Accueil des réfugiés : la Hongrie face à elle-même

Alors que les autorités hongroises manifestent une dureté caractéristique à l’égard des « arrivants » syriens qui traversent le pays (officiellement qualifiés de « migrants illégaux »), certains dans la population tentent de venir en aide à ces personnes à bout de souffle et de répondre avec humanité à cet afflux sans précédent dans l’histoire du pays.


Le 13 septembre 2015 au soir, après avoir appris que l’Allemagne, totalement débordée, venait de décider de rétablir les contrôles à ses frontières, le Premier ministre hongrois Viktor Orbán a salué le « courage » des autorités allemandes pour cette décision « nécessaire pour défendre les valeurs de l’Allemagne et de l’Europe » et exprimé son « entière solidarité avec Berlin »[1]. Depuis la fin août, le chef du gouvernement hongrois critiquait la décision de la chancelière allemande Angela Merkel de suspendre l’application du traité de Dublin, qui prévoit le renvoi des demandeurs d’asile vers leur

pays d’entrée dans l’Union européenne, et d’accueillir massivement les réfugiés en Allemagne.

Barrières, murs, barbelés : les autorités hongroises à l’épreuve

Inquiètes des conséquences sur les flux de migrants de cette approche unilatérale, les autorités hongroises ont entrepris dès l’été de durcir leur arsenal juridique et répressif à l’encontre des personnes qui traversent leur territoire. L’installation, à partir de la fin août, d’un rouleau de barbelés le long des 175 km de frontière avec la Serbie a été achevée le 14 septembre en fin d’après-midi, avec la fermeture de la dernière portion encore ouverte, près de la petite ville de Röszke. Le ministre hongrois de la Défense, Csaba Hende, avai

t été démis de ses fonctions une semaine plus tôt (le 7 septembre 2015), le Premier ministre lui reprochant des retards dans la mise en place de cette clôture. À terme, le dispositif prévoit qu’elle soit doublée sur tout son parcours d’un mur haut de trois mètres, construit par l’armée aidée de prisonniers hongrois, et qui devrait être achevé avant la fin octobre 2015. Depuis le 15 septembre, les 4 000 militaires déployés à la frontière avec la Serbie sont chargés d’orienter les migrants vers l’unique poste-frontière officiel qui les accueille au compte-goutte et où ils sont contraints de s’enregistrer, de déposer une demande d’asile –même s’ils ne souhaitent que traverser la Hongrie– et de prouver que leur vie était en danger en Serbie. Les militaires sont aussi chargés d’arrêter ceux qui tenteraient de traverser illégalement la clôture de barbelés. Les 60 premiers migrants ayant tenté de la franchir illégalement ont en effet été arrêtés dès le 15 septembre au matin. Ils encourent une peine de trois ans de prison ferme. Depuis le 21 septembre, les militaires sont autorisés à procéder à des contrôles d’identité, à des gardes à vue de migrants et même à tirer sur les contrevenants (av

ec des armes non-létales), tandis que la police, de son côté, peut perquisitionner tout domicile privé où elle soupçonne la présence de migrants. Cette nouvelle législation s’applique dans les zones en « état de crise due à une immigration massive », à savoir celles qui sont limitrophes de la Serbie, de la Croatie, de la Slovénie et de l’Autriche. Dans le même temps, l’autoroute Belgrade-Budapest a été fermée.

Depuis le 15 septembre, date à laquelle le ministre hongrois des Affaires étrangères, Péter Szijjártó, a annoncé « des préparatifs pour la construction d’une clôture à la frontière avec la Roumanie » en prenant le soin d’expliquer que cette mesure « est nécessaire étant donné que les passeurs pourraient changer leur route en raison de la clôture à la frontière serbo-hongroise »[2], les autorités hongroises ont poursuivi méthodiquement

 leur stratégie de fermeture des frontières : les premiers barbelés à la limite avec la Slovénie ont été posés le 25 septembre, le jour même où Viktor Orbán déclarait vouloir fermer totalement la frontière avec la Croatie[3].

La guerre des mots

Pour les autorités hongroises, les hommes, les femmes et les enfants qui tentent de rejoindre l’Europe au péril de leur vie sont des « migrants illégaux » (illegàlis migrans), voire des « criminels » ou des « terroristes »[4]. Les médias sous contrôle de l’État ne manquent d’ailleurs pas une occasion de communiquer sur les supposés méfaits commis par les migrants en Europe: femmes violées par des « musulmans » en Suède, refus des migran

ts de s’enregistrer dans les pays d’accueil, terroristes cachés, migrants économiques venus prendre le travail des Hongrois, Syriens se plaignant des conditions d’accueil en Autriche…

Ces amalgames qui alimentent la xénophobie sont rendus possibles par l'ambiguïté qui perdure quant à la qualification de ces foules humaines qui arrivent en Europe. Aucun terme ne semble suffisant à englober l’ensemble de ces personnes aux origines variées. On ne peut qualifier de « migrants économiques » celles et ceux qui fuient les horreurs de la guerre dans leur pays. Mais il peut s’avérer tout aussi inapproprié de les appeler « réfugiés » (menekült, en hongrois) car, d’après la Convention de Genève, ce terme désigne une personne qui « craignant (…) d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité ». Si le cas des familles syriennes relève probablement de la « protection subsidiaire » qui peut

être accordée à toute personne « exposée dans son pays » à certaines « menaces graves », dont la torture, ou à « une violence généralisée résultant d’une situation de conflit armé », que dire d’un migrant afghan ou africain qui ne peut pas nécessairement démontrer une persécution au titre d’un engagement politique alors qu’il y a des violences dans son pays ? Jean Birnbaum, s’inspirant de Jacques Derrida, propose de sortir de l’impasse du débat bipolaire migrants/réfugiés pour appeler ceux qui arrivent des... « arrivants »[5].

La rhétorique adoptée par le Premier ministre hongrois, elle, bénéficie d’appuis divers. Le cardinal Péter Erdő, chef de l’Église catholique de Hongrie, a ainsi déclaré que « les Églises n’ont pas pour prérogative d’héberger des étrangers. Cela est interdit. Si on le faisait, on pourrait être considéré comme des trafiquants d’êtres humains »[6]. De son côté, Manfred Weber, le président allemand du groupe PPE au Parlement européen e

stime que « Viktor Orbán n’est pas le mouton noir de l’Europe. Il demande que soient respectées les règles de Dublin et de Schengen, de pouvoir protéger sa frontière extérieure avec la Serbie et que les réfugiés sans laissez-passer acceptent de se faire enregistrer. C’est légitime »[7].

L’insoutenable légèreté des autorités hongroises

Les murs, les barbelés et les rideaux, fussent-ils de fer, ont rarement empêché l’Histoire de se réaliser. La Hongrie est pourtant bien placée pour le savoir, elle qui a payé si cher en vies humaines sa volonté de sortir du bloc de l’Est après sa révolution de 1956.

Pas plus que les autres qui s’érigent aujourd’hui sur le continent européen, les murs voulus par Viktor Orbán n’échapperont sans doute à cette règle. S’ils peuvent arrêter momentanément les mouvements de population, ils n’apportent de solution ni aux caus

es de ces flux, ni à la question de la meilleure répartition des personnes déjà présentes en Europe ou à celle de la prise en charge des 286 000 personnes entrées dans l’UE en 2014 et des 500 000 arrivées entre janvier et septembre 2015 (jusqu’à 750 000 sont attendues sur l’ensemble de l’année 2015). Ajoutant des problèmes aux problèmes, les murs et les barbelés repoussent les questions.

En l’occurrence, dans le cas de la Hongrie, ils les repoussent hors de l’UE. Les chiffres officiels hongrois font état de records au cours des jours qui ont précédé la fermeture de la frontière avec la Serbie : 4 330 arrivants en Hongrie au cours de la seule journée du 12 septembre, 5 800 le 13 septembre, 9 380 le 14 septembre… Désormais, des centaines de personnes aux abois restent bloquées du côté serbe, devant les barbelés hongrois, d

ans des conditions inhumaines, exposées aux mafias, aux passeurs, prêtes à risquer encore d’avantage leurs vies et celles de leurs enfants pour trouver un refuge, dans un pays accueillant… À Budapest, la gare de Keleti s’est momentanément vidée de ses migrants, mais la question pour l’Union européenne reste entière : comment organiser au mieux l’accueil de ces centaines de milliers de personnes arrivant en Europe ?

Une population réactive

Si les autorités hongroises ont exprimé clairement leur refus de prendre une part de responsabilité dans la gestion de ce moment historique pour la construction européenne, ce n’est pas le cas d’une partie de la population qui a su se mobiliser pou

r venir en aide aux milliers de personnes qui, jusqu’au 14 septembre 2015, ont traversé le pays. À Budapest en particulier, nombreux sont ceux qui, spontanément, sont venus à la gare de Keleti, apportant vêtements, bouteilles d’eau, tentes, nourriture pour soutenir les Syriens en attente d’un train vers l’Autriche. Après nombre de protestations, les autorités ont fini par installer des toilettes supplémentaires devant la gare… Des volontaires hongrois et internationaux se sont investis plusieurs jours durant pour récolter des fonds.

Les bénévoles de l’association MIGSZOL (Migrant Solidarity Group of

 Hungary)[8], par exemple, qui compte parmi ses membres aussi bien des immigrés, des réfugiés que des Hongrois, ne ménagent pas leurs efforts, depuis quatre ans, pour attirer l’attention de l’opinion publique hongroise sur le sort des réfugiés en Hongrie. Les volontaires de MIGSZOL se rendent régulièrement dans les principaux camps de réfugiés de Hongrie (Bickse, Röszke), recueillent des témoignages, enseignent la langue hongroise aux migrants et aux réfugiés, et organisent des événements destinés à éveiller l’opinion publique à cette cause urgente. Cela été le cas, notamment, avec le concert organisé le 12 septembre 2015 devant la gare de Keleti, sous la bannière « Welcome refugees » avec pour invités-vedettes des chanteurs et musiciens roms. Les activistes de MIGSZOL instruisent aussi des cas de regroupement familial et soutiennent les travailleurs sociaux en contact direct avec les réfugiés.

Bénévoles de l'association Migszol, Gare de Keleti, 12 septembre 2015 (© Assen SLIM)

Persuadés que l’Europe est à un tournant de son histoire et qu’il est urgent d’en saisir les enjeux, ils s’insurgent contre ce qu’ils perçoivent comme une courte vue de la part du gouvernement hongrois. Arguant du niveau d’instruction des arrivants, ils voient dans ces arrivées l’occasion de revitaliser un projet européen qui semble à bout de souffle et affirment leur conviction : au vu de sa grande histoire, la Hongrie a le potentiel d’être l’un des moteurs de ce nouveau projet.

Notes :
[1] AFP, 13 septembre 2015 (19h41).
[2] AFP, 15 septembre 2015 (16h46).
[3] Viktor Orbán, « La mise en place d’une protection de la frontière avec la Serbie a rempli nos objectifs. Il est de notre devoir d’en faire autant à la frontière avec la Croatie », AFP, 25 septembre 2015 (16h14).
[4] Qualificatifs utilisés par Károly Kontrát, secrétaire d’État au ministère hongrois de l’Intérieur.
[5] Le Monde, 16 septembre 2015.
[6] Erdő Péter, «Embercsempésszé válnánk, ha befogadnánk a menekülteket» («Nous serions des trafiquants d’êtres humains si nous recevions les réfugiés»), Keresztény mandiner, 3 septembre 2015.
[7] Le Monde, 15 septembre 2015.
[8] Association hongroise MIGZSOL.

Vignette : Manifestation devant la gare de Keleti, "Welcome Refugies", le 12 septembre 2015 (photo: © Assen Slim).

* Assen SLIM est Enseignant-chercheur à l’INALCO et à l’ESSCA. Voir Blog.
** Robert RAHNER est Coordinateur académique à l’ESSCA – École de Management, Budapest.

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