se trouve sur la ligne de métro circulaire délimitant le centre historique, le flâneur peut emprunter la rue Grande communiste, bifurquer ruelle Petite communiste pour finalement déboucher sur la place Illich [Lénine].

Alors que dans la plupart des pays d'Europe centrale et orientale, l'écroulement du communisme a suscité un important vandalisme populaire, la foule moscovite ne s'est pas réellement liguée contre les idoles de fer. Elle n'a réclamé le déboulonnage que de trois statues emblématiques -celles de Dzerjinski, de Sverdlov et de Kalinine- et n'a participé activement qu'au déboulonnage du Félix de Fer. En outre, contrairement à ce qui s'est passé à Berlin ou Budapest, à Moscou, il n'y a eu que très peu de dégradations humoristiques sous forme de badigeonnages, de slogans travestis ou de jeux de mots.

Dès août 1991, le retrait des monuments est institutionnalisé: un comité d'experts est nommé par le Gouvernement de la ville dans le but de régler leur sort aux monuments soviétiques "à caractère politique" et les statues déboulonnées de Dzerjinski, de Sverdlov et de Kalinine sont transférées dans le parc de la Maison des Artistes désormais qualifié de Parc de la Sculpture. Mais, devenue affaire d'Etat, la question du retrait des monuments s'enlise: l'unique décision prise en la matière par le Mossoviet en octobre 1991 ne sera jamais appliquée. Comme en témoigne l'imposant Lénine de la place Oktiabrskaia, la majorité des statues de dirigeants soviétiques siègent encore au cœur de la ville. Il s'en est même fallu de peu que la statue de Dzerjinski ne retrouve sa place devant la Lubianka: en décembre 1998, la Douma de la Fédération de Russie avait voté son retour en première lecture.

Cependant, si la statue de Dzerjinski est finalement restée au Parc de la Sculpture, ce lieu n'est jamais devenu le musée contre le totalitarisme qu'il devait être. Il offre aujourd'hui une mise en scène muséologique totalement aseptisée: alors qu'au début des années 1990, les statues gisaient en vrac sur le sol, ce qui permettait aux Moscovites de jouir de leur revanche sur les colosses de fer, aujourd'hui, les idoles ont été redressées. Les rares monuments de l'époque soviétique se succèdent ainsi un à un dans une chronologie parfaitement respectée -Lénine jeune, Lénine vieux…- et se mêlent à une multitude d'œuvres récentes, dont la présence semble n'avoir comme seul but que de rendre les Lénines ou autres parfaitement inoffensifs.

Or, tandis que le mausolée demeure en place, les monuments aux victimes des répressions politiques, le plus souvent de simples plaques mémorielles, se font plus que discrets. Le travail de deuil n'est guère engagé: au delà du discours officiel selon lequel l'espace urbain aurait été désoviétisé et le communisme relégué aux oubliettes de l'Histoire, on constate la survivance de la présence communiste.

En fait, la quête identitaire de la Moscou post-soviétique ne frappe pas tant son passé proche que son passé lointain. En effet, d'une façon originale, si l'on compare son devenir à celui de ses sœurs de l'Est, Moscou a pensé construire sa nouvelle identité en puisant dans son passé pré-révolutionnaire: les gestionnaires de la ville ont voulu reconstruire à neuf la Moscou d'avant 1917.

La reconstruction de la Moscou pré-révolutionnaire, signe de la quête d'une identité post-soviétique

Lorsque l'URSS s'effondre, Moscou est saturée de symboles soviétiques et n'est plus perçue par les Russes comme la gardienne de la tradition nationale, elle n'est plus le Cœur de la Russie d'autrefois. L'un des enjeux de la Moscou post-soviétique, nostalgique, en quête de sens, consiste donc à reconquérir cette identité nationale perdue afin d'établir une continuité entre histoire pré-révolutionnaire et histoire contemporaine.

Les transformations de l'espace urbain moscovite depuis 1991 laissent penser que les nouveaux gestionnaires de la ville désirent, consciemment ou non, marquer la Moscou post-soviétique des préceptes nationalistes grand-russes établis au début du XIXème siècle. En effet, le triptyque fondateur de la "doctrine de la Nationalité officielle" -orthodoxie, autocratie et "esprit du peuple" [narodnost'] - semble aujourd'hui avoir réinvesti l'espace symbolique moscovite.

Orthodoxie: la reconstruction des lieux mythiques du culte orthodoxe

Depuis le début des années 1990, la reconstruction ainsi que la réouverture de nombreux lieux de culte orthodoxe favorisées par l'Etat fédéral et la municipalité de Moscou traduisent la réconciliation de l'Eglise orthodoxe et du pouvoir, initiée sous la Perestroïka: alors qu'en 1988, on ne dénombrait que quarante-huit églises orthodoxes, en janvier 1997, plus de trois cent cinquante étaient en activité.

Cependant si la Russie post-soviétique renoue avec l'orthodoxie, il ne s'agit pas pour les autorités de célébrer le triomphe de la religion mais de perpétuer la tradition nationale selon laquelle "l'être russe" et "l'être orthodoxe" sont indissociables. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre la réédification du temple du Sauveur qui avait été difficilement dynamité par Staline en 1931 (il a fallu plus de trois mois pour réussir à détruire l'ensemble de l'édifice): d'ailleurs, avant d'être décidée par les pouvoirs municipal et fédéral, elle n'était pas réclamée par le patriarcat mais par le mouvement nationaliste Pamiat'.

Autocratie: la statue de Pierre Ier

En 1997, en l'honneur du tricentenaire de la fondation de la flotte russe, une immense statue de Pierre le Grand de près de cent mètres de haut, œuvre de Zourab Tsereteli, est érigée sur les eaux de la Moskova, non loin de la cathédrale Saint Sauveur.

L'édification d'un monument à la gloire du premier empereur, confirmée par l'inauguration de trois autres statues de Pierre le Grand, est symbolique. Il ne s'agit pas, comme certains ont pu le croire, de renouer avec l'idéologie impériale mais d'affirmer dans le champ esthétique urbain la présence d'un pouvoir fort. Dès lors, la figure de Pierre Ier ne vise pas tant à symboliser la réconciliation de Moscou avec l'Occident qu'à établir une filiation entre la toute-puissance du tsar et le pouvoir quasi autocratique du nouveau maire. C'est assurément dans ce sens que nous devons comprendre l'assertion suivante de Tsereteli, artiste de cour qui décroche tous les grands chantiers de la ville: "Pierre le Grand était un explorateur et a construit la flotte russe. C'était un homme très sage. Loujkov a apporté la prospérité et la richesse; c'est également un homme très sage."

Esprit du peuple: les personnages de contes populaires de Tsereteli

L'empreinte de la narodnost' sur l'espace symbolique de la Moscou post-soviétique est plus difficilement identifiable que celle de l'orthodoxie ou de l'autocratie. Aujourd'hui, ce sont des personnages de contes populaires russes qui ont pour fonction, au cœur même de Moscou, de représenter "l'esprit national". Ivan le Bêta, le vieil homme et le poisson d'or, des ours, des paons, une dame renarde sont censés symboliser la richesse de l'esprit du peuple russe. Un symbole factice: non seulement ces "sculptures-château de sable" de Tsereteli, d'une esthétique plus que médiocre, jurent affreusement avec la tombe toute proche du soldat inconnu, mais, dans le voisinage du centre commercial du Manège, elles apparaissent marchandisées : le folklore russe à la mode Disney.

Un autre ensemble de contes populaires, tout aussi équivoque, trouve d'ailleurs sa place au zoo de Moscou. Les visiteurs ayant du mal à comprendre qu'il s'agit là d'une œuvre d'art, la milice a dû placer l'écriteau suivant devant la composition: "Chers visiteurs, la sculpture de Zourab Tsereteli L'Arbre des contes n'est pas une attraction et grimper dessus est dangereux!"

La Moscou pré-révolutionnaire: paraître plutôt qu'être

Afin de faire renaître la Moscou d'antan, les gestionnaires de la ville ne se contentent pas de restaurer le centre historique; ils tentent de reconstruire à l'identique la ville détruite par Staline. Malheureusement, le résultat est plus que contestable : Moscou est devenue un véritable village Potemkine.
Comme il est bien sûr impossible de tout reconstruire, les gestionnaires ont choisi de réédifier les monuments les plus caractéristiques de la Moscou pré-révolutionnaire, non pas pour leur valeur esthétique mais uniquement pour leur portée symbolique. Afin de souligner la continuité avec la Russie pré-révolutionnaire, deux dates apparaissent sur les nouveaux édifices: celle de la construction initiale et celle de la réédification.

Parmi les différentes reconstructions au nombre desquelles on compte notamment: l'église Notre Dame de Kazan; les portes de la Résurrection et la chapelle d'Ibérie à l'entrée de la Place rouge; le palais Gostinyj Dvor; les chapelles commémoratives de la rue Stolechnikovskaâ, près de l'Arbat, c'est sans conteste la cathédrale Saint Sauveur qui est la plus symbolique. Au-delà de la réconciliation entre l'Eglise orthodoxe et l'Etat, la reconstruction de ce temple du Sauveur marque la volonté du nouveau pouvoir de rendre à Moscou sa topographie pré-révolutionnaire. Ainsi que nous l'a expliqué Dimitri Chvidkovski, président de la section architecture de l'académie des Beaux-Arts: "Dans l'esprit des urbanistes, la réapparition du principal point de repère vertical de la Moscou du siècle précédent [par exemple la Cathédrale Saint Sauveur] "remobilise" les éléments de l'espace urbain se rapportant à cette période.

La topographie de la ville de l'époque retrouve ses traits : celle des rues, orientées vers la cathédrale, des places qu'elle dominait, celle du panorama fluvial". Si l'idée était ingénieuse, nous devons cependant constater que dans les faits la réédification de la cathédrale n'a pas l'effet escompté: alors qu'à la fin du XIXe siècle, le temple haut de 105 mètres, dominait, avec les tours du Kremlin, le paysage urbain, aujourd'hui, il ne peut rivaliser avec les nombreux buildings et gratte-ciel qui percent le ciel moscovite.

La reconstruction des monuments historiques du centre, réalisée en un temps record -afin de mobiliser les efforts des urbanistes et des architectes, la municipalité a associé le programme de reconstruction au 850e anniversaire de la ville célébré en 1997, a suscité de nombreuses critiques. Les détracteurs de Loujkov condamnent certes le coût exubérant des reconstructions pour une ville en pleine transition économique : l'édifice du Sauveur, sans les ornements, s'est élevé à lui seul à plus de 300 millions de dollars. Mais ils fustigent surtout la politique de rénovation. En effet, tandis que de nombreux monuments sont reconstruits, la municipalité n'hésite pas à en détruire beaucoup d'autres pour la construction d'édifices modernes: par exemple, pendant qu'on s'attelait à rebâtir le temple du Sauveur, on rasait la maison de son concepteur Konstantin Ton malgré son immense valeur architecturale. Quant aux monuments historiques qui ont survécu à la période soviétique, seules les façades sont restaurées: on ne se soucie que de donner une coloration historique à certains quartiers du centre ville. Cette entreprise de falsification atteint son comble lorsque le nouveau pouvoir prétend "améliorer les erreurs des artistes initiaux".

Partie à la recherche de son identité nationale, la Moscou post-soviétique n'en a reconstruit que le simulacre. Dix ans après la chute du communisme, l'identité en (re)construction de l'ancienne "capitale du monde socialiste" prend appui sur des fragments de mémoires contradictoires : la présence communiste, qui n'est pas encore réellement entrée dans l'ère/aire de la Mémoire se heurte à l'artifice de la ville pré-révolutionnaire. De cette errance mémorielle découlent des rencontres déconcertantes: le visiteur du Parc de la Sculpture ne peut qu'être saisi par l'entrechoc du totalitarisme et du pouvoir autocratique lorsqu'en regardant la statue de Staline au nez cassé, il aperçoit, en arrière plan, dominateur, le monument de Pierre le Grand. A l'instar de l'emplacement, aujourd'hui vide, de la statue de Dzerjinski que tout le monde désire combler sans savoir comment, la mémoire de la Moscou post-soviétique est en jachère.

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Dépolitiser le texte urbain : l’exception Sakharov

Avec la chute du régime soviétique, de nombreux intellectuels estiment nécessaire de dédier certains lieux emblématiques à de grands noms de la dissidence, ce qui était impensable même sous la Perestroïka.

Pourtant, de façon générale après 1991, la volonté de dépolitiser le texte urbain s'est affirmée. C'est dans ce sens qu'il faut comprendre le choix majoritaire d'un retour aux toponymes historiques : d'une part, la plupart des toponymes de la Moscou pré-révolutionnaire constituent des références lointaines au culte orthodoxe dont les Moscovites ont aujourd'hui oublié le sens; d'autre part, si certains toponymes renvoient à des personnages royaux, ces noms n'ont aujourd'hui qu'une seule valeur historique. En outre, une loi de 1997 a établi que de nouveaux noms de personnalités ne pourraient être attribués qu'à des lieux nouvellement construits et à l'unique condition que la personnalité concernée soit décédée depuis au moins 10 ans. Seul Andrei Sakharov a échappé à cette règle: afin d'affirmer sa politique réformiste, le gouvernement de Moscou a dédié dès 1990 une avenue au célèbre académicien.

A bas le Félix de Fer

Si au soir du 22 août 1991, la foule moscovite déverse son fiel contre la statue du fondateur du KGB, plutôt que contre celles, tout aussi accessibles, de Marx ou de Lénine, ce n'est pas par hasard : cette mobilisation contre le Félix de Fer montre que les Moscovites ne désiraient pas tant répudier le régime né d'Octobre que son système répressif.

Après le démontage de la statue orchestré, par souci de sécurité, par la ville elle-même (!), son socle vide est resté en place pendant plusieurs années. Cependant, tel un membre souffrant de la douleur du corps fantôme, il était la trace intangible de la désagrégation du régime soviétique. Trop dérangeant, il a été retiré en 1998 sans grande cérémonie.

Mais le vide laissé par le démontage du monument continue de poser problème : alors que le Félix de Fer coule aujourd'hui une retraite paisible au Parc de la Sculpture, les Moscovites s'entredéchirent pour trouver un monument de rechange. Ni la statue de Stolypine ni le monument à la mémoire des victimes des répressions staliniennes n'ont obtenu le droit de cité.

La Pierre de Solovki

Dès 1988, il a semblé impératif d'ériger à Moscou des monuments aux victimes des répressions staliniennes. Or, bien qu'on recense actuellement une dizaine de monuments sur ce thème, on ne peut pas dire que la mémoire des victimes du régime soviétique soit honorée. L'ensemble La Pierre de Solovski, qui a été le premier monument aux victimes des répressions soviétiques inauguré à Moscou, en est l'exemple le plus emblématique.

Symboliquement prélevé sur les Iles Solovki où fut construit le premier camp du Goulag, ce bloc de pierre devait sobrement matérialiser le repentir de l'Etat soviétique (le monument a été inauguré en 1990) envers ses victimes. C'est pourquoi, pour les membres de Mémorial, l'association de lutte pour la mémoire des victimes, il était évident que ce monument devait siéger en face du KGB.

Or, si le monument se trouve effectivement sur la place Lubianka, son emplacement exact trahit le destin de la mémoire des répressions soviétiques dans la Moscou post-soviétique. Dans une perspective d'ensemble, La Pierre de Solovki, de taille très modeste, s'efface devant le gigantisme des bâtiments qui l'environnent: nous avons dû interroger une dizaine de personnes avant de la trouver. Mais surtout, la pierre est située en retrait, dans un coin de la place, comme si la mémoire des répressions était reléguée aux marges de l'histoire.

La tseretilisation-stérilisation de Moscou

Depuis 1991, Zourab Tsereteli, artiste émérite à l'époque de l'URSS, président de l'Académie des Beaux-Arts de la Fédération de Russie et ami très proche du maire de Moscou, s'est vu attribuer la majorité des chantiers de la ville.

Son esthétique archaïque et pompeuse suscite d'énormes controverses: les Moscovites dénoncent la tseretilisation-stérilisation de Moscou (le jeu de mot fonctionne aussi en russe).

Par Julie MERCIER