Affaire Skripal et guerre froide : le retour des espions, à flanc renversé

L’affaire Skripal survenue en mars 2018 a marqué le retour des espions au centre de l’attention internationale. Interprétée comme le symptôme d’une nouvelle guerre froide entre Moscou et l’Occident, elle révèle avant tout le rôle attribué aux agents russes dans un contexte stratégique en pleine mutation.


Capture d’écran de l’interview accordée par Alexandre Petrov et Rouslan Bochirov à RT« Guerre froide, le retour ? » titrait en octobre 2018 un édito de Courrier international(1) résumant parfaitement dans son accroche (« Affaire Skripal, cyberattaques, courses à l’armement… Sommes-nous à l’aube d’un nouveau conflit entre l’Occident et la Russie ») le traitement médiatique réservé à la détérioration des relations entre Moscou et l’Ouest depuis quelques années. L’empoisonnement de l’ancien agent double Sergueï Skripal en mars 2018 sur le sol britannique n’est pas étranger au regain de ces tensions. Il est même tentant de voir dans l’affaire Skripal, qui met en jeu un ex-espion russe passé du côté britannique et victime d’une substance originellement élaborée dans les années 1970 et 1980 par des laboratoires soviétiques, la réminiscence d’un conflit ayant opposé pendant plus de quarante ans le bloc occidental au bloc soviétique.

La pertinence d’un tel parallèle peut toutefois être discutée. Dans un contexte stratégique marqué par la reconfiguration des alliances, l’effritement des solidarités occidentales et l’utilisation de nouvelles armes de déstabilisation, l’affaire qui a contribué à placer les services d’espionnage russes sous le feu des projecteurs, met aussi en lumière le rôle nouveau qui semble leur être dévolu à l’ère de l’information.

Un parfum de Guerre froide

Le 4 mars 2018, l’ancien officier de renseignement russe réfugié en Grande-Bretagne Sergueï Skripal et sa fille Ioulia sont retrouvés inconscients sur un banc du centre commercial de la ville de Salisbury, au sud de l’Angleterre. Leur exposition au novitchok, un agent innervant hautement toxique, marque le début d’une affaire aux multiples rebondissements, qui va tenir en haleine tant l’opinion que les médias internationaux. Matérialisée par des mesures d’expulsion croisées, la crise diplomatique opposant la Grande-Bretagne et les puissances occidentales à la Russie se cristallise autour du refus exprimé par le Kremlin de reconnaître son implication dans l’empoisonnement dont il est publiquement accusé. Elle prend un nouveau tournant en septembre 2018, lorsque Scotland Yard dévoile l’identité de deux agents russes voyageant sous une fausse identité, Alexandre Petrov et Rouslan Bochirov, suspectés d’avoir commis l’empoisonnement. Lors d’une interview accordée à Margarita Simonian pour l’antenne russe de RT(2) – chaîne directement financée par le Kremlin – et interprétée en Occident comme une nouvelle provocation, les deux hommes réfutent ces accusations en affirmant s’être rendus à Salisbury en tant que simples touristes.

L’affaire Skripal, dans la mesure où elle fait écho à d’autres morts suspectes survenues sur le territoire britannique – notamment celle d’Alexandre Litvinenko, ex-agent du KGB puis du FSB mort en 2006 des suites d’un empoisonnement au polonium 210 – n’est pas une première. Elle se distingue pourtant par le traitement médiatique dont elle a fait l’objet, beaucoup d’organes de presse l’ayant interprétée comme le signe d’une nouvelle Guerre froide opposant la Russie à l’Occident. L’affaire, il est vrai, a tout pour favoriser cette analyse. D’une part, elle met en jeu un ancien agent du GRU (Direction générale des renseignements de l'État-Major des Forces armées de la Fédération de Russie) recruté par les services de renseignement britanniques en 1995, puis condamné en Russie en 2006 avant d’être échangé en 2010, dans le cadre du « Programme des illégaux », contre dix agents russes arrêtés aux États-Unis. D’autre part, elle fait intervenir une substance cinq à dix fois plus létale que les autres agents innervants connus (tels que le gaz sarin ou l’agent VX), initialement conçue dans les laboratoires soviétiques afin d’échapper aux réglementations de l’Organisation pour l’interdiction des armes chimiques (OIAC).

Il ne faudrait pourtant pas s’y tromper : s’il émane de l’affaire Skripal un trop indéniable parfum de Guerre froide, elle s’inscrit dans un contexte stratégique en profonde mutation.

Réactivation de la logique d’affrontement entre Russie et Occident

Le parallèle avec la Guerre froide, immédiatement et aisément tracé, s’explique par le fait que l’affaire Skripal intervient dans un contexte de regain des tensions entre la Russie et l’Occident : annexion de la Crimée, sanctions imposées à Moscou par l’UE et les États-Unis, soupçons d’ingérence russe dans les élections américaines, cyberattaques, course à l’armement relancée entre Vladimir Poutine et Donald Trump… sont autant de menaces perçues comme propices à réactiver une logique d’affrontement entre le Kremlin et les puissances occidentales. Le recours à une rhétorique de plus en plus belliciste, outre la référence au rapport de force qui s’était instauré après la Seconde Guerre mondiale entre les États-Unis et l’URSS et jusqu’à la chute de cette dernière, fait donc signe vers un climat international tendu, laissant redouter l’éclatement d’un affrontement ouvert.

Est-il pour autant pertinent d’utiliser cette notion de Guerre froide hors de son ancrage historique ? Le concept, en effet, se fondait sur une opposition binaire entre deux blocs, chacun soudé par un ciment idéologique qui contribuait à laisser envisager leur confrontation comme inévitable à terme. L’effondrement de l’URSS, en donnant le jour à quinze républiques indépendantes, a profondément modifié l’équilibre des forces sur l’échiquier mondial en reconfigurant les systèmes d’alliances. Puis l’élection de Donald Trump à la tête des États-Unis en novembre 2016 a eu pour effet de mettre au jour la nature relative, voire instable, de ces alliances. En sommant les alliés européens de l’Alliance atlantique d’augmenter leurs contributions au budget de l’OTAN, qualifié de « fardeau », le nouveau locataire de la Maison blanche a mis en avant l’idée de rentabilité des alliances et instauré le doute sur l’inconditionnalité du principe de défense collective. Au moment où les institutions multilatérales font l’objet d’une contestation croissante émanant de ceux-là mêmes qui les ont longtemps portées et où les solidarités occidentales se délitent, l’incertitude est de mise. Dans un contexte de tensions multiformes, la notion de nouvelle guerre froide semble, elle, perdre de sa pertinence.

Par ailleurs, l’époque actuelle se distingue par l’utilisation de nouveaux outils de déstabilisation. À l’ère d’Internet et de la société de l’information, les moyens permettant de multiplier les provocations en restant dans une zone grise, au sein de laquelle il est difficile de déterminer avec précision la source de l’agression, viennent encore complexifier le jeu international. Dans une interview accordée au journal autrichien Die Presse en août 2018, Andreï Kortounov, directeur du Conseil russe pour les affaires internationales (Russian Council), l’un des principaux think-tanks russes, confiait : « Si je devais comparer l’époque actuelle à une autre, ce serait avec le début de la Guerre froide, les années 1950. Aucun des camps ne connaissait les règles du jeu, il n’y avait pas de lignes rouges, pas de structures de contrôle des armements. [...] Cette première période était dangereuse parce que les deux camps testaient leurs limites .»(3) La mutation des alliances, l’utilisation de nouvelles armes questionnant la notion même de ligne rouge sont en effet autant d’éléments venant conforter cette analyse. L’affaire Skripal, par son retentissement médiatique et diplomatique, a été un formidable coup de sonde porté dans un monde où les limites ne cessent d’être déplacées.

Être espion à l’ère de l’information

Dans la lignée du cas Skripal, les affaires d'espionnage se sont multipliées, de sorte que les agents russes font désormais régulièrement la Une de la presse internationale. À la suite de la divulgation de la véritable identité des suspects impliqués dans l’empoisonnement de S. Skripal par le magazine The Insider – deux agents russes travaillant pour le GRU – les révélations se sont succédé à un rythme soutenu. Les plus récentes sont à mettre au compte des Pays-Bas, qui ont annoncé en octobre 2018 avoir expulsé quatre agents du GRU pris en flagrant délit de tentative de piratage du réseau informatique de l’OIAC.

Ces annonces semblent mettre en lumière les failles des services de renseignement russes. Ces derniers, selon plusieurs analystes(4), auraient échoué à protéger ce qui garantit pourtant le succès de leur mission : la confidentialité de leurs cibles et l’anonymat de leurs agents.

À contrepied de cette analyse, Simon Kuper, journaliste et auteur britannique, livre un point de vue original sur la question. Pour lui, « l’agression contre Sergueï Skripal, agent double mineur et à la retraite, est avant tout une opération de relations publiques. [...] Comme les espions fascinent le public, le message est entendu. La Russie montre une volonté de plus en plus délibérée de créer un climat de paranoïa. Aujourd’hui les espions russes sont faits pour être vus ».(5) Vladimir Poutine, qui a fêté en grande pompe le centenaire du GRU en novembre 2018, aurait pris conscience que ce qui importe dans l’espionnage moderne, c’est avant tout la réaction du public, des médias et des hommes politiques. À l’ère de la guerre de l’information, ce n’est plus le renseignement apporté mais le message divulgué qui primerait. Armes de pointe de la nouvelle stratégie de déstabilisation d’un Kremlin qui multiplie les démentis tout en s’attachant à se montrer menaçant, les bons espions – à l’inverse de leurs confrères de la Guerre froide – seraient désormais les espions démasqués.

Notes :

(1) Courrier international, 18 octobre 2018.

(2) Voir « Les suspects de l’affaire Skripal se confient à RT », sur la chaine Youtube de RT France.

(3) Andrey Kortunov, Die Presse, 9 août 2018.

(4) Isabelle Mandraud, « Des dizaines d’agents du renseignement militaire russe démasqués », Le Monde, 19 novembre 2018.

(5) Simon Kuper, « Russia, Skripal and the reality of modern-day spying », The Financial Times, 22 mars 2018.

 

Vignette : Capture d’écran de l’interview accordée par Alexandre Petrov et Rouslan Bochirov à RT.

 

* Mathilde CAMUS est étudiante de Master 2 Relations internationales, INALCO. Elle travaille en particulier sur l’espace post-soviétique et les stratégies d’influence dans la sphère de l’information et a consacré son mémoire de Master à « La stratégie d’influence russe à destination des pays d’Europe occidentale. Le cas de RT et Sputnik ».

 

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