Abkhazie-Géorgie : essais de diplomatie populaire

Alors que le processus de paix entre la Géorgie et l’Abkhazie demeure, dix ans après la fin des combats, au point mort, des initiatives issues de la société civile se multiplient localement pour rapprocher les deux sociétés et envisager la réconciliation.


À première vue, la scène est un rien banale. C’est un jour de marché comme les autres à Soukhoumi, capitale de la République auto-proclamée d’Abkhazie. Les échoppes sont encombrées de denrées russes et turques, la foule affairée se presse dans les allées étroites. Dans la cohue, quatre journalistes de télévision tentent de se frayer un chemin. Ils sont soucieux, la sécurité du marché leur refuse l’autorisation de filmer. Il faut dire que deux d’entre eux sont Géorgiens. Un fait plutôt rare dans les rues de Soukhoumi.

Ce n’est pourtant pas la première fois que Misha et Mamuka se rendent en Abkhazie. Fondateurs de l’organisation géorgienne Studio Ré, ils participent depuis des années aux efforts de dialogue entre les deux sociétés antagonistes. Leur cheval de Troie ? L’information. En collaboration avec Sveta, une journaliste de la télévision nationale abkhaze, et avec le soutien de l’organisation britannique Conciliation Ressource, ils réalisent des reportages destinés aux publics géorgien et abkhaze.

Des films pour se comprendre

Le premier, tourné en février 2002 dans la région de Gali, entendait rendre compte du quotidien de la population géorgienne (soixante mille personnes, selon les organisations internationales présentes sur le terrain) retournée vivre dans cette région d’Abkhazie frontalière avec la Géorgie. C’est la première fois, depuis la guerre, que des journalistes géorgiens ont reçu l’autorisation de travailler sur le territoire abkhaze.

« Nous voulions montrer des aspects encourageants du retour des déplacés à Gali », confie Misha, « Le discours habituel insiste sur la criminalité et sur l’insécurité, hélas bien réelles. Mais, au risque de paraître naïf, il nous semble important de parler aussi des cas où des familles géorgiennes parviennent à se réintégrer en Abkhazie. »

Cette volonté d’informer autrement est soumise aux aléas de la diffusion. Le reportage sur Gali a été certes diffusé sur la première chaîne nationale géorgienne, mais à une heure de faible écoute, et il n’a, pour le moment, pas été retenu par la station officielle abkhaze. Comme le souligne Sveta, « cela n’a pas été facile de faire accepter cette collaboration en Abkhazie. J’ai fait l’objet de vives critiques pour ces projets. Mais il faut continuer. »

Après un second film en commun sur l’Irlande du Nord, l’équipe « mixte » tourne un nouveau sujet sur la société abkhaze, ses difficultés, ses besoins et ses aspirations. Un moyen, là encore, de briser certains stéréotypes et de favoriser une meilleure compréhension des enjeux actuels. « Quand les Abkhazes ont reçu en masse des passeports russes, ou quand la ligne de train Sotchi-Soukhoumi a été réouverte, beaucoup en Géorgie ont vécu cela comme une agression », rappelle Micha. « Il faut pourtant que nous, en Géorgie, comprenions que la population abkhaze n’a pas vraiment d’autres choix. En maintenant des sanctions économiques et un blocus inutiles, la Géorgie ne fait que renforcer son image d’ennemi et inciter les Abkhazes à se tourner vers la Russie. »

Un engagement inégal

Ici réside le résultat d’années de rapprochement informel. Initié dès juin 1996, notamment à l’initiative de l’universitaire californienne Paula Garb, ce processus diplomatique que l’on pourrait qualifier d’alternatif a porté ses fruits. De part et d’autre, se sont constitués des communautés réduites mais actives d’intellectuels et d’activistes soucieux tant de développer leurs sociétés civiles respectives que de réussir là où la diplomatie officielle a échoué, c’est-à-dire à maintenir un dialogue pacifique et productif entre les deux parties. À en croire Paata Zakarieshvili, philosophe géorgien et cheville ouvrière de ces rencontres, « les représentants de la société civile ont inventé une nouvelle approche de ce conflit.

De notre côté, nous avons compris que rien ne sera possible en terme de résolution tant que nous ne voudrons pas comprendre les aspirations abkhazes et admettre notre responsabilité dans le déclenchement de la guerre. » Côté abkhaze, l’enjeu est avant tout de briser l’image de l’ennemi que porte encore la Géorgie et qui prédomine dans les esprits. « Il est difficile de parler de la Géorgie en Abkhazie. Mais les Abkhazes doivent accepter que les Géorgiens existent et qu’ils sont nos voisins », explique Liana Kvarchelia du Centre des Programmes Humanitaires de Soukhoumi.

Si les politiques campent depuis dix ans sur leurs positions (reconnaissance du statut de l’Abkhazie versus retour des réfugiés), les sociétés civiles ne partagent pas non plus les mêmes objectifs à terme. À la main tendue des Géorgiens pour réinventer un mode de coexistence au sein d’un même État, les Abkhazes opposent toujours un désir d’indépendance et de bonnes relations de voisinage.

La reprise du dialogue ne bénéficie donc pas du même engouement de part et d’autres de la rivière Ingourie. Si en Géorgie, les idées de projets communs fleurissent, et notamment parmi les déplacés, on note une certaine méfiance côté abkhaze. Manana Gurgulia, responsable de l’agence officielle Apsny Press et par ailleurs actrice incontournable du dialogue abkhazo-géorgien, le confirme : « Le fait est que les Géorgiens tentent d’établir plus de contacts, à des niveaux différents. Mais beaucoup ici sont méfiants face à cette multiplication de projets, comme s’ils étaient prétexte à ré-assimiler l’Abkhazie à la Géorgie. En un sens, les initiatives qui s’inscrivent dans un cadre caucasien plus large semblent plus acceptables. »

Malgré tout, le processus continue, avec une attention particulière portée à l’information. Un nouveau mensuel, Panorama, vient d’être lancé avec le soutien de IWPR (Institut for War and Peace Reporting) et de Conciliation Ressource. Publié en deux langues et animé par des journalistes abkhazes et géorgiens habitués à se rencontrer lors de programmes communs de formation, ce journal entend mettre en pratique une collaboration journalistique nouvelle, initiée lors de ces séminaires. L’entreprise est modeste, soumise à maintes négociations et critiques, mais pas isolée. Des projets radiophoniques sont en cours également, des sites internet (l’Abkhazie est ‘on line’ depuis peu) se montent pour diffuser une information honnête et objective des deux côtés. Il convient bien entendu de ne pas surestimer l’influence politique du troisième secteur dans la résolution du conflit, comme le souligne Jonathan Cohen de Conciliation Ressource. Mais ces projets pourraient bien, à leur échelle, contribuer à semer quelques idées de réconciliation.

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Un livre pour le Caucase

Guram Odicharia est l’un des artisans géorgiens du Forum des ONGs du Caucase, un réseau d’associations civiques institué en 1998 à Nalchik avec le soutien d’International Alert. Il est aussi un écrivain renommé, et un réfugié d’Abkhazie. Son expérience de l’exode nourrit son œuvre, et le souvenir de Soukhoumi, sa ville natale, revient en leitmotiv douloureux dans ses nouvelles et poèmes.

Cette année, il retournera peut-être à Soukhoumi, pour la première fois en dix ans. Un retour intime, incertain, à l’occasion de la publication de Sur la guerre, contre la guerre, un recueil de textes d’écrivains géorgiens, abkhazes, ossètes, azéris et arméniens.

Ce projet d’idéalisme et d’ambition a été porté depuis cinq ans par la volonté de Guram Odicharia et de son correspondant abkhaze, Batal Kobakhia, responsable du Centre des Programmes Humanitaires. Ensemble, ils ont parcouru le Caucase du Sud, de Stepanakert à Bakou, de Erevan à Tskhinvali, et bien sûr de Tbilissi à Soukhoumi, à la recherche de textes de guerre, d’honneur, de fraternisation, d’autocritique et d’humanisme. Une façon de renouer avec la collaboration artistique et intellectuelle qui prévalait dans le Caucase, une façon aussi de rappeler que les écrivains ont encore leur mot à dire, à l’heure où les négociations politiques suscitent déception et ressentiment. « Cela semblait à l’époque complètement impossible », se souvient Batal, « Les premières réactions ont été très négatives. Personne ne comprenait ce qu’un Abkhaze et un Géorgien fabriquaient ensemble. Mais la démarche a frappé, et nous avons su convaincre des écrivains de participer à ce projet. »

Aujourd’hui, la trentaine de nouvelles, sélectionnée avant tout pour leur qualité littéraire, est prête à imprimer. Deux peintres, un Géorgien et un Abkhaze, assureront les illustrations. Les auteurs du projet espèrent une large diffusion pour ce livre, en dépit du faible soutien apporté par leurs gouvernements respectifs. Selon Batal, « on va nous reprocher une telle initiative, alors que nos pays sont encore en train de pleurer leurs morts. Mais c’est le moment, dix après la fin du conflit armé, de prendre en compte les souffrances des uns et des autres et d’essayer de les comprendre. Ce que j’attends de ce livre ? Le Prix Nobel ! Plus sérieusement, j’attends des réactions, quelles qu’elles soient. »