Albanie: La scolarisation des enfants à besoins éducatifs particuliers

En Albanie, si une loi autorise désormais tous les enfants à besoins éducatifs particuliers à s’inscrire dans les structures scolaires ordinaires, seule une petite minorité en profite. Même si les comportements d’exclusion diminuent, la situation de ces enfants demeure extrêmement précaire.

 


statue d'enfants jouant, photo prise par Céline Bayou à SofiaL’Albanie est le pays le plus jeune d’Europe (40 % des 3,5 millions d’habitants a 18 ans ou moins) et accorde depuis longtemps une importance cruciale à l’éducation (aujourd’hui, le taux d’alphabétisation y est de 98 %). En son temps, le régime communiste a considéré l’éducation comme un outil majeur pour construire un État socialiste et, dès 1946, toutes les écoles ont été soumises à l’autorité de l’État, l’élimination de l’analphabétisme étant dès lors déclarée comme objectif primordial. Depuis 1991, les gouvernements successifs ont eux aussi envisagé l’éducation comme un levier essentiel pour aider le pays à sortir de son isolement culturel, politique et économique. À l’instar de nombreuses autres démocraties émergentes, l’Albanie voit donc l’éducation comme un élément central pour bâtir une société nouvelle.

Mais son passage d’un régime totalitaire vers une société démocratique a été entravé par l’instabilité politique et économique[1]. En conséquence, depuis les années 1990, 1 736 écoles maternelles ont été fermées (dont 72 % dans des zones rurales) et 15 000 enseignants de maternelle renvoyés. En 2003, 44 % seulement des enfants fréquentaient l’école maternelle contre la totalité de cette classe d’âge durant la période communiste. Des écoles primaires et secondaires sont en train d’être reconstruites, mais les matériaux sont obsolètes et, bien souvent, les méthodes d’enseignement ne sont pas axées sur les besoins de l’enfant. De fait, beaucoup de jeunes abandonnent l’école.

Pourtant, et en dépit du manque de ressources financières, le ministère de l’Éducation et des sciences cherche en permanence à améliorer la qualité des écoles et à introduire de nouvelles méthodes d’enseignement. L’Albanie a démontré son engagement en ratifiant la Convention internationale des droits de l’enfant dès 1992. Les autorités souhaitent en outre réaliser les objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) adoptés en 2000 lors du Sommet du millénaire organisé par les Nations unies. Le gouvernement s’est ainsi engagé à atteindre « l’éducation pour tous » d’ici 2015 et a déboursé des fonds plus importants pour atteindre des objectifs spécifiques[2]. En matière de santé, des progrès réels ont été réalisés, mais le pays a toujours le taux de mortalité infantile le plus élevé d’Europe et la population rencontre des difficultés nutritionnelles liées à la pauvreté[3].

Quelles dispositions pour les enfants à besoins éducatifs particuliers ?

Une loi de 2012 autorise désormais les enfants à besoins éducatifs particuliers[4] à s’inscrire au sein des structures scolaires ordinaires, démarche qui n’allait pas de soi tant à l’époque communiste que pendant la transition politique des années 1990. Après une période d’exclusion totale de la sphère publique pendant les deux décennies qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, les premières tentatives de scolariser ces enfants ont eu lieu dans la première moitié des années 1960 et ont concerné avant tout les enfants malvoyants et malentendants. Cet engagement a fini par aboutir à l’ouverture de l’Institut national à Tirana qui s’est divisé en deux institutions, chacune réservée à un des handicaps. Puis, dans les années 1970/1980, des écoles spécialisées avec une offre éducative spécifique ont été ouvertes pour lutter contre l’abandon scolaire, fréquent chez les enfants à besoins éducatifs particuliers (et ce, en dépit de l’obligation scolaire)[5].

Depuis, selon un rapport de l’Unesco (2007) portant sur l’Albanie, le programme national de l’enseignement obligatoire élaboré par l’Institut des programmes et des normes a été amélioré. L’offre éducative a été adaptée à la diversité des élèves et leur parcours scolaire individualisé selon leurs besoins et difficultés (conformément au programme, 15 à 20 % du temps total des heures enseignées peut y être consacré). Mais, si ces modifications sont positives, d’autres mesures sont nécessaires, notamment la formation des enseignants à tous les niveaux scolaires pour les rendre aptes à dispenser un enseignement axé sur les besoins particuliers des élèves tout au long de leur parcours scolaire. Dans ce contexte, l’Institut des programmes et des normes doit jouer pleinement son rôle et mettre à la disposition des enseignants des supports pédagogiques adaptés. Se pose également la question majeure de l’élaboration par l’enseignant d’un projet personnalisé de scolarisation qui encadre le déroulement de la scolarité et les actions pédagogiques, psychologiques, éducatives, sociales, répondant aux besoins particuliers de l'élève.

Stigmatisation sociale et méthodes inclusives

Malgré une offre éducative mise à la disposition des enfants à besoins éducatifs particuliers à l’époque communiste, celle-ci était sans doute trop limitée pour que ne perdurent pas des préjugés stigmatisant ces jeunes et qui ont peu à peu défini les rôles sociaux et les espaces « adéquates » réservés à ces enfants. Bien des enfants ont ainsi vécu isolés voire, dans certains cas même, ont été séparés de leur famille. Les enfants trisomiques étaient ainsi « absents » du cercle des autres enfants, alors que la présence de ceux ayant des handicaps physiques a été plus facilement « tolérée ». Cette démarche trouve ses origines dans les théories pédagogiques de la « défectologie », développées par les psychologues soviétiques[6].

Les enfants aux comportements très difficiles ou considérés comme ayant une personnalité antisociale ont ainsi été traités comme des criminels mineurs et élevés, le cas échéant, dans des maisons de correction situées en dehors des villes, qualifiées par la société albanaise de « colonies ». Au sein du système éducatif ordinaire, aucun traitement adapté n’était offert, puisque les problèmes n’étaient pas considérés comme des « insuffisances » biologiques mais plutôt comme des déficiences de nature sociale, légale et idéologique. Un enfant qui n’était pas obéissant ne se rebellait pas seulement contre l’enseignant mais également contre l’État-parti lui-même.

Dans les années 1990, une diminution des attitudes d’exclusion a pu être observée parmi les professionnels de l’éducation, au sein des institutions et de la société elle-même. En 1994-1996, sous la pression des parents, l’ONG britannique Children’s Aid Direct en coopération avec le Département d’éducation à Tirana et l’Association nationale des parents d’enfants mentalement handicapés ont lancé un processus d’intégration dans des crèches de la capitale. En 1996, pour la première fois, les programmes de l’éducation nationale ont souligné « la nécessité de l’intégration des élèves à besoins éducatifs particuliers aux structures scolaires ordinaires en tant que processus contemporain », sans donner de solutions pratiques. En 1997/1998, le Centre pour le développement de l’enfant de Tirana a lancé un processus d’intégration d’un certain nombre d’enfants aux écoles de la capitale (il s’agissait d’enfants malentendants, autistes, TDHA –trouble du déficit de l'attention avec hyperactivité–, ayant des difficultés psychomotrices, etc.)

Toutefois, aujourd’hui, 10 à 11 % seulement des 11 000 enfants estimés en Albanie comme étant concernés peuvent s’appuyer sur cette offre de l’éducation nationale, et cela en dépit de l’obligation légale des écoles d’accepter tous les enfants ayant moins de 18 ans. Une étude quantitative et qualitative portant sur les enfants à besoins éducatifs particuliers[7], qui rassemble les points de vue des enfants, des parents, des organisations gouvernementales et des ONG, met en évidence le fait que leur situation demeure, dans la majorité des cas, extrêmement précaire. En dépit d’un certain engagement de la part des autorités publiques et des réseaux familiaux qui sont un véritable soutien, les préjugés contre ces jeunes –tout comme contre les adultes– demeurent énormes[8].

La législation en matière d’éducation adoptée en 2013 par le Parlement ne reconnaît ni définit les besoins émotionnels comme une catégorie distincte des besoins particuliers. En outre, beaucoup d’enfants à besoins éducatifs particuliers ne disposent tout simplement pas d’un diagnostic médical leur permettant de profiter d’une offre scolaire adaptée parce que leurs parents refusent d’admettre publiquement ce handicap. Les parents, en particulier ceux qui appartiennent aux classes moyennes, résistent aux psychologues des écoles quand ils identifient leurs enfants comme des élèves à besoins particuliers. Leurs réactions peuvent être très émotionnelles, accusant les psychologues d’outrepasser leur rôle en qualifiant leur enfant de « normal » ou d’« anormal ».

À présent, l’intégration de ces élèves dans les écoles publiques n’est pas un processus en phase d’accélération et peu d’enfants en profitent, alors que la pression des parents sur les autorités publiques avait rendu cette démarche possible. De fait, beaucoup d’enfants abandonnent encore l’école après le primaire ou en seconde.

Le ministère albanais de l’Éducation et des sciences a bien élaboré une stratégie nationale pour les enfants à besoins particuliers pour la période 2005-2013. Il développe également une politique en faveur de l’enseignement inclusif qui se traduit notamment par la mise en place de 90 crèches et 100 écoles « inclusives ». Cette démarche, accompagnée par le gouvernement sur le plan financier, est présentée comme parmi les plus importantes actuellement dans le domaine de l’éducation en Albanie. Mais, si l’objectif est la mise en place d’un enseignement pour tous[9], les écoles ordinaires travaillent en général avec des classes de 25 à 40 élèves. Autant dire que l’éducation pour les élèves sans besoins particuliers n’est pas encore vraiment assurée en Albanie.

Notes :
[1] M. Conelly, Albania. In the World Education Encyclopedia: a Survey of Educational Systems Worldwide, Vol.1, 2e édition, Gale Group, 2002.
[2] Albania National Report on Progress toward Achieving the Millennium Development Goals, édition spéciale, 2010. UN Albania.
[3] UNICEF Albaniahttps://www.unicef.org/
[4] En France, la notion d’« élèves à besoins éducatifs particuliers » est récente. Elle recouvre une population d'élèves très diversifiée : handicaps physiques, sensoriels, mentaux ; grandes difficultés d'apprentissage ou d'adaptation ; enfants intellectuellement précoces ; enfants malades ; enfants en situation familiale ou sociale difficile ; mineurs en milieu carcéral ; élèves nouvellement arrivés en France ; enfants du voyage…
[5] V. Nano, Albanian Schools in the Integration Process: A Study on the Integration of Children with Disability in Regular Schools, Albanian Disability Rights Foundation, Tirana, 2002.
[6] The Great Soviet Encyclopedia, 3e édition (1970-1979), The Gale Group Inc., 2010.
[7] A. Closs, V. Nano, E. Ikonomi, "I am like you: An Investigation into the Position of Children with Disabilities in Albania", Save the Children, Tirana, 2003.
[8] Respect of the Rights of People with Intellectual Disabilities in the Areas of Social Services, Health Care, Education, Employment and Vocational Training, Albanian Disability Rights Foundation, Tirana, 2006.
[9] Ministère de l’Éducation et des sciences, National Strategy on People with Disabilities, MES, Tirana, 2005.

* Marsel CARA est doctorant à l’Université européenne de Tirana, Albanie.

Traduit de l’anglais par : Daniela Heimerl

Vignette : © Céline Bayou

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